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12/06/2025
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Ukraine : Intelligence Dominance, ou les leçons de Spider Web

Ukraine : Intelligence Dominance, ou les leçons de Spider Web
 André Leblanc
Auteur
Expert Résident - Défense et Sécurité nationale

Le 1er juin, les services de sécurité d'Ukraine, menant une attaque de drones contre des aérodromes russes, ont frappé en profondeur le territoire de leur agresseur. Au-delà de son bilan matériel, l'opération Spider Web marque-t-elle un tournant dans la guerre en Ukraine ? Quel est son impact militaire, mais aussi politique et symbolique ? Quelles leçons en peuvent retenir les armées occidentales ? L'analogie avec l'attaque japonaise de Pearl Harbor est-elle fondée ? En analysant avec précisions les rouages de cette opération d'une ampleur inégalée, André Leblanc démontre en quoi elle constitue une vraie nouveauté.
 

Le 1er juin, les services intérieurs ukrainiens (SBU) annonçaient avoir conduit l’opération "Spider Web", une série d’attaques par drones sur plusieurs aéroports situés sur le territoire russe.

Cette opération, qui a stupéfié par son audace et son exceptionnelle maîtrise technique, a suscité un flot de réactions et d’analyses pour en cerner la portée et les effets. Toutefois, ce que révèle Spider Web est avant tout une donnée invisible : la situation actuelle de dominance établie par les services de renseignement (SR) ukrainiens sur les SR russes. C’est à partir de cette donnée invisible qu’il convient d’évaluer la portée réelle de l’opération, et de cerner ses implications pour le conflit ukrainien comme pour nous. 

Les faits

L’attaque, dont la planification avait débuté il y a 18 mois, a été réalisée par plus d’une centaine de drones, infiltrés clandestinement en Russie et dissimulés dans des containers chargés sur des semi-remorques prépositionnés à proximité des aérodromes militaires. En étant lâchés à proximité de leur cible, les drones ont pu échapper aux mesures défensives russes.

Les frappes coordonnées ont ciblé simultanément quatre bases aériennes réparties dans plusieurs régions de la Fédération de Russie : Belaya dans la région d’Irkoutsk, Olenya dans la région de Mourmansk, Dyagilevo dans la région de Riazan, et Ivanovo à 250 km au nord-est de Moscou. Les cibles étant situées dans la profondeur du territoire russe et largement dispersées (cinq fuseaux horaires de différence), les services ukrainiens ont été capables de frapper des aérodromes situées à une grande distance (2000 km pour Olenya, 4000 km pour Belaya) de la ligne de front actuelle. 

Le ratio coût/pertes de l’opération reste extrêmement favorable aux Ukrainiens, et l’impact sur la capacité de bombardement aérien est non négligeable. Au-delà du bilan militaire, la portée symbolique de l’opération est majeure.

Le bilan initialement avancé par le SBU (41 appareils touchés, soit 34 % de la flotte de bombardement russe, pour un dommage évalué à 7 milliards de dollars) fait depuis l’objet d’évaluations indépendantes, avec un consensus actuel autour de 40 appareils endommagés et une douzaine d’appareils détruits, dont des bombardiers supersoniques TU-22. Même si l’on ne retient que les estimations les plus basses, le ratio coût/pertes de l’opération reste extrêmement favorable aux Ukrainiens, et l’impact sur la capacité de bombardement aérien est non négligeable.
 

Au-delà du bilan militaire, la portée symbolique de l’opération est majeure : les appareils touchés appartiennent au dispositif aérien qui bombarde quotidiennement les territoires et les civils ukrainiens. C’est ainsi une forme de rétribution spectaculaire du faible au fort, qui a ponctuellement réussi à inverser le rapport de forces établi par la Russie.

L’interprétation des faits : un Pearl Harbor russe ?

L’analogie avec l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, est apparue très rapidement dans les commentaires, notamment parce qu’elle permettait de mobiliser, par un raccourci saisissant, des images puissantes et prestigieuses déjà présentes dans les imaginaires collectifs.

L’attaque sur Pearl Harbor renvoie à plusieurs ruptures spectaculaires : les États-Unis, pour la première fois (depuis la guerre de 1812) étaient atteints sur leur territoire ; ils étaient attaqués par une nation qui n’était techniquement pas en guerre contre eux (la déclaration de guerre étant transmise plusieurs heures après l’attaque, d’où l’image de “traîtrise” qui sublime, dans l’imaginaire américain, l’infamie du 7 décembre) ; les États-Unis étaient pris complètement par surprise (on sait qu’ils disposaient en réalité d’une série de renseignements qui n’ont pas été correctement exploités ou transmis et qui auraient pu les alerter).

