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À l'épreuve du réel : la RNS 2025, le scénario et les moyens

À l'épreuve du réel : la RNS 2025, le scénario et les moyens
 André Leblanc
Auteur
Expert Résident - Défense et Sécurité nationale

[1/2] Incursions russes dans l'espace aérien des pays membres de l'OTAN, sabotage ferroviaire en Pologne, cyberattaques : face à l’ampleur des menaces extérieures, que peut notre stratégie de sécurité nationale ? Dans le premier volet de son examen critique de la RNS 2025, André Leblanc en montre les limites intrinsèques et méthodologiques : l'approche consistant à se préparer au scénario le plus exigeant, même s'il n'est pas le plus probable, est-elle la plus efficace ? Et dès lors que cette logique maximaliste n’est pas compatible avec des moyens budgétaires contraints par la hausse des dépenses et des charges, comment mieux orienter notre action ?

Renforcement du contrôle chinois sur nos approvisionnements en terres rares, campagne de sabotages russes en Europe, cyberattaques massives : le niveau des menaces qui s’exercent actuellement sur nous démontre l’ampleur de la tâche pour notre stratégie de sécurité nationale. À partir d’un examen critique de la RNS 2025, cette analyse en deux volets montre ce qui nous manque, et ce qui reste à faire.

Le 14 juillet 2025, la Revue nationale stratégique (RNS) 2025 était officiellement publiée, après avoir fait l’objet d’une présentation présidentielle la veille lors d’un discours prononcé depuis l’hôtel de Brienne.

Le discours présidentiel saluait dans la RNS un "diagnostic clair et précis", un exercice majeur aux conclusions inédites, et prenant appui sur ses constats, ajoutait lui-même une annonce majeure : l’accélération des marches budgétaires de la loi de programmation militaire en cours [2024-2030], afin d’atteindre dès 2027 la cible budgétaire (64 Mds€) initialement prévue pour 2030. Cette augmentation devait permettre d’afficher le doublement du budget de la défense entre 2017 et 2027.

Au-delà de ces annonces, la lecture de la RNS a rapidement fait apparaître ses fragilités, dont les principales sont au nombre de trois : 

  • Il n’y a pas de stratégie ; 
  • La RNS ne considère pas les moyens nécessaires à la mise en œuvre de ses recommandations ;
  • L’usage qui est fait du “scénario central” est méthodologiquement problématique.

Renforcement du contrôle chinois sur nos approvisionnements en terres rares, campagne de sabotages russes en Europe, cyberattaques massives : le niveau des menaces qui s’exercent actuellement sur nous démontre l’ampleur de la tâche pour notre stratégie de sécurité nationale.

Les carences de la RNS sont sans doute dues à sa méthode d’élaboration, trop rapide, trop énumérative, et insuffisamment critique. Le contraste avec la méthode de construction de la RNS britannique (Strategic Defense Review) n’en est que plus marqué. 

 

Depuis la publication de la RNS, plusieurs événements ont marqué notre sécurité nationale : incursions russes dans les espaces aériens roumain (13 septembre) et estonien (19 septembre), ainsi que l’activation de l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord (déclenchant des consultations entre les Alliés quand l’un d’entre eux estime que "l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties" est menacée) par la Pologne (10 septembre) et l’Estonie. Bien que l’article 4 ait déjà été activé depuis la création de l’OTAN, notamment par la Pologne ou la Turquie, c’est la première fois qu’il l’est à la suite d’incursions russes directes dans l’espace aérien d’États membres de l'Alliance. Enfin, le durcissement du régime de contrôle chinois sur les exportations de terres rares a éclairé un pan majeur de notre sécurité nationale, en illustrant la vulnérabilité de notre sécurité économique concernant nos chaînes d’approvisionnement.

Dans ces conditions, il paraît utile de réinterroger la validité de la RNS, à la fois dans sa cohérence interne (en quoi ses conclusions sont-elles ou non valides ?) et dans sa pertinence avec le contexte réel : en quoi les principales menaces qui se sont concrétisées depuis sa publication éclairent-elles ses limites?

RNS 2025 : les fragilités initiales

La RNS 2025 comprend trois volets : une description du contexte stratégique et de son évolution, un exposé des 11 objectifs stratégiques, une liste des voies et moyens pour décliner ces objectifs.

