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20/05/2025
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Retour de Kiev – une guerre européenne

Retour de Kiev – une guerre européenne
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Michel Duclos revient d'Ukraine : l'analyse du géopolitologue et l'expérience du diplomate sont enrichies par les impressions sensibles nées à Kiev. Entre patriotisme et angoisse de la guerre, la société qu'il dépeint est forte d'un esprit de résistance mais déçue par la pusillanimité des alliés européens. N'est-ce pas, au milieu de tant de risques, à la naissance d'une nation à l'identité éprouvée dans la dureté des combats que l'on assiste ? Et dès lors que, il faut se rendre à l'évidence, cette guerre apparaît de plus en plus comme une guerre européenne, quelles leçons doivent en tirer les Européens ?

Un hôtel à Kiev, appartenant à une chaîne internationale, au confort moderne : ce pourrait être à Boston ou à Stockholm. Si ce n’est que la clientèle se compose surtout d’hommes jeunes ou dans la force de l’âge, visiblement bien bâtis, comme on avait l’habitude d’en voir à Sarajevo ou Kaboul, ou dans d’autres zones de guerre : journalistes, militaires en mission, agents ou experts étrangers de diverses sortes ?

Vers une heure du matin, des sirènes commencent à se faire entendre dans le lointain. Puis très vite, une voix mécanique sort d’un haut-parleur dans la chambre même : "la direction de l’hôtel vous invite à descendre dans l’abri situé au deuxième sous-sol". On rejoint en effet l’abri aménagé dans un garage sous-terrain ; des rangées de lits de camps dans la pénombre forment un vaste dortoir. Le visiteur de passage aura du mal à trouver le sommeil, alors que les habitués s’endorment sans tarder ; les plus aguerris ont consulté l’application indiquant qu’il ne s’agit que d’une attaque de drones peu dangereuse ; ils sont restés dans leur chambre.

L’omniprésence de la mort

Aux alentours de l’hôtel, les vastes avenues restent marquées d’une empreinte soviétique, même si un foisonnement de boutiques à la mode, et de restaurants divers, souvent audacieux dans leurs menus, manifeste une volonté évidente de tourner le dos au passé et de s’orienter vers l’Europe ou d’ailleurs le vaste monde ; la haute stature et les bulbes dorées de Sainte Sophie, l’église mère  de l’orthodoxie slave, admirablement entretenue, se dressent un peu plus loin ; et entre les deux, s’étend la place que l’on appelle Maidan (le mot ukrainien pour dire "place") fractionnée en plusieurs sites, et dominée par l'Hôtel "Ukraine". Dans une sorte de bosquet, un monument commémore les victimes des événements de 2014 tués par des tirs déclenchés depuis l’Hôtel Ukraine. L’usage dans ce pays est de dresser des petits drapeaux en mémoire des filles et des fils de la patrie morts au combat : une marée de fanions, doublés de photos, envahissent divers endroits de la "place de l’indépendance" (le vrai nom de "Maïdan") et notamment le "mur des héros".

Quand on voit toutes ces marques de deuil, quand on écoute une actualité faite des combats du front et de raids sur les villes et les infrastructures, on a le sentiment intime que la mort, présente depuis si longtemps, rôde, encore et toujours, dans le pays. L’impression est encore plus marquante, nous dit-on, dans les villages, où de silencieux drapeaux dans d’humbles cimetières évoquent les enfants du pays tombés au champ d’honneur.

Il serait logique que la société ukrainienne soit abattue. Autant que l’on puisse en juger en quelques jours de contacts, ce n’est pas le cas, du moins à Kiev même.

Il serait logique que la société ukrainienne soit abattue. Autant que l’on puisse en juger en quelques jours de contacts, ce n’est pas le cas, du moins à Kiev même. Les gens que l’on rencontre sont fatigués, ils aspirent à la paