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24/07/2019

À Bruxelles, enfin une femme… politique !

À Bruxelles, enfin une femme… politique !
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

Chacun l’aura remarqué, Ursula von der Leyen est une femme, et ce n’est certes pas une mince affaire, puisque ce sera la première fois, depuis que la fonction de président de la Commission européenne existe, qu'elle est occupée par une femme. Le symbole est puissant, et, la diversité étant facteur de performance, la parité promise pour le groupe des commissaires eux-mêmes est de bon augure. Mais à bien observer Ursula von der Leyen faire ses débuts sur la scène européenne, et à bien écouter le discours qu’elle a prononcé le 16 juillet dernier devant le parlement dont elle sollicitait les suffrages, c’est une autre rupture qui frappe : la Commission européenne a désormais à sa tête une femme politique. 

Élue "de justesse", "sans enthousiasme", les commentaires désobligeants n’ont pas manqué au lendemain de son élection, et son discours de politique générale a été d’abord analysé comme un exercice d’équilibrisme politique consistant à envoyer des messages à tous ceux dont elle pouvait espérer le soutien ou la clémence. Et c’est bien un premier niveau de lecture possible : le trilliard d’investissements verts pour Emmanuel Macron, le salaire minimum européen pour les sociaux-démocrates, la neutralité carbone pour les Verts, et un discours suffisamment ambigu sur les migrations et le respect de l’Etat de droit pour rallier les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque) sans s’exposer au reproche d’une collusion avec l’extrême-droite. Et pourtant, voir dans le discours d’Ursula von der Leyen un patchwork de propositions visant à rassembler une majorité de bric et de broc est assurément un contresens. La force de ce discours vient au contraire de la vision politique qui le porte, de la cohérence d’une pensée et d’un parcours personnel et politique.

La forme d’abord - parce que la politique, c’est un style, une manière de se présenter et de se mettre en scène, en prétendant incarner non seulement une politique mais un corps politique. C’est un fait, Ursula von der Leyen aime les caméras, et excelle dans l’art du storytelling - et c’est bien ce qu’on lui demande. Elle prononce son discours en trois langues avec une égale aisance. Elle se présente en européenne, qui est née et a grandi à Bruxelles : "J’ai d’abord été européenne avant d’apprendre, plus tard, que j’étais allemande et basse-saxonne. C’est pour cela que la seule chose qui m’importe, c’est d’unir et de renforcer l’Europe".

Voir dans le discours d’Ursula von der Leyen un patchwork de propositions visant à rassembler une majorité de bric et de broc est assurément un contresens.

C’est la bonne chose à dire, et cela sonne juste : il n’y a sans doute pas beaucoup d’hommes ou de femmes politiques européens de premier plan qui aient non seulement fait l’expérience de l’Europe, comme cette fille de haut fonctionnaire européen qui a étudié à la London School of Economics, mais aussi l’expérience de l’international, puisqu’elle a vécu quatre ans en Californie, de 1992 à 1996. Les expatriés savent bien que ce n’est qu’en quittant l’Europe qu’on commence à comprendre à quel point elle existe. "Le monde veut plus d’Europe. Le monde a besoin de plus d’Europe" : voilà une femme qui sait de quoi elle parle. 

Sur le fond, le discours du 16 juillet est tout sauf un patchwork de circonstances. Chacun de ses accents est le reflet d’un engagement personnel d’Ursula von der Leyen au cours de son parcours politique. À commencer par la question de la démographie, sans doute l’un des plus grands défis pour l’Europe, et la grande absente de l’agenda bruxellois jusqu’à l’arrivée d’une ancienne ministre de la famille qui a brisé l’un des tabous les plus forts de son pays en instaurant un congé parental. En évoquant "ces régions d’Europe où des écoles, des hôpitaux ou des entreprises doivent fermer, ressentant les effets concrets des changements démographiques", Ursula von der Leyen parle de la situation allemande, mais son discours trouvera un écho puissant dans les régions d’Europe centrale et orientale frappées par vingt-cinq ans d’émigration massive, aussi bien que dans toutes les "diagonales du vide" de l’espace européen, qui regardent passer les trains de la croissance métropolitaine et comprennent qu’elles n’ont pas d’avenir. Le chantier est immense, et pose la question de la réforme des fonds structurels pour répondre aux nouvelles formes de déséquilibre territorial. 

