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04/12/2025
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[Le monde vu d’ailleurs ] - Ukraine, Russie : les Européens sur deux fronts

[Le monde vu d’ailleurs ] - Ukraine, Russie : les Européens sur deux fronts
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères
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Le monde vu d'ailleurs

Le plan de paix américano-russe, corrigé autant que possible par les Européens et les Ukrainiens auxquels il a été imposé, est négocié à Moscou par les émissaires américains. Au-delà de cette échéance, où en est l'Europe face à la menace russe et au soutien à l'Ukraine ? Désengagement des Américains, statut des actifs russes gelés, avatars de la guerre hybride, garanties de sécurité, désinformation ... Face aux divisions internes et aux menaces grandissantes, la zone entre guerre et paix s'amenuise

En préambule à une longue réunion au Kremlin, le 2 décembre, avec les émissaires américains Witkoff et Kushner, qui n’a pas marqué d’avancée dans les discussions de paix sur l’Ukraine, le Président Poutine a menacé de couper son accès à la Mer Noire, il a jugé les Européens "du côté de la guerre", et rejeté leurs amendements, "totalement inacceptables", au plan en 28 points, il leur a aussi adressé un avertissement : "nous ne voulons pas la guerre avec l’Europe, je l’ai déjà dit cent fois. Mais si l’Europe veut subitement nous combattre, nous sommes prêts dès maintenant".

Les Européens face au désengagement des États-Unis

Le très contesté plan de paix russo-américain en 28 points, modifié depuis, qui ambitionnait de mettre un terme aux hostilités en Ukraine a "douloureusement mis en lumière la faiblesse de l’Europe", souligne Nigel Gould-Davis. Plutôt que son "autonomie stratégique", l’UE a souligné sa dépendance à l’égard des États-Unis. Alors même qu’ils sont désormais au premier rang de l’assistance économique et militaire à Kiev, les Européens ne jouent sur le plan diplomatique qu’un rôle mineur et leur contribution se limite à amender le projet russo-américain, souligne l’expert de Chatham House. Ce plan élaboré par Steve Witkoff et Kirill Dmitriev est aussi l’illustration d’une nouvelle réalité en matière de résolution des conflits, observe Stefan Meister. Ce ne sont plus les diplomates qui discutent de la paix et de la guerre, mais des émissaires sans expérience de la négociation, qui ont une approche transactionnelle, et n’impliquent pas les parties directement concernées (Ukraine, UE). Il est clair pour ce spécialiste de l’Europe centrale et orientale que Donald Trump n’est pas l’allié des Européens, qu’il tente de conclure des accords économiques à leur détriment, accepte le retour des sphères d’influence en Europe et qu’il instille le doute sur son attachement à la défense collective occidentale. Un "point bas" dans les relations avec les États-Unis est atteint, écrit-il, les Européens en sont réduits à tenter de "limiter les dégâts". L’expert de la DGAP [Conseil allemand des relations étrangères, think tank] les invite à élaborer avec Kiev leur propre plan de paix, afin d’éviter l’émergence d’un "État croupion" ou d’une "zone grise" au voisinage immédiat de l’UE, ce qui constituerait un "cauchemar sécuritaire" pour l’UE.

Ce ne sont plus les diplomates qui discutent de la paix et de la guerre, mais des émissaires sans expérience de la négociation, qui ont une approche transactionnelle, et n’impliquent pas les parties directement concernées (Ukraine, UE).

Quelques jours après la révélation du plan en 28 points et à l’issue des entretiens en Floride des délégations américaine et russe, "Zelensky se tourne vers l’Europe", remarque le New York Times, pour tenter de peser sur les négociations de paix. À Paris, il a été chaleureusement accueilli par le Président Macron, qui a réitéré l’engagement européen à soutenir l’Ukraine et rappelé qu’elle seule est en droit d’accepter des cessions de son territoire.