La partie descriptive a fortement augmenté par rapport à la précédente RNS de 2022, puisqu’elle a plus que doublé (elle passe de 9 à 21 pages), et constitue désormais un panorama sans doute exhaustif de tout ce qui peut constituer une source de menaces. De même, dans la deuxième partie, un objectif supplémentaire a été ajouté aux 10 précédents, chaque objectif commençant (de manière étonnante pour une RNS) par présenter les résultats obtenus au cours des trois dernières années. Dans la dernière partie, les mesures à suivre sont particulièrement détaillées puisqu’elles occupent 13 pages. Au final, quantitativement, la revue de 2025 a presque doublé de volume par rapport à la version de 2022.

Mais qualitativement, la RNS 2025 reste un triptyque diagnostic-objectifs-train de mesures. Il n’y a donc pas de stratégie, puisque ni ces éléments pris séparément, ni leur juxtaposition, ne constitue une stratégie.

Un objectif n’est pas une stratégie

Il est utile de rappeler qu’une stratégie est essentiellement un système de choix, une manière de résoudre un problème. À ce titre, les stratégies de sécurité nationale (grand strategy dans la terminologie anglo-saxonne) intègrent les objectifs que se fixe un État, ses atouts et ses handicaps, les contraintes qui s’exercent sur lui, et recherchent les moyens d’atteindre ces objectifs malgré les obstacles qui s’opposent à lui. Ces contraintes sont en premier lieu la limite de ses propres ressources, mais également les actions concurrentes de ses compétiteurs (adversaires ou alliés), et le caractère dynamique de la compétition entre États. Une stratégie doit donc intégrer le caractère relatif et évolutif de sa propre visée : la réaction des autres États à sa propre stratégie complique d’autant plus sa réalisation et constitue une dynamique de contraintes nouvelle qui doit elle aussi être intégrée.

Une priorité stratégique est, à l’échelle de l’État, ce qu’est le profit pour une entreprise et ne se confond pas avec les moyens d’y parvenir.

L’erreur la plus fréquente en matière de stratégie étatique (comme d’ailleurs en matière de stratégie économique) est de confondre la formulation d’un objectif et la formulation d’une stratégie ; cela revient à confondre la résolution d’un problème et la lecture de son énoncé. Pourtant, une priorité stratégique est, à l’échelle de l’État, ce qu’est le profit pour une entreprise et ne se confond pas avec les moyens d’y parvenir.

Méthodologiquement, entre l’énoncé de l’objectif et celui des mesures, plusieurs étapes doivent être conduites rigoureusement : la formulation et l’analyse des contraintes qui font obstacle à la réalisation des objectifs, la définition d’une logique d’action (ou posture stratégique) qui permet de résoudre les difficultés identifiées, la vérification de sa validité, etc.

Ainsi, l’élaboration d’une stratégie de sécurité nationale est un exercice particulièrement difficile, qui demande à la fois rigueur méthodologique, courage intellectuel et créativité. Pour autant (et sans doute pour ces raisons) elle constitue un atout singulier voire indispensable pour naviguer efficacement dans la compétition que se livrent les États.

Il est bien sûr possible d’arguer que la RNS n’a pas pour objet de formuler une stratégie (que ce n’est pas une stratégie de sécurité nationale au sens complet du terme), mais qu’elle est simplement une « revue », un panorama des enjeux ou l’expression d’une ambition. Mais dans ce cas, en quoi est-elle stratégique ? Il aurait été plus exact de parler de revue de défense nationale, voire de revue de défense et de sécurité (quoiqu’elle ne prenne pas en compte des parties essentielles de la sécurité).

En outre, la RNS énonce un "plan d’action" - ce volet administratif constitue sa troisième partie - ; il y a donc bien une ambition programmatique et l’énumération d’un train de mesures, ce qui rend l’absence de stratégie non seulement étonnante, mais conceptuellement problématique. En vertu de quoi exactement ces mesures sont-elles énoncées ?

Effort et soutenabilité des forces

L’élaboration d’une stratégie doit traverser deux phases de contraintes : la première, la plus évidente, est qu’il faut faire un choix. La deuxième, que les ressources étant limitées, il faut choisir entre des options qui ont elles-mêmes reçu des limites. La contrainte du choix est donc redoublée par la contrainte des moyens choisis, en premier lieu par les limites financières (ce que rappelle le budget).

