À chaque fois aussi, les autorités prises de court réagissent avec un temps de délai. "Trop tard, trop peu", disent en chœur les citoyens, comme surpris eux-mêmes, par leur nombre et leur force. Ils rejetaient une nouvelle taxe, ils exigent désormais un changement de régime. "Les réformes faites à temps affaiblissent l'esprit révolutionnaire", notait le comte de Cavour, l'architecte de l'unification de l'Italie, après celle du Piémont. Les réformes venues trop tard nourrissent l'esprit révolutionnaire. Le pouvoir, qui s'est longtemps refusé à tout compromis, à toute concession, donne soudain l'impression de paniquer. Pour sauver ses privilèges, il est prêt à les réduire, de manière spectaculaire, comme au Liban, de façon plus symbolique, comme au Chili.
Chaos géopolitique
Où va le monde ? Comment créer un ordre nouveau qui soit plus juste et par là même plus stable à long terme, alors que le système en place est souvent "pourri jusqu'à la moelle" et qu'il est trop tard pour le réformer ? Le problème est d'autant plus difficile à résoudre qu'il y a en 2019 une situation radicalement nouvelle. La demande de dignité des peuples se produit au moment où la situation géopolitique est devenue exceptionnellement instable. Autrement dit, le désordre dans la rue se nourrit du chaos du monde et vice versa. En Amérique latine, l'arrière-cour des Etats-Unis selon la formulation traditionnelle, Washington ne pèse plus sur la balance, ou si peu. Le président Maduro en a profité pour se maintenir au pouvoir au Venezuela. Les Chiliens peuvent s'inquiéter légitimement du retour d'une violence qu'ils ont connue il y a plusieurs décennies. Mais le continent latino-américain est cette fois-ci largement seul face à son destin. Une situation qu'exploite Jair Bolsonaro au Brésil.
"Nous sommes un peuple"
Au Moyen-Orient, alors que les Russes se substituent progressivement aux Etats-Unis - au moins en Syrie -, avant de céder sans doute la place un jour aux Chinois, les peuples se retrouvent là aussi, de plus en plus abandonnés à leur destin. "Vous voulez la démocratie, c'est votre problème."Au moment où l'Amérique est en train de se retirer du Moyen-Orient, comme la Grande-Bretagne le fit avant elle à la fin des années 1960, comment concilier la quête de liberté et d'égalité des peuples avec la montée en puissance de pays comme la Russie et la Chine - sans oublier l'Iran et la Turquie - qui semblent tous craindre comme la peste la montée des contestations démocratiques ? Lors du premier sommet Russie-Afrique qui vient de se tenir à Sotchi, la présence du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, était particulièrement notable. L'un des régimes les plus autoritaires de la région retrouve tout naturellement son alliance d'hier avec la Russie, (c'était alors l'URSS) après l'abandon par Washington de Hosni Moubarak.
Au Liban, la contestation populaire rebat-elle les cartes géopolitiques ? En défilant comme les Allemands de l'Est en 1989 ou les Syriens en 2012 sous la bannière "Nous sommes un peuple", les Libanais vont-ils remettre en question les équilibres confessionnels qui dominent depuis toujours le pays ? L'Iran, la grande puissance montante dans la région, voit sa première ligne de défense antimissiles contre Israël, le Hezbollah, être contesté de l'intérieur par le peuple libanais lui-même. Même s'il est et risque de demeurer la principale force politique du pays. Rien, nulle part, n'est encore gagné. L'année 2019 risque-t-elle de se terminer comme les années 2010-2012, avec un "Printemps inachevé" ?
Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 27/10/2019)
Copyright : IBRAHIM AMRO / AFP
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