Toutefois, si elle présente un intérêt dans la guerre des communications, l’analogie avec Pearl Harbor n’est pas réellement pertinente : 

  • L’attaque japonaise était une agression initiale inaugurant une série d’opérations militaires. A contrario, l’opération ukrainienne s’inscrit dans la guerre qui a débuté en février 2022 (en 2014 si on inclut la campagne hybride qui a conduit à l’annexion de la Crimée par la Russie).
  • La frappe sur Pearl Harbor est une attaque conduite par un agresseur sur le territoire d’un État non-belligérant. A contrario, l’attaque ukrainienne vise son agresseur (la Russie) qui a envahi l’Ukraine en 2022 (2014 si là encore on établit un continuum avec l’opération sur la Crimée).
  • Les effets militaires du bombardement aérien sur Pearl Harbor ont été finalement très limités. Alors que l’opération avait pour but de mettre hors de combat la flotte américaine du Pacifique, peu de bateaux furent effectivement détruits : sur les 21 bâtiments américains touchés dans l’attaque, 18 furent pleinement remis en état, ils étaient d’ailleurs pour la plupart (16) opérationnels dès l’année suivante. A contrario, et même si l’on ne tient compte que de l’estimation la plus basse, avec 13 appareils détruits et une vingtaine d’appareils endommagés, et compte tenu des faibles capacités russes à reconstituer leur potentiel, la flotte de bombardement russe n’est pas susceptible de retrouver rapidement son niveau pré-1er juin.
     

Une donnée invisible : Spider Web ou les effets de la dominance en renseignement 

Pour pouvoir conduire ce type d’opérations, il a été nécessaire de combiner les composants suivants : 

  • Une filière d’infiltration des matériels (explosifs, drones, containers), et donc une capacité à pénétrer les contrôles frontaliers.
  • Pour opérer cette filière : un réseau clandestin d’agents, conscients ou non ; une partie de ce réseau est dédiée à fournir une connaissance interne des contrôles douaniers ;
  • Une structure de couverture permettant d’étayer et légitimer la présence des opérationnels ukrainiens sur le territoire russe. 
  • Une infrastructure clandestine permettant à un réseau d’agents d’opérer à l’intérieur du territoire russe (notamment pour l’assemblage des vecteurs containers+drones) sans déclencher de détection par les SR russes.
  • Un réseau d’agents dédié à l’acheminement des semi-remorques à proximité des structures cibles. Ce réseau est nécessairement le plus exposé et pour cette raison il a vraisemblablement été composé de sources russes inconscientes. Leur recrutement et leur manipulation requièrent là aussi une structure de couverture permettant aux opérationnels du SBU de les approcher et les faire agir sans éveiller de suspicion. Cela présuppose en amont une grande efficacité de la part des officiers du SBU et une connaissance fine du milieu de couverture, et par conséquent là aussi un travail de pénétration préalable.
  • Un système de communication sécurisé pour coordonner les différents segments de l’opération combinée.
  • Le tout enveloppé dans une sécurité opérationnelle (OPSEC) étanche à l’adversaire.
  • Le tout pendant 18 mois.

​​​​​​​​​​​​​​Pour un service de renseignement, avoir réussi à protéger pendant 18 mois une opération de cette ampleur, tout en développant un réseau clandestin dans un pays ennemi, sur une zone opérationnelle d’une telle amplitude, révèle spectaculairement le niveau de dominance dans le domaine du renseignement. 

Pour un service de renseignement, avoir réussi à protéger pendant 18 mois une opération de cette ampleur, tout en développant un réseau clandestin dans un pays ennemi, sur une zone opérationnelle d’une telle amplitude, révèle spectaculairement le niveau de dominance dans le domaine du renseignement. 

Concrètement, cela montre que les SR russes n’ont à aucun moment eu de sources humaines ou techniques capables de les renseigner sur le projet, ou pire, que ces sources ont été leurrées, c’est-à-dire qu’elles sont d’ores et déjà sous contrôle (cette simple hypothèse impose au contre-espionnage russe de conduire une revue de sécurité approfondie et par conséquent inhibante).

Par conséquent, ce que dit Spider Web aux décideurs russes, c’est que le SBU peut opérer partout sur le territoire russe ; il leur dit aussi et surtout qu’il domine actuellement le FSB dans sa capacité à conduire des opérations humaines clandestines sur son territoire et surtout dans sa maîtrise de la contre-pénétration. 