C’est la dixième visite en France du président ukrainien, note la FAZ, la précédente remontant à moins de deux semaines. Elle intervient dans un contexte intérieur compliqué pour Volodymyr Zelensky, relève le quotidien, dont l’entourage immédiat est impliqué dans un vaste scandale de corruption. Il s’agissait pour les deux présidents de se concerter sur la suite des négociations et de fixer des "lignes rouges", explique le quotidien. La France étant aussi l’une des "chevilles ouvrières" de la "coalition des volontaires" qui rassemble 35 pays, de nombreux dirigeants européens ont été associés à distance aux discussions, Emmanuel Macron a annoncé que l’élaboration des "garanties de sécurité" accordées à l’Ukraine après la fin des hostilités était achevée et que des discussions auraient lieu prochainement avec une délégation américaine pour préciser la participation des États-Unis à la mise en œuvre de ces garanties. Il y a quelques jours et pour la première fois, souligne la FAZ, le Secrétaire d’État américain a pris part à une réunion de cette "coalition". En revanche, relève le Spiegel, Marco Rubio ne participe pas à la réunion ministérielle de l’OTAN, qui doit traiter de l’aide à l’Ukraine. L’hebdomadaire juge surprenante l’explication avancée par le Département d’État ("il serait totalement irréaliste de s’attendre à ce qu’il soit présent à chaque réunion"). L’absence à une réunion ministérielle de l’Alliance du responsable de la diplomatie américaine est très inhabituelle, souligne le Spiegel, qui y voit un signe supplémentaire de la prise de distance de l’administration Trump par rapport à l’OTAN. Dans le projet Witkoff-Dmitriev, observe l’hebdomadaire, les États-Unis se présentent non comme membres de l’Alliance, mais curieusement comme un médiateur qui se fixe pour objectif de promouvoir un dialogue sur les questions de sécurité entre l’OTAN et la Russie.

La désunion occidentale affaiblit l’Ukraine

Devant le Parlement européen, Ursula von der Leyen a relevé le paradoxe d’une UE directement concernée mais peu impliquée dans le règlement sur l’Ukraine. Or, a expliqué la présidente de la Commission, la mise en œuvre d’un éventuel traité de paix incombera en grande partie à l’UE et aux partenaires de l’OTAN, qu’il s’agisse des garanties de sécurité, des sanctions, du financement de la reconstruction, de l’intégration de l’Ukraine dans le marché unique ou de son adhésion à l’UE. Le New York Times et la FAZ ont tenté de reconstituer la séquence qui a vu les Européens, pris au dépourvu par la publication par le site Axios du plan en 28 points, se mobiliser pour tenter de modifier son contenu et peser sur la négociation. Selon Bronwen Maddox, la directrice de Chatham House, quel que soit son sort, le "plan en 28 points" constitue un "moment décisif dans cette guerre", les gouvernements européens doivent désormais partir du principe que "les États-Unis veulent se désengager de l’avenir de l’Europe, jusqu’à ce que les électeurs américains démontrent clairement le contraire". C’est aussi la conclusion de Patrick Wintour : pour le spécialiste des questions diplomatiques du Guardian, "l’Europe doit maintenant prendre conscience qu’elle doit affronter seule la question russe". "Les Alliés européens sont une fois de plus marginalisés alors que l’Ukraine tente de sauver quelque chose de ce plan de paix incohérent et potentiellement dangereux", déplore également Gwendolyn Sasse. C’est en effet à Kiev et à Bruxelles de "s’assurer qu’un cessez-le-feu négocié ne laissera pas la porte ouverte à une nouvelle attaque de la Russie", souligne cette spécialiste de l’Europe de l’est. La difficulté, explique-t-elle, c’est que l’Ukraine doit poursuivre sa coopération avec Washington pour bénéficier du partage de renseignements et d’armements, alors que des points fondamentaux du projet d’accord sont pour elle inacceptables

L’Ukraine doit poursuivre sa coopération avec Washington pour bénéficier du partage de renseignements et d’armements, alors que des points fondamentaux du projet d’accord sont pour elle inacceptables.