La RNS 2025 esquive ces deux contraintes. D’une part, comme on l’a noté, elle ne formule pas de choix, mais énonce ses objectifs (un objectif consistant souvent à viser le mieux-disant capacitaire dans les différents domaines : le cyber pour l’objectif 4, la dissuasion pour l’objectif 1, etc.). D’autre part, la RNS 2025 ne considère à aucun moment la limite de ses moyens, notamment budgétaires. De manière significative, la RNS ne contient qu’un seul chiffrage : "Dans le domaine de la défense, les investisseurs publics et privés seront mobilisés, avec l’objectif d’investir jusqu’à 5 Mds€ supplémentaires dans la BITD [Base industrielle et technologique de défense]." (p. 95). On notera que ce chiffrage n’est lui aussi que la mention d’un objectif à atteindre.

Hormis cette mention, l’exposé des objectifs stratégiques et des mesures ne contient aucun chiffrage, c’est-à-dire que la RNS ne traite pas de la question des moyens requis pour sa réalisation, limitant au fond la portée de son propos.

Dans ces conditions, la solution retenue implicitement (par défaut pourrait-on dire) est d’augmenter les budgets, et elle sera explicitée à l’occasion du discours de Brienne, avec l’annonce majeure d’un doublement des marches budgétaires pour les deux prochaines années du quinquennat, afin d’atteindre dès 2027 les 64 Mds€.

Si la démarche de la RNS repose sur une augmentation de moyens, elle doit alors exposer comment cette augmentation est possible, et surtout comment construire sa soutenabilité dans le temps.

Dans ce cas cependant, la démarche de la RNS construit un angle mort, alors qu’on attendrait qu’elle offre une vision dans ce domaine. Si la démarche de la RNS repose sur une augmentation de moyens, elle doit alors exposer comment cette augmentation est possible, et surtout comment construire sa soutenabilité dans le temps.

Faute de quoi, sa recommandation est un souhait non gagé, une forme de wishful thinking qui postule que l’intendance (financière) suivra. L’objectif 3 est symptomatique de cette approche déclaratoire : après avoir mentionné le besoin de faire face "à l’horizon 2030", à une "guerre majeure extraterritoriale", il postule qu’à cette date "la soutenabilité budgétaire et la souveraineté financière françaises sont renforcées, notamment grâce à la réduction de la dette publique". Toutefois, dans la loi de finances initiale pour 2026 qui augmente le budget de la défense, la dette augmentera de 8 Mds€, comme la charge de la dette qui passera de 52,4 Mds€ à 59,3 Mds€. Compte tenu des contraintes majeures sur nos ressources, la prise en compte d’un principe de réalité doit s’imposer à toute réflexion stratégique.

Dans les faits, les annonces de Brienne ont été scrupuleusement appliquées : le projet de loi de finances initiale prévoit effectivement une augmentation de 6,7 Mds€ pour 2026, au lieu de l’augmentation de 3,2 Mds€ prévus par la LPM. Si l’on reprend la trajectoire budgétaire qui était inscrite dans la LPM, la marche de 2028 (+3,5 Mds€) a bien été rajoutée à la marche de 2026 (+ 3,2 Mds). Tout se passe donc comme si, au sein de la LPM initiale, le tempo était accéléré pour atteindre en deux ans l’objectif prévu sur quatre ans.

Toutefois, avant même cette accélération, la soutenabilité de la réalisation "simple" de la LPM 2024-2030 suscitait déjà de nombreusesquestions. Un rapport de la commission des finances du Sénat soulignait notamment que dès 2024 les crédits exécutés n’avaient pas permis de financer l’ensemble des surcoûts constatés, avec un reliquat de besoin en financement d’environ 1,2 milliards d’euros fin 2024. De même, 90 % des crédits de paiement prévus en 2025 (hors dépenses de personnels) étaient déjà destinés à apurer le stock de restes à payer, stock qui continuait par ailleurs à être alimenté par l’engagement de nouvelles autorisations d’engagement. En d’autres termes, la trajectoire budgétaire était déjà sous tension avant même d’être "accélérée".

Là aussi, on peut arguer que la RNS n’avait pas à considérer la faisabilité de ses recommandations, mais simplement leur pertinence. Mais pertinence et faisabilité sont intrinsèquement liées, et une équation stratégique ne doit se résoudre qu’en employant des termes réalistes. Au demeurant, comme précédemment, il faut souligner que l’augmentation mathématique des budgets n’épuise pas à elle seule la question de la stratégie d’investissement.

On peut arguer que la RNS n’avait pas à considérer la faisabilité de ses recommandations, mais simplement leur pertinence. Mais pertinence et faisabilité sont intrinsèquement liées.

