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28/01/2019

Pourquoi il est essentiel de toujours croire en l'Europe

Pourquoi il est essentiel de toujours croire en l'Europe
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Le monde redevient bipolaire, la Chine prenant la place de l'URSS face aux Etats-Unis. Cette nouvelle situation rend le projet européen plus pertinent que jamais… au moment où il est le plus menacé.

L'Europe se trouve aujourd'hui confrontée à un double défi existentiel. Le premier est externe et de nature essentiellement géopolitique. Le second est interne et de nature politique et sociale. La géopolitique conduit l'Europe à s'unir toujours davantage. La politique rend cette évolution plus difficile que jamais. Comment transcender ce dilemme ? C'est la question à laquelle les Européens vont devoir répondre dans les semaines qui viennent.

Dans un monde que beaucoup s'attachent encore à décrire comme apolaire, une nouvelle bipolarité est en train, lentement mais irrésistiblement, de s'imposer. La Russie peut marquer des points au Moyen-Orient, tisser des liens sur le continent africain, soutenir "le régime légitime" de Maduro au Venezuela, elle n'a pas les moyens de redevenir ce qu'était hier l'URSS. C'est la Chine qui a de facto pris sa place aux côtés des Etats-Unis. L'Europe ne figure pas dans la "Cour des grands", ce qui ne signifie pas qu'elle ne doive pas exister sur le plan international. C'est même exactement le contraire.

Un réel poids géopolitique

Aujourd'hui, les deux pays qui constituent la plus sérieuse menace pour l'Europe, tant sur le plan commercial que technologique, - deux domaines essentiels - sont précisément les Etats-Unis et la Chine. L'Amérique n'est plus la protection stratégique qu'elle était et se comporte de manière de plus en plus agressive sur le plan commercial et prétendument juridique.

L'Europe fait preuve de résilience et possède un réel pouvoir de dissuasion, qui surprend ses adversaires et rivaux.

C'est précisément dans ces derniers domaines que l'Europe fait le poids. Quand elle reste unie pour imposer des sanctions à la Russie de Poutine après l'annexion de la Crimée ou pour garder une position commune face aux manoeuvres de la Grande-Bretagne pour la diviser dans l'après-Brexit, l'Europe existe. Elle fait preuve de résilience et possède ainsi un réel pouvoir de dissuasion, qui surprend ses adversaires et rivaux. On ne peut pas simplement la traiter comme on le ferait d'une mouche sur le revers d'une veste.

"Il y a deux catégories de petits pays en Europe, les petits pays et ceux qui ne savent pas qu'ils sont petits", remarquait l'ancien Premier ministre italien Enrico Letta. A l'heure de Trump et de Xi Jinping, du réchauffement climatique et des défis migratoires, sans oublier bien sûr la lutte contre le terrorisme, l'Europe ne peut exister dans le monde que si elle est unie. Si l'on est optimiste, on peut penser qu'une majorité d'Européens prend lentement conscience de cette réalité.

Rien n'est écrit, mais tout s'accélère

Le problème est que ce premier défi, d'ordre géopolitique, se trouve comme mis entre parenthèses par un deuxième défi, d'ordre interne celui-là. L'Europe peut être perçue, surtout par les Britanniques, comme une alliance classique fondée sur des intérêts communs, elle est aussi, certains diraient surtout, une "Union de valeurs". Et sur ce plan, il existe désormais deux camps en Europe. Les tenants de la démocratie libérale classique paient le prix de l'aveuglement de leurs élites conduisant aux dérives du capitalisme, sinon à celles des processus démocratiques, à l'heure de la mondialisation. L'autre camp, de l'extrême droite à l'extrême gauche, est animé par une volonté de transformer l'Union de l'intérieur, qui cache mal le projet de la détruire.

C'est la simultanéité dans le temps de ces deux défis, externe et interne, qui rend la situation que nous traversons si préoccupante, si passionnante aussi. L'Histoire (avec un grand H) hésite sous nos yeux et peut aller dans une direction comme dans l'autre : le redémarrage ou l'éclatement final du projet européen. Rien n'est écrit, mais tout s'accélère.

S'il existe "une" raison de demeurer optimiste et de croire encore dans l'Europe, c'est bien la résilience du couple franco-allemand. Il constitue, plus que jamais, la meilleure des réponses, sinon la seule, aux défis externe et interne de l'Europe. Les adversaires du projet l'ont bien compris. Ils multiplient à son encontre, comme à l'occasion du traité signé il y a quelques jours à Aix-la-Chapelle, les fausses nouvelles les plus absurdes.

"La propagande est une chose sommaire. Il suffit de dire quelque chose de très gros et de le répéter souvent", faisait dire Jean Anouilh à l'un des héros de sa pièce La Répétition ou l'Amour puni. Mais les personnages d'Anouilh n'avaient pas accès à l'Internet, ne disposaient pas de réseaux sociaux pour démultiplier l'impact de leurs mensonges.

L'Histoire (avec un grand H) hésite sous nos yeux et peut aller dans une direction comme dans l'autre : le redémarrage ou l'éclatement final du projet européen.

En réalité, il n'y a rien de très spectaculaire dans le nouveau traité signé par la France et l'Allemagne. Mais sa portée positive n'est pas seulement symbolique. L'Allemagne s'engage à faire des efforts supplémentaires en matière de sécurité et de défense. Pour comprendre les réticences allemandes dans ce domaine, il faut prendre en compte une réalité historique et psychologique. Ce n'est pas que l'Allemagne se désintéresse du sort du monde, ou qu'elle ne veuille pas compromettre la croissance de son économie par des efforts en matière de sécurité et de défense. Cette deuxième dimension joue incontestablement un rôle, mais devient irresponsable à partir du moment où il est imprudent de compter exclusivement sur les Etats-Unis. Le fait est que l'Allemagne a avant tout peur d'elle-même. Et si elle reprenait goût à la puissance, au sens le plus classique du terme - une passion et un talent qui l'on conduite à sa perte hier ?

Tout autant qu'une réponse aux défis externes, le couple franco-allemand est une réponse aux défis venus de l'intérieur de l'Europe. Il est beaucoup trop tôt pour faire la moindre prédiction sur le résultat des élections européennes de mai. Mais il n'est pas déraisonnable de faire preuve d'un optimisme prudent. Entre les Verts allemands et les centristes français derrière le parti du président Macron, le "camp de la raison", celui des pro-européens, est loin d'avoir perdu la partie. Au pire, les populistes auront autour de 160 sièges au prochain Parlement européen. C'est beaucoup mais ce n'est pas un raz de marée. Le projet européen n'est pas mort. Il vit et fait vibrer encore.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 28/01/19).

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