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Note d'éclairage
Juin 2024

[Législatives 2024]
Comment réagiraient les marchés après le 7 juillet ?

Auteur
Eric Chaney
Expert Associé - Économie

Eric Chaney est expert associé sur les questions d'économie de l'Institut Montaigne depuis janvier 2017.

Alors que les programmes économiques des listes en lice pour les législatives se sont précisés, lors de deux conférences de presse, à la Maison de la Chimie le 21 juin pour le Nouveau Front populaire, le 24 juin pour Jordan Bardella, quelles prévisions pourraient être formulées quant à l’évolution de la situation économique française ? Comment réagiraient les forces politiques et les acteurs économiques en cas de crise financière provoquée par une hausse des taux, la France étant endettée à hauteur de 320 % de son PIB ?  Les analyses et prévisions d’Éric Chaney proposent des scénarios à partir des données actuellement disponibles, même si aucun des programmes qui circulent aujourd'hui ne sera applicable en l'état et que des modulations sont à prévoir.

Dès le lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale, les marchés ont anticipé une période de troubles pour l’économie française. L’écart de taux d’intérêt à long terme (rendement des obligations d’État) entre la France et l’Allemagne est passé de 50 points de base (0,5 point de pourcentage) pour les taux à 10 ans avant le 9 juin à 82 le 14 juin, tandis que les entreprises cotées au CAC40 perdaient 6,2 % de leur valeur. Pourtant, les taux d’intérêt à long terme français n’ont pas significativement augmenté car, dans le même temps, les taux américains, que suivent d’assez près les taux européens, avaient baissé, pour des raisons indépendantes de l’actualité politique française. Si les taux américains n’avaient pas eu le bon goût de baisser, les taux français auraient approché 4 %.

Seuls les résultats du deuxième tour et leurs conséquences politiques - formation ou non d’un nouveau gouvernement, lequel et avec quelles priorités - influenceront la direction que prendront les marchés dans les mois à venir.

Pour tenter d’y voir plus clair, simplifions l’offre électorale à trois blocs : le Nouveau Front Populaire (NFP), le bloc centriste rassemblé sous la bannière "Ensemble pour la République", et enfin le RN et ses affiliés. Quatre scénarios sont possibles :

  1. Celui de la continuité : la coalition centriste l’emporte, parvient à former un gouvernement et à faire voter un budget.
  2. Celui d’une chambre introuvable : le scrutin ne départage pas suffisamment les trois blocs pour qu’il soit possible de former un gouvernement pérenne. Les groupes à l’Assemblée nationale se recomposent, plusieurs Premiers ministres se succèdent mais sont censurés. Un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes finit par se mettre en place, mais risque à tout moment d’être censuré. Le budget 2025 n’est pas voté.
  3. Celui d’une majorité Nouveau Front Populaire suffisante pour former un gouvernement et passer un budget.
  4. Celui d’une majorité Rassemblement National suffisante pour former un gouvernement et passer un budget.

Dans le scénario de la "continuité", les marchés se reprennent, avec une prime de risque résiduelle, l’incertitude politique restant plus élevée qu’avant le 9 juin.

Dans le scénario de la "majorité impossible", les taux d’intérêt à long terme s’envolent, les marchés craignant que la crise politique française ne fracture la zone euro. Les marchés anticipent une récession, les valorisations sont laminées par la montée des taux d’intérêt et, en conséquence, les actions s’effondrent. La crise française s’étend aux pays les plus faibles de la zone euro, à commencer par l’Italie. La BCE intervient pour stabiliser les marchés, tout en prévenant qu’une action pérenne ne pourra qu’être conditionnelle. Le risque d’une crise financière mondiale agite les marchés boursiers

Pour les deux scénarios suivants, majorité NFP ou RN, la réaction des marchés mêlerait hausse des taux d’intérêt et baisse des actions, du fait de l'importance des dépenses annoncées et de la faible crédibilité des recettes affichées en face, auxquelles s’ajoutent le risque d'instabilité et le caractère imprévisible des coalitions sur lesquelles ces acteurs s'appuient. Selon que le gouvernement maintient ses objectifs initiaux ou revoit légèrement son programme, la réaction des marchés sera plus négative ou tendra vers une certaine normalisation. Une sorte de boucle de rétroaction se mettra en place, entre les décisions politiques, la réaction des marchés, l’impact sur l’économie et, en retour, sur les décisions politiques. La sensibilité de l’économie aux marchés financiers est donc une variable critique.

