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24/04/2023

Au Soudan, la guerre des généraux

Au Soudan, la guerre des généraux
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il concentre son attention sur le Soudan,  victime des affrontements entre deux généraux militaires concurrents, le Général Abdel Fattah al-Burhan et son numéro 2, le lieutenant général Mohamed Hamdan Dagalo, surnommé Hemeti.

Il est rare, de nos jours, de voir des conflits dont l’origine est simplement la rivalité entre deux hommes. Il faudrait le talent d’un Shakespeare pour donner quelque relief à la "guerre des généraux" qui met à nouveau le Soudan à feu et à sang. Tels des consuls romains ou des condottières italiens, deux hauts gradés soudanais se disputent, sous les yeux du monde, la richesse qui va avec le pouvoir.

En 2019, le peuple avait pris la rue pour mettre fin au règne de l’homme qui dirigeait le Soudan sans partage depuis 1989, Omar al Bashir. Mais ce fut finalement l’armée et non la rue qui chassa le dictateur. Et après une courte transition semi-démocratique, l’armée finit par s’emparer totalement du pouvoir, en 2021. Aujourd’hui, ce sont les généraux putschistes de 2019, qui, par leur lutte fratricide, menacent potentiellement la stabilité de tout l’est de l’Afrique. En dépit des appels aux cessez-le-feu qui se multiplient, il est hélas probable que le conflit ne puisse prendre fin que par la victoire d’un camp sur l’autre. Après les guerres au Darfour qui firent des millions de morts de 1989 à 2003, l’Histoire semble se répéter tragiquement dans cette partie du monde, comme si le mal de la guerre civile courait dans l’est de l’Afrique. Comme si la folie des hommes ne pouvait que se surajouter aux défis croissants de la nature.

La civilisation des pharaons noirs

À la place géographique où se trouve aujourd’hui le Soudan, florissait il y a quelques milliers d’années en Nubie (autour du huitième et septième siècle avant J.C) une civilisation brillante : celle des "pharaons noirs". Dans toute cette partie du monde où naquit la civilisation, le contraste entre le passé lointain et le présent immédiat est douloureux.  

Il l’est d’autant plus que le sang qui coule à nouveau au Soudan n’est pas le produit de la lutte contre un envahisseur étranger ou la conséquence de la confrontation idéologique, religieuse ou simplement politique entre ethnies rivales. De manière primaire - il convient d’insister sur ce point - le conflit résulte de la simple lutte acharnée entre deux hommes : le chef de l’armée, le Général Abdel Fattah al-Burhan et son numéro 2, le lieutenant général Mohamed Hamdan Dagalo, surnommé : "Hemeti".

Céder le pouvoir est exclu

Cette nouvelle explosion de violence risque de mener à une nouvelle catastrophe humanitaire de grande ampleur sur le continent Africain. Cette "guerre des généraux" que personne ne semble vraiment capable d’arrêter pourrait-elle apparaître comme une nouvelle démonstration de l’affaiblissement en profondeur du monde occidental (avant tout les États-Unis) dans cette partie du monde ? Les appels au cessez-le-feu, lancés depuis le Japon, (lors d’une réunion préparatoire du G7) par le Secrétaire d’État américain, Antony Blinken, puis par les Nations-Unies risquent de rester sans effet durable.

La communauté internationale avait voulu se persuader que l’on pouvait ramener un pays sur le chemin de la stabilité et de la démocratie par le seul biais de "carottes" économiques : en mettant fin à l’existence d’une politique de sanctions par exemple. Mais des militaires qui ont tant de sang sur les mains peuvent-ils rendre volontairement le pouvoir ? Les généraux soudanais ont fait semblant de donner des gages à l’Amérique : en particulier lorsqu’ils ont - contre monnaies sonnantes et trébuchantes - accepté de reconnaître l’État d’Israël, dans le contexte d’un élargissement des accords d’Abraham. Mais ils ne sont visiblement pas prêts à aller plus loin dans les concessions. Céder le pouvoir est exclu et même le partager entre eux est devenu désormais impossible. Le numéro 1, le général Burhan, veut contrôler les forces spéciales qui constituaient hier la garde prétorienne du président Omar al Bashir. Pour le numéro 2 "Hemeti", ce scénario est tout simplement inacceptable. Le pouvoir, c’est l’enrichissement dans les systèmes autoritaires non démocratiques. "Le pouvoir corrompt" dit-on. Le pouvoir absolu, corrompt absolument.

Une catastrophe humanitaire

La guerre civile qui ensanglanta dernièrement l’Éthiopie opposait des ethnies rivales. Il est difficile de trouver des explications, autres que le simple appât du gain, aux affrontements qui viennent d’éclater au Soudan et qui risquent de conduire le pays, sinon la région, au chaos.

Une catastrophe humanitaire d’une grande ampleur est de nouveau "en marche" sur le continent africain. Cette fois, la communauté internationale ne détourne pas pudiquement les yeux, mais pour combien de temps ? Le poison de l’indifférence se combine si facilement à celui de l’ignorance. Pourtant, le Soudan, avec ses 45 millions d’habitants, est un pays qui compte. Et plus encore par sa géographie que par sa démographie. N’a-t-il pas des frontières communes avec sept autres pays africains ? Ne longe-t-il pas la mer Rouge, par laquelle l’approvisionnement en pétrole de l’Europe se fait ?

Des visées kleptocratiques

Les États du Golfe, très impliqués dans l’évolution du Soudan, craignent l’extension du chaos à leur porte. Les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite soutiennent le régime militaire depuis sa prise de pouvoir, avec une apparente préférence des Saoudiens pour le numéro 2, le Lieutenant Général Hémeti. À l’inverse, l’Égypte du maréchal Sissi - réflexe légitimiste de militaire ? - soutient clairement le chef de l’Armée, le général Burhan. La Russie est elle aussi impliquée dans le conflit. Le chef du groupe Wagner, Evgueny Prigogine, est, selon le département du Trésor américain, l’heureux propriétaire d’une mine d’or soudanaise, et a des liens privilégiés avec le général Héméti à travers des mines contrôlées par ce dernier au Darfour.

Dans les années 1960/1970 en Amérique latine, lorsque les militaires étaient incapables de résoudre la crise économique, ils rendaient le pouvoir aux civils.
Au Myanmar en Asie, tout comme au Soudan en Afrique, les militaires ne cachent même plus leurs visées kleptocratiques. Le pouvoir n’est pas exercé pour le bien de tous, mais strictement pour l’enrichissement de certains.

"Nous allons faire une immense fortune, une fortune immense" disait Talleyrand à Fouché après sa nomination comme Ministre des Relations Extérieures du Directoire. Visiblement, les chefs de l’armée soudanaise n’ont pas su s’entendre pour partager entre eux les bénéfices du pouvoir. Depuis une semaine - et de leur seul fait - le monde est encore un peu plus chaotique.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 23/04/2023

 

Copyright Image : AFP

De la fumée s'élève au-dessus des immeubles résidentiels de Khartoum le 16 avril 2023, alors que les combats entre les forces de deux généraux rivaux se poursuivent. La violence a éclaté tôt le 15 avril après des semaines de tension intense entre le chef de l'armée Abdel Fattah al-Burhan et son adjoint, Mohamed Hamdan Daglo, commandant des forces paramilitaires de soutien rapide (RSF).

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