Le problème stratégique posé n’est donc pas tant quel montant sera alloué au budget de la défense, mais comment ce chiffre est soutenable, c’est-à-dire comment organiser la durée dans le temps de cet effort, qui est la condition de possibilité de nos forces. C’est ce sujet qui doit être intégré dans sa globalité par une stratégie de sécurité nationale. 

Les problèmes d’usage d’un scénario central qui n’est pas le plus probable

Dans la présentation qui a été faite de la RNS, l’emploi d’un "scénario central" a été particulièrement souligné comme représentant une innovation majeure.

Ce scénario est évoqué dans plusieurs passages de la revue. D’abord (§7) sous forme d’un "risque particulièrement élevé d’une guerre majeure de haute intensité" en Europe impliquant la France et dans lequel son territoire serait "visé en même par des actions hybrides massives". Ce risque est ensuite évoqué comme "hypothèse" (§112), celle d’une participation des armées françaises à une guerre de haute intensité dans le voisinage de l’Europe avec un "risque d’actions concomitantes déstabilisatrices de nature hybride contre notre sécurité intérieure" (il est précisé à cette occasion que la "menace d’une guerre conventionnelle majeure sur le territoire national hexagonal" n’est pas considérée comme crédible). Cette hypothèse reçoit une précision d’ordre temporel au §154 ("hypothèse d’un engagement majeur de haute intensité dans le voisinage de l’Europe à horizon 2027-2030, parallèle à une hausse massive des attaques hybrides sur son territoire"). Dans la partie sur les voies et moyens, il est précisé (§488) que le référentiel des stades de défense et de sécurité nationale sera adopté "pour faire face aux différents types de menaces dans le cadre du scénario dimensionnant identifié dans cette revue pour le territoire national" (la note de bas de page donne une définition explicite du scénario : "scénario d’une guerre majeur de haute intensité dans le voisinage de l’Europe qui entraîne des actions déstabilisatrices concomitantes sur le territoire national"). La notion de "scénario central" réapparaît enfin (§542) pour indiquer qu’il permettra de normer le contrat opérationnel de la Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI).

Ainsi, même s’il n’est défini formellement que dans une note de bas de page, le scénario central joue un rôle méthodologique essentiel, celui de calibrer le travail de planification du dispositif global de défense et de sécurité nationale. Il faut cependant souligner que la RNS ne dit pas que ce scénario est probable (elle n’y "affecte pas de coefficient de probabilité") mais choisit de le privilégier car il a une valeur dimensionnante maximale, selon l’argument logique suivant : si l’on se prépare en vue de ce scénario, on sera préparé pour un maximum de cas imprévus, puisqu’il est le plus exigeant. Ce n’est au fond qu’une nouvelle application de la même logique maximaliste, qui permet d’éviter de faire des choix. On se prépare pour tout, au maximum, pour être bien préparé.

La démarche retenue (se préparer en fonction d’un scénario non pas parce qu’il a plus de chance de se produire, mais parce que c’est la meilleure manière de se préparer pour qu’il n’ait pas à se produire), pose à l’évidence un problème logique tant que la valeur intrinsèque du scénario n’a pas été établie.

Le premier problème posé par ce scénario central est donc d’ordre logique. On pourrait s’attendre en effet à ce que le travail de préparation s’applique, en priorité, au scénario de menace le plus probable. Ou qu’en l’absence de probabilité, on décide de se préparer, par défaut, maximalement. Mais la démarche retenue (se préparer en fonction d’un scénario non pas parce qu’il a plus de chance de se produire, mais parce que c’est la meilleure manière de se préparer pour qu’il n’ait pas à se produire), pose à l’évidence un problème logique tant que la valeur intrinsèque du scénario n’a pas été établie.

Un deuxième problème méthodologique découle de la négligence de la question des moyens déjà observée dans la logique budgétaire. Si l’objectif est fixé par le scénario le plus exigeant parce qu’il est le plus exigeant, à quel moment l’adéquation de cet objectif avec les moyens disponibles, par définition limités, est prise en compte ? Le risque d’une approche définie a priori, hors contrainte, réapparaît ici.

En réalité, le postulat de la RNS, selon lequel si nous sommes prêts à faire face à ce scénario central, nous serons bien placés pour faire face à tout ce qu’on n’aura pas prévu, mérite d’être interrogé, a priori comme on l’a vu, mais également, et surtout, à la lumière des événements survenus depuis plusieurs mois, a posteriori.

Copyright image : DOMINIQUE FAGET / AFP
L’hôtel de Brienne, siège du ministère des Armées.

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