Championne de la dette à 320 % du PIB, une économie très sensible aux marchés

L’impact d’une hausse des taux sur le coût de financement de notre économie est d’autant plus préoccupant que notre économie est très endettée, à la fois selon des critères historiques, ou en comparaison avec nos principaux partenaires.

En 2005, l’endettement de l’économie française, administrations, ménages et entreprises confondues, s’élevait à 218 % du PIB, un niveau très proche de celui de la moyenne de la zone euro (214 %) ou des États-Unis (216 %), toutes ces données étant celles de la Banque des règlements internationaux, qui compile les statistiques fournies par les banques centrales de chaque pays.

Fin 2023, l’endettement français, à 320 % du PIB, était sans conteste le plus élevé de la zone euro, dont la moyenne se situait à 236 %, bien au-dessus de celui des États-Unis (256 %). Comme dans tous les pays industrialisés, une généreuse politique de crédit destinée à protéger l’économie durant la pandémie avait fait exploser la dette française jusqu’à 373 % fin 2020. Elle s’est contractée depuis mais ce qui distingue notre pays est d’être revenu au niveau prépandémique (321 %), alors la plupart de nos partenaires européens sont parvenus à réduire leur endettement en dessous des niveaux de 2019.

Endettées à 150 % du PIB, des entreprises vulnérables aux taux

Tous les secteurs ont contribué à la montée de l’endettement. L’attention du public se porte vers les administrations publiques, dont la dette fin 2023 (110 % du PIB) a augmenté de 42 points de PIB depuis 2005. Mais on aurait tort d’ignorer la dette des sociétés au sens large, au sens de la comptabilité nationale : elle a augmenté dans les mêmes proportions (44 points) pour atteindre 150 % du PIB fin 2023 soit environ 4 300 Md€. Celle des ménages reste contenue (63 % du PIB), n’ayant augmenté "que" de 24 points depuis 2005.

Que le secteur privé soit plus endetté que le secteur public est normal, car son patrimoine négociable est lui-même plus élevé. Le rôle de l’acteur public reste cependant critique. En effet, les conditions de financement de l’immense majorité des entreprises dépendent étroitement de celles de l’État. Pour les investisseurs institutionnels comme les grands fonds de pension ou pour les banques, la qualité de crédit d’une entreprise est évaluée en écart à celle du souverain dont elle dépend. Prêter à une entreprise est par définition plus risqué que de prêter à l’État, celui-ci ayant le pouvoir de la taxer, de lui imposer des contraintes allant jusqu’à la nationalisation, ou, à l’inverse, de voler à son secours. Par conséquent, toute hausse du taux d’intérêt auquel l’État emprunte se répercute mécaniquement sur les taux auxquels empruntent les entreprises. Une forte dégradation des déficits publics faisant courir le risque d’impôts supplémentaires dans le futur, la hausse des taux souverains est amplifiée au-delà de un pour un lorsqu’il s’agit des entreprises.

Or, aussi bien la plateforme du NFP que le programme, encore bien flou il est vrai, du RN et de ses alliés, entraîneraient inévitablement un déficit public plus élevé, dès cette année, puisque les deux coalitions prévoient un collectif budgétaire autorisant de nouvelles dépenses (y compris la baisse de la TVA) dès l’été. Partant d’un déficit de 5,5 % du PIB en 2023 et d’une projection à 5,1 % pour 2024, nous risquerions fort de dépasser les 6 % du PIB cette année, et de creuser encore l’impasse en 2025, en cas de victoire de l’une ou l’autre des coalitions.