Qu’est-ce qui va changer : les effets durables

Les frappes de Spider Web ne changeront pas le cours de la guerre, mais elles affaiblissent les capacités offensives russes à deux niveaux : au-delà de l’attrition immédiate sur sa flotte de bombardement (que corrobore le bombardement du 6 juin dernier où l’armée russe a engagé des TU-160 pour larguer des missiles de croisière, ce qui signale peut-être une pénurie des modèles plus anciens de TU-95 et TU-22, traditionnellement utilisés pour ce type de missions), l’armée russe va désormais devoir consacrer une portion plus importante de son potentiel à la défense de ses infrastructures militaires sur son propre territoire.

Sur le plan politique, le succès galvanisant de l’opération a fortifié la résilience de la société ukrainienne au moment d’aborder les négociations d’Istanbul (et d’acter l’impossibilité d’un accord de cessez-le-feu). Politiquement, l’opération a également un effet majeur sur les alliés de Kiev, en déjouant une nouvelle fois les narratifs sur l’incapacité ukrainienne à « rester dans le combat », et en renforçant l’effet d’adhésion des opinions occidentales envers ses forces combattantes. Cette dimension est capitale dans la mesure où pour l’Ukraine le centre de gravité du conflit est le soutien allié à son effort de guerre.

Sur le plan psychologique enfin, Spider Web génère une série d’effets durables.

Du point de vue de la guerre informationnelle, l’opération vise le deuxième front (front intérieur), puisque l’attaque et ses dégâts ne peuvent être cachés à la population russe. Ils contredisent et donc délégitiment la propagande du pouvoir russe sur les capacités ukrainiennes ; tout en démontrant spectaculairement les lacunes des services de sécurité du régime. Le président Zelensky en est conscient, lui qui a tenu à préciser publiquement que l’une des bases clandestines des agents ukrainiens était située à proximité immédiate des bureaux locaux du FSB.

Ils génèrent du même coup une perte de crédibilité supplémentaire pour le commandement militaire russe, qui n’a pas su protéger ses bombardiers, ou qui a pensé que la distance du front était en soi une protection suffisante.

Du point de vue de la guerre informationnelle, l’opération vise le deuxième front (front intérieur), puisque l’attaque et ses dégâts ne peuvent être cachés à la population russe.

Enfin, il y a encore une fois un impact invisible mais néanmoins crucial, dans l’esprit des dirigeants russes, dans la mesure où l’attaque démontre que leurs propres services de renseignements ne sont pas fiables. Or compte tenu de la nature particulière du régime russe actuel (un État qui a été pénétré par ses propres services), cette faille est particulièrement anxiogène.

Qu’est-ce qui va changer : les enseignements

Comme chaque format tactique novateur, l’opération ukrainienne va désormais nourrir les différentes panoplies étatiques (ou non-étatiques). En ce sens, la réussite de Spider Web va initier une forme de course aux armements asymétriques, en stimulant à la fois le développement de parades défensives, et l’inventivité opérationnelle pour maintenir une capacité offensive en raffinant sur les modalités initialement utilisées par le SBU.

On remarquera au demeurant que la principale rupture opérée par Spider Web ne tient pas à une innovation technologique (la seule invention stricto sensu est celle des containers téléopérés) mais au concept opérationnel intégrant un ensemble de composants déjà largement utilisés : agents clandestins, structures de couverture, drones militarisés téléguidés, communication politique. C’est le concept intégrateur de l’opération qui est la clé de sa réussite et qui a généré sa plus-value opérationnelle, puis politique.

En ce sens, l’opération ukrainienne nous rappelle utilement que le renseignement se définit adéquatement non comme un type de contenu, mais comme un type d’action, le plus souvent dans le cadre d’une manœuvre sur les amonts de la menace.

Enfin, si la réussite militaire de Spider Web a été in fine conditionnée par le contre-espionnage, cette fonction n’est pas défensive mais offensive par nature, puisque seule la possession de sources humaines en place au sein des services adverses est capable de garantir la sécurité opérationnelle pour conduire ou neutraliser ce type d’attaque. Plus que jamais, c’est donc la pénétration offensive qui est fondamentale.

Copyright image : Genya SAVILOV / AFP
Un soldat ukrainien prépare un drone Magura dans l’Oblast de Donetsk, le 29 avril 2025

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