Au Proche-Orient, le Covid-19 ne semble pas pour l’instant avoir modifié les équilibres ou les déséquilibres antérieurs. On devrait cependant assister à un affaiblissement durable des pays producteurs de pétrole et la région devrait subir le contrecoup des changements d’équilibres globaux : essoufflement de la Russie, moindre engagement américain, montée, là comme ailleurs, de la Chine. Il faut par exemple se préparer au scénario d’une Chine plus influente dans le Golfe (liens renforcés à la fois avec l’Arabie Saoudite et avec l’Iran) et plus présente en Irak et sur la rive sud de la Méditerranée (Égypte, Algérie). Notons aussi l’asymétrie croissante entre un Iran très durement (et durablement) touché, et un Israël maîtrisant parfaitement la crise (encouragé de ce fait à passer aux actes sur l’annexion de la vallée du Jourdain ?).
Parmi les grandes puissances, la Russie présente un cas particulier : les dirigeants russes ont fait dans l’immédiat, malgré certaines tensions dues à la gestion de la pandémie, le choix de "coller" à l’attitude offensive de la Chine. Ils veulent voir pour la suite dans l’intensification de la compétition sino-américaine une opportunité de triangulation favorable à leur jeu diplomatique. Cependant, l’effet cumulé de la baisse des prix du pétrole, du hold-up constitutionnel de Vladimir Poutine et de la dépendance accrue du pays à l’égard de Pékin devrait progressivement modifier la trajectoire de la Russie : sans perdre sa capacité de nuisance extérieure, celle-ci pourrait connaître un nouveau stade dans son processus d’affaiblissement global.
De manière générale, nous pouvons considérer avec Bruno Tertrais que le Covid-19 constitue une "épreuve de faiblesse" et non une épreuve de force : aucune puissance ne sortira renforcée de la crise, mais certaines seront plus affaiblies que d’autres. Au moment où cette note est rédigée, quatre des BRICS (Russie, Brésil, Inde, Afrique du Sud) paraissent mal en point tandis que les "contre-modèles asiatiques" (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Taïwan) ont le vent en poupe. Au total, on ignore en fait quelle nouvelle hiérarchie des puissances pourrait émerger du séisme en cours. La seule certitude est que les crises les plus menaçantes pour les intérêts de la France n’ont connu aucun répit (Levant, Libye, Sahel). À la faveur ou non de la crise, un nouveau danger s’est précisé pour notre sécurité : celui d’un contrôle russo-turc de la Libye, qui comporte de nombreuses implications, y compris en termes migratoires.
Une seconde inconnue : l’élection présidentielle américaine
Le rendez-vous du 3 novembre 2020 aurait été de toute façon un tournant dans les affaires du monde. Les enjeux qu’il comporte sont encore accrus par la crise du Covid-19. Ce n’est qu’après l’élection présidentielle américaine de novembre que l’on pourra avoir une image plus précise du paysage dévasté laissé derrière lui par le virus clarificateur.
La crise, se combinant maintenant avec les manifestations antiracistes, a apparemment rendu plus incertaine la réélection de Donald Trump. Elle a aussi achevé de faire de la rivalité avec la Chine un sujet central de la bataille présidentielle. Toutes les analyses convergent sur le fait qu’en cas de victoire de Joe Biden comme de réélection de Donald Trump, la compétition entre les deux nouveaux Grands restera l’axe dominant de la politique étrangère américaine. Le Proche-Orient continuera de passer au rang de seconde ou troisième priorité aux yeux de Washington. D’autres éléments de continuité paraissent probables tels qu’une tendance au protectionnisme ou le refus de principe des interventions militaires sur des théâtres extérieurs.