Une augmentation de 200 points de base du spread : une facture de 400 Md€ sur la législature

Dans les divers scénarios envisagés, l’écart de taux à 10 ans avec l’Allemagne pourrait, soit se réduire (scénario continuité), soit s’aggraver à nouveau, et, dans le cas du scénario "majorité impossible", atteindre 200 points de base, poussant les taux au-delà de 5 %. Quel en serait alors le coût pour l’économie française ?

Pour en avoir une idée, partons de l’endettement total de notre économie, soit à peu près 9 200 Md€ fin 2023. La maturité moyenne de cette dette est d’environ 7 ans, plus courte pour les entreprises, plus longue pour l’État et les ménages. Supposons que le taux d’intérêt sur cette dette augmente d’un point de pourcentage (100pb). Chaque année, un septième de la dette tombe à échéance. La charge d’intérêt supplémentaire sur son renouvellement sera donc de 13,1 Md€. Ces charges supplémentaires se cumulant d’année en année, sur la durée de la législature (5 ans), le total s’élèvera à 200 Md, soit 6,9 % du PIB, ou 1,4 % par an en moyenne. Remarquons que cette perte excèderait largement l’augmentation tendancielle du PIB par habitant de notre pays, tombée à 0,5 % par an au cours des cinq dernières années. Dans le cas d’un choc de taux pérenne de 200 points de base, la facture brute pour l’économie française serait de 400 Md€ sur la durée de la législature.

On pourrait arguer du fait que les créanciers des agents français endettés sont en partie des investisseurs français et, donc, que l’effet net sur l’économie serait bien moindre. Mais ce serait ignorer que les débiteurs doivent honorer la charge de leur dette ou… faire défaut. Que le prêteur soit une entité française ou non n’y change rien. C’est donc bien la dette brute qu’il faut considérer si l’on s’intéresse au risque causé par la conjonction d’un endettement élevé et d’une hausse inattendue des taux due à des raisons politiques.

Gérer une crise de crédit : tant que l’Allemagne joue le jeu

L’État disposant de pouvoir discrétionnaires considérables et tirant les bénéfices d’une gestion prudente de sa dette (sa maturité est de 8,5 ans), il devrait pouvoir encaisser un choc de taux, même considérable, sans dommages immédiats irréparables. La facture supplémentaire pour les administrations publiques en première année ne serait que de 3,6 Md€ en cas de choc limité (100 points de base), ou de 7 Md dans le cas d’un scénario de type "majorité impossible". Un mélange d’augmentation d’impôts et de répression financière - par exemple le blocage temporaire des rachats de contrats euros des contrats d’assurance-vie autorisé par la loi Sapin 2 - permettrait probablement de voir venir à condition que la crise ne s’aggrave pas, c’est à dire que le spread de crédit de la France ne s’envole pas vers les niveaux italiens d’avant l’UEM.

Intervient alors une dimension politique fondamentale dans l’équation budgétaire française : tant que l’Allemagne considère que la France reste au bout du compte un partenaire fiable dans la gestion collégiale de la zone euro, les marchés considèreront que son soutien implicite rend toute spéculation contreproductive. Car tant que l’Allemagne soutient l’union monétaire, la Banque centrale européenne est susceptible d’intervenir sur les marchés obligataires, faisant boire le bouillon à ceux qui spéculent sur une rupture. L’Allemagne conserverait-elle cet attachement à l’UEM si son partenaire principal décidait de s’affranchir des codes de bonne conduite de l’union de façon systématique et massive ? Il y a probablement une limite à son niveau de tolérance, même si nous ne la connaissons pas.

Entreprises et banques, les premières victimes d’un coup de barre politique ?