"The fight for fairness never stops" : les accents sociaux du discours d’Ursula von der Leyen visent bien sûr à panser les plaies social-démocrates, mais elles s’inscrivent à la fois dans le droit fil de la soziale Marktwirtschaft chère aux Allemands ("Ce ne sont pas les citoyens qui sont au service de l’économie. C’est l’économie qui est au service de nos citoyens"), et dans le prolongement d’un combat personnel mené par celle qui a été ministre du travail de la principale économie européenne de 2009 à 2013. Des quotas de femmes dans les conseils d’administration au projet de retraite additionnelle pour les plus modestes, elle n’a pas gagné tous ses combats, mais les a menés avec audace, jusqu’à défier Angela Merkel elle-même. Il n’est pas sûr que le courage politique suffise à permettre que "le travail paie" partout en Europe, mais on peut certainement s’attendre à des initiatives concrètes sur ce terrain. 

La défense de ce modèle social européen n’est pas seulement une question de politique économique, mais aussi de politique internationale. La référence à "ceux qui achètent une influence globale et créent des dépendances en investissant dans des ports et des routes" montre que la nouvelle présidente de la Commission est prête à poursuivre le tournant réaliste amorcé par l’équipe sortante sur la question de la Chine, passée de partenaire et concurrent à "rival systémique". À n’en pas douter, après cinq ans passés au coeur des missions régaliennes en tant que ministre de la défense, en première ligne face à la puissance du pacifisme allemand, Ursula von der Leyen fera de la politique étrangère de l’Union européenne une priorité.

Avec une première proposition sur la table - "avoir le courage de prendre les décisions de politique étrangère à la majorité qualifiée et de les soutenir de manière unanime" -, avec un Haut représentant de l’Union pour la politique étrangères et les affaires de sécurité expérimenté et déterminé, en la personne de Josep Borrell, et avec de nouveaux instruments en matière de défense qui rendent crédible le double engagement de la présidente de la Commission de “garder notre dimension transatlantique et devenir plus européens”. Il ne reste plus qu’à l’expliquer à Washington.

Bruxelles devient un lieu politique, un lieu où s’élabore un "nous" européen, un lieu que commencent à investir les passions politiques.

Devant les députés européens, Ursula von der Leyen prétend donc incarner un corps politique européen, et ainsi conjuguer un "je" qui tire sa force de cette cohérence ("I will stand for…"), et ce "nous" qui manque encore à l’Europe : "None of these options are for us", "Nous voulons le multilatéralisme, nous voulons le commerce juste", "we have to do it the European way", "if we are to go down the European path"… Il y a cinq ans, dans le même exercice, le "nous" de Jean-Claude Juncker était bien différent : "Le 25 mai (2014), les citoyens européens nous ont parlé. Ils nous ont envoyé des messages forts quoique parfois contradictoires. Aujourd’hui, et au cours des années à venir, nous devons leur répondre". Le "nous" dont il est ici question, c’est le "nous" des institutions européennes, le "nous" de la bulle bruxelloise. 

Et le discours est centré sur cet univers clos sur lui-même, dont le citoyen européen est la référence sans cesse invoquée, mais aussi le spectateur impuissant. "Ne fatiguons pas ceux qui nous observent par des débats institutionnels qui nous éloignent de l’essentiel, c’est à dire du citoyen européen", disait Jean-Claude Juncker, qui consacrait pourtant tout le début de son discours de politique générale au système du Spitzenkandidat, et aux pouvoirs relatifs du Parlement, du Conseil européen et de la Commission… "La Commission est politique. Je la veux plus politique. Elle sera très politique" : Jean-Claude Juncker l’avait dit, on attend toujours. Ursula von der Leyen le fera-t-elle ?

Quelque chose, en tous cas, est en train de se passer en Europe, et d’abord en dehors de la bulle bruxelloise. Le rebond du taux de participation aux élections européennes de mai, de 42,6 à 51 %, presque partout en Europe, était déjà le signe que quelque chose se passait dans cet espace politique en devenir. Aujourd’hui, les soubresauts politiques en Italie, où la majorité se déchire autour du soutien de Cinque Stelle à la nouvelle présidente de la Commission, sont aussi le signe de cette réalité nouvelle en train de naître : Bruxelles devient un lieu politique, un lieu où s’élabore un "nous" européen, un lieu que commencent à investir les passions politiques. Macron, mais aussi Salvini et Orban n’y sont pas pour rien. Ni Angela Merkel, qui, à travers Ursula von der Leyen, offre à l’Europe un programme politique, en même temps qu’elle dessine l’avenir de son propre parti, en route vers une alliance avec les Verts. Se pourrait-il que l’on se passionne pour la politique bruxelloise dans les cinq années à venir ? Et se pourrait-il qu’on y envoie enfin, pour agir, les meilleurs d’entre "nous" ?

 

Copyright : LUDOVIC MARIN / AFP

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