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15/05/2023

Ukraine : l'heure de vérité approche

Ukraine : l'heure de vérité approche
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il se penche sur le conflit ukrainien et les enjeux d'une contre-offensive ukrainienne.

C’est une affaire de jours, ou plus probablement de semaines, mais en Ukraine l’heure de vérité approche. Le printemps a séché les sols, les armes occidentales sont arrivées en Ukraine - même si le Président Zelensky en souhaite toujours plus - et leur maniement est maîtrisé (ou presque) par l’armée ukrainienne. Enfin - et peut-être est-ce là l’essentiel - les soldats de Kyiv, après avoir fait preuve de leur incroyable résilience et inventivité, sont désireux de passer à la contre-offensive. Ce serait très exagéré de dire qu’ils piaffent d’impatience. Ils ne connaissent que trop le coût humain de la guerre. Mais ils ne comprendraient pas que tant d’efforts et de sacrifices consentis ne débouchent enfin sur la contre-offensive annoncée depuis si longtemps.

Le Président Ukrainien sait aussi que sur les plans psychologique et politique, le temps ne joue pas nécessairement en faveur de son pays. Les opinions publiques occidentales ont un tempérament naturellement zappeur. Elles risquent de se détourner de la guerre en Ukraine pour passer à autre chose si le conflit semblait s’enliser. Et il y a de manière plus spécifique l’incertitude des élections américaines de 2024 : Biden ou Trump ?

Échec total de Poutine

La Russie a échoué sur presque tous les fronts. Peu de temps après le début de l’invasion, elle occupait jusqu’à 27 % du territoire ukrainien. Elle n'en contrôle plus désormais que 18 %. À l’automne 2022, les premières contre-offensives ukrainiennes avaient été rapides et spectaculaires. Kiev entend aujourd’hui réduire comme une peau de chagrin l’étendue des territoires encore aux mains des Russes et faire ainsi la preuve éclatante de l’échec total de la stratégie de Poutine. Peut-être sera-t-il alors possible de négocier sur des bases raisonnables ?

Stratégie militaire et stratégie diplomatique sont toujours étroitement liées. Lors du siège de Dien Bien Phu en 1953, les Chinois ont mis toutes leurs forces dans la bataille. Ils savaient (contrairement aux généraux français semble-t-il) que des négociations secrètes avec la France étaient entamées. Aujourd’hui en Ukraine, les deux protagonistes comprennent les règles du jeu. Il s’agit d’être en position de force sur le terrain militaire pour avoir la meilleure position sur le plan diplomatique.

Le mensonge contre la vérité

Il est probable qu’à l’inverse des Ukrainiens, Poutine souhaite jouer "le temps long". Il s’agit surtout pour lui de donner encore un sens à son "opération militaire (très) spéciale", qui a échoué lamentablement. Son unique objectif était de soumettre l’ensemble de l’Ukraine à sa volonté. L’annexion parfaitement illégale - tout comme pouvait l’être celle de la Crimée en 2014 - des quatre Oblasts du Donetsk, de Luhansk, de Kherson et de Zaporizhzhya - ne justifie certes pas l’étendue des pertes russes : plus de cent mille morts, dont vingt mille au cours des dernières semaines pour le seul contrôle de la ville de Bakhmout. Mais la conquête de ces territoires pourrait néanmoins être "vendue" au peuple russe, comme la preuve que leur grande nation sort renforcée de la tentative occidentale de fragmenter et d’affaiblir la Russie. Ne s’agit-il pas - Poutine ne cesse de le répéter - d’un "conflit existentiel" qui déterminera l’avenir de la civilisation ? Poutine ne se contente pas comme l’ont fait avant lui de nombreux dirigeants soviétiques, (sinon de nombreux Tsars) de réécrire le passé à sa convenance et de présenter, l’agressé (ukrainien), comme l’agresseur, et l’agresseur (russe) comme l’agressé. Il veut, lui aussi, à l’heure des réseaux sociaux et de la désinformation systématique, imposer son concept de vérité relative. Donald Trump devant le tribunal de New York, Poutine devant le tribunal de l’Histoire : ils ont des comportements si proches. N’appartiennent-ils pas à la même famille populiste et autoritaire, ne mènent-ils pas le même combat : celui du mensonge contre la vérité ?

Ne pas donner l'impression d'échouer

L’Histoire, même si elle est douloureuse et tragique, n’en demeure pas moins pleine d’ironie. Avec le passage du temps en effet - et les succès ukrainiens et les échecs russes - tout se passe comme s’il y avait eu une gigantesque inversion dans la présentation des enjeux de la guerre. Au début de l’invasion russe, ne disait-on pas, que ne pas perdre pour les Ukrainiens c’était gagner ? Et ne pas gagner pour les Russes, c’était perdre ? Mais qui est David et qui est Goliath aujourd’hui ? À la veille de la contre-offensive ukrainienne, ne pas gagner pour Kiev, ce serait perdre, et ne pas perdre pour Moscou, ce serait presque gagner. Les Ukrainiens sont bien conscients du fait que leurs exploits antérieurs les obligent à de nouvelles prouesses. Ne pas percer le front russe, ne pas récupérer "des" territoires significatifs à l’Est ou/et au Sud de l’Ukraine, ce serait donner l’impression d’échouer. À quoi bon, pourraient se demander les alliés de l’Ukraine, leur avoir fourni les armes les plus modernes, si elles ne font pas la différence sur le terrain ?

Un triple objectif

La réussite de la contre-offensive ukrainienne est donc vitale pour Kiev. Elle est pourtant loin d’être garantie. Les Russes ont eu le temps de consolider leur défense. Ils possèdent toujours la supériorité aérienne, même s’ils n’ont pas, et n’ont jamais eu la maîtrise du ciel. Les troupes ukrainiennes sont plus motivées, mieux commandées que les troupes russes, mais leurs pertes - même si elles constituent environ la moitié des pertes russes - n’en demeurent pas moins très importantes. Se pourrait-il que la fatigue, sinon l’épuisement des troupes ukrainiennes rencontrent la lassitude, la légèreté, voire l’ingratitude de leurs alliés occidentaux (américains comme européens) ? C’est certainement le calcul que fait Vladimir Poutine.

Face à une Russie qui joue la montre, la contre-offensive de Kiev vise un triple objectif. Conforter le moral des Ukrainiens : rassurer ses alliés européens et américains en leur confirmant qu’ils ont parié sur "le bon cheval" en faisant le choix de défendre des valeurs communes : enfin et surtout démontrer aux élites russes la futilité absolue de la guerre et la fragilité d’une occupation qu’ils ne peuvent même pas maintenir en dépit du rapport des forces initiales sur le terrain.

L’Histoire reste ouverte, comme si elle hésitait encore. Mais l’auteur de ces lignes demeure optimiste. Le rapport des volontés finira par l’emporter sur le rapport des forces.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 14/05/2023

 

Copyright Image : Dimitar DILKOFF / AFP

Des militaires ukrainiens marchent dans une forêt lors d'un exercice militaire dans la région de Kharkiv, le 1er mai 2023.

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