La situation est bien différente pour les sociétés : elles n’ont par définition pas la possibilité de lever des impôts et ne peuvent pas faire pression sur leurs créanciers comme l’État peut le faire avec la loi Sapin. De plus, en cas de choc de taux d’intérêt, elles subiraient une hausse plus forte que celle subie par l’État, comme on l’a vu plus haut. Par le biais de l’octroi de nouveaux crédits pour renouveler un quart de leur dette (sa maturité est de 4 ans), une hausse de 100 points de base augmenterait dès la première année leurs charges de 10,7 Md€, soit 1,1 % de leur excédent brut d’exploitation. Une hausse causée par un scénario de type chambre introuvable porterait cette charge à 21 Md€, soit 2,1 % de leur EBE. Si une telle situation devait perdurer, les charges s’accumuleraient et provoqueraient des faillites en chaîne, l’une des particularités de l’endettement des entreprises françaises étant l’importance du crédit inter-entreprises.

Plusieurs facteurs convergeraient alors pour pousser l’économie vers une grave récession. L’augmentation du Smic, 14 % dans la plateforme du NFP, encouragé fiscalement à hauteur de 10 % dans le programme 2022 du RN, aurait comme conséquence que des importations viendraient se substituer à des productions domestiques devenues trop chères, ce qui augmenterait à coup sûr le chômage. Les pertes de compétitivité causées par les contraintes supplémentaires sur les entreprises aboutiraient aussi à une hausse du chômage en accélérant les faillites. Enfin, comme on vient de le voir, le renchérissement des conditions de financement d’entreprises déjà excessivement endettées, augmenterait le nombre de sociétés condamnées à mettre la clef sous la porte, ne pouvant honorer leur dette.

Les banques, qui assurent le financement de l’économie française à hauteur de 60 % seraient prises entre marteau et enclume. Étant largement exposées à la dette publique française, elles verraient leurs actifs se déprécier à mesure de la hausse des taux. Simultanément, la multiplication des défauts d’entreprises débitrices dégraderait la valeur de leurs portefeuilles de prêts. Les marchés ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés au lendemain de l’annonce de la dissolution : les banques avaient payé le prix fort.

Pourraient-elles compter sur la générosité de l’État pour essuyer la tempête, comme ce fut le cas lors de la pandémie ? Avec des déficits publics en forte hausse - aux dépenses nouvelles s’ajouteraient les pertes de recettes fiscales dues à la dégradation de la conjoncture - c’est fort peu probable.

La France pourrait-elle compter sur la BCE ? Oui, mais …

C’est au niveau des entreprises que les conséquences économiques des élections législatives seront les plus critiques, ce que les débats électoraux ignorent largement. À ce stade, la plateforme de la NFP, comme le programme du RN, nous paraissent très problématiques. Si le second est plus flou, son leader de campagne ne cessant de virevolter, rappelons que tel qu’il était explicité il y a seulement deux ans, lors de la campagne présidentielle de 2022, il faisait peser un gros risque sur les acteurs économiques. 

Une grave crise financière, dont on vient d’esquisser l’ampleur potentielle, résulterait de la mise en œuvre de l’un ou l’autre programme. Face à de très sérieuses difficultés de financement - pas seulement de l’État - le gouvernement français pourrait-il compter sur le soutien de la BCE sous forme d’achat de titres souverains sur le marché secondaire, selon les procédures mises au point lors de la crise de la zone euro ? Oui, surtout si cette crise risquait d’emporter avec elle l’Italie et d’autres économies de la zone euro, car elle compromettrait la transmission de la politique monétaire et menacerait l’intégrité de l’Union monétaire.

Mais attention, l’intervention de la BCE serait conditionnée à un protocole d’accord entre la France et l’Union européenne sur les réformes nécessaires au retour de la stabilité financière. Quelle ironie ! Les partis les plus opposés aux règles de fonctionnement de l’Union forceraient la France à passer sous les fourches caudines de la conditionnalité et des institutions européennes, comme ce fut le cas de la Grèce en son temps.

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