En opposition avec la grande majorité des dirigeants européens, le Premier ministre hongrois s’est rendu une nouvelle fois à Moscou pour rencontrer le Président Poutine et apporter son soutien au plan russo-américain. Viktor Orbán a marqué que Budapest entendait toujours promouvoir une "politique étrangère souveraine" et acheter de l’énergie russe sans céder aux "pressions extérieures", il a réitéré sa disponibilité à accueillir un sommet Poutine-Trump pour parvenir à la paix en Ukraine.

Cette visite a conduit le Président polonais à annuler un entretien prévu avec Viktor Orbán en marge d’un sommet du groupe de Visegrad organisé à Esztergom. Mais Karol Nawrocki est lui-même critiqué par le gouvernement polonais après avoir prononcé un discours à l’université Charles de Prague dans lequel il refuse un approfondissement de l’intégration européenne et se déclare favorable à la suppression du poste de président du Conseil européen. Par ailleurs, l’impasse sur l'utilisation des avoirs russes gelés fait que, dans leur plan en 28 points, les États-Unis revendiquent ces actifs pour financer des investissements en Ukraine, déplore Nigel Gould-Davies. Le bras de fer se poursuit en effet entre le gouvernement belge et l’UE qui souhaiterait utiliser ces fonds à hauteur de 140 Mds€ pour un "plan de réparation" au profit de l’Ukraine. Joseph E. Stiglitz et Andrew Kosenko plaident aussi en faveur de ce prêt, qui assurerait à l’Ukraine un "minimum de justice", bien qu’il ne représente qu’une fraction des dommages et des malheurs causés aux Ukrainiens, et ils jugent injustifiées les craintes des autorités belges au regard des graves violations de la Charte des Nations Unies commises par la Russie. Dans une lettre à la présidente de la Commission, le Premier ministre De Wever vient toutefois de réitérer ses objections et ses craintes que l’utilisation des avoirs russes ne déstabilise l’euro et ne provoque des mesures de rétorsion de la part de Moscou.

Les Européens confrontés à la menace russe

L’attention dont bénéficie l’Ukraine de la part des Européens ne doit pas occulter ce que Nicu Popescu appelle le "second front" - les actions hostiles conduites par la Russie dans la "zone de confort" du continent européen pour mettre en cause son unité et ses valeurs. L’ancien ministre des Affaires étrangères de Moldavie évoque les divers aspects de la "guerre hybride" dont sont victimes les États membres de l’UE (opérations de sabotage, survol de drones au-dessus d’aéroports, cyberattaques, campagnes de propagande et de désinformation) de la part d’une Russie qui se considère en guerre avec l’Europe. Il ne s’agit pas d’une guerre de conquête, précise-t-il, mais le Kremlin veut "la destruction politique de l’OTAN et de l’UE", il s’agit d’éroder la confiance entre les États membres, d’accroître l’instabilité économique, de saper les institutions démocratiques et de fragmenter l’unité européenne. La stratégie de la Russie, explique Nicu Popescu, pourrait être de créer les conditions d’une confrontation qui verrait les États membres de l’OTAN et de l’UE s’opposer sur la mise en œuvre des engagements de solidarité (article 5 du traité de Washington et article 42.7 du traité de Lisbonne). Cette guerre va se poursuivre et probablement s’intensifier en cas de défaite de l’Ukraine, met en garde cet expert. Ces derniers jours, des responsables politiques de plusieurs États-membres ont appelé les Européens à élaborer une réponse plus ferme face à ces menaces, relève Politico. Après le sabotage de la ligne ferroviaire Varsovie-Kiev, le Premier ministre Tusk a accusé la Russie de "terrorisme d’État", son ministre des Affaires étrangères a déclaré que "la Russie est clairement engagée dans une escalade dans sa guerre hybride contre les citoyens de l’UE", aussi, selon Radosław Sikorski, "chacun doit revoir ses procédures de sécurité". Le ministre italien de la Défense Guido Crosetto a également déploré une "inertie" de la part des Européens et proposé un plan pour y remédier comprenant la création d’un "centre européen de lutte contre la guerre hybride". "L’UE et l’Alliance doivent se demander jusqu’à quand elles vont tolérer ce type de guerre hybride et si nous devons être plus actifs dans ce domaine", s’est aussi interrogé Florian Hahn, secrétaire d’État allemand à la Défense, cité par Politico

Il ne s’agit pas d’une guerre de conquête, précise-t-il, mais le Kremlin veut "la destruction politique de l’OTAN et de l’UE", il s’agit d’éroder la confiance entre les États membres, d’accroître l’instabilité économique, de saper les institutions démocratiques et de fragmenter l’unité européenne.

L’augmentation constante de la menace hybride russe en Europe était le thème d’une conférence organisée récemment par la police criminelle (BKA) allemande, rapporte la Deutsche Welle. Au début de l’année, avant même son lancement, la nouvelle corvette Emden de la Bundeswehr a été l’objet d’une tentative de sabotage qui a été déjouée.

L’Allemagne est la cible de campagnes de désinformation russes. Moscou a de plus en plus recours à des individus inexpérimentés ("low level agents"), issus des États post-soviétiques, recrutés notamment sur la messagerie Telegram, qui ignorent les véritables commanditaires des opérations qu’ils sont chargés de réaliser pour une rétribution modique. La situation est jugée sérieuse par les experts. Le ministre fédéral de l’Intérieur Alexander Dobrindt a annoncé une réponse plus ferme de l’Allemagne ("ceux qui nous attaquent doivent savoir que nous voulons et que nous allons nous défendre. Nous pouvons également déstabiliser et détruire"). Le BKA notamment a renforcé ses capacités de lutte contre les cyberattaques, la Bundeswehr [armée allemande] est désormais autorisée à abattre des drones. Le think tankGlobseca recensé plus de 110 attaques et actes de sabotage perpétrés entre janvier et juillet 2025 sur le continent européen, nombre d’entre eux étant attribués à la Russie. L’Alliance atlantique réfléchit également à la manière de contrer cette menace. Dans un entretien au Financial Times, le chef du comité militaire de l’OTAN n’exclut pas une posture "plus agressive ou plus pro-active", plusieurs États membres disposant de "capacités offensives" en matière de cyber-opérations. Le déploiement de navires, d’avions et de drones de surveillance en Mer Baltique dans le cadre de l’opération Baltic Sentry mission, s’avère dissuasif, note l’amiral Dragone, aucun incident nouveau (sabotage, rupture de câbles sous-marins) n’a été enregistré depuis son lancement en janvier dernier. Selon le site Euractiv, Bruxelles réfléchit également à un élargissement du mandat de l’agence Frontex, en charge de la surveillance des frontières extérieures de l’UE, qui pourrait disposer d’unités utilisant des drones, la surveillance cyber et l’IA.

Évoquant le sabotage de la voie ferrée Varsovie-Kiev réalisé avec des explosifs militaires et attribué à des ressortissants ukrainiens pro-russes, Sławomir Sierakowski en conclut que "la zone grise entre la paix et la guerre s’amenuise rapidement" et que "la Russie tente d’enfoncer un coin entre la Pologne et l’Ukraine, d’accentuer la polarisation politique déjà très importante en Pologne et de renforcer les forces hostiles à l’UE". "La guerre hybride de la Russie en Europe devient-elle conventionnelle ?", s’interroge le chercheur de la DGAP, à l’instar de nombreux responsables politiques et militaires européens et notamment du Chancelier Merz, qui déclarait, fin septembre, "nous ne sommes pas en guerre, mais nous ne sommes plus en paix".

Copyright image : Christophe Ena / POOL / AFP
Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky à l’Élysée, le 1er décembre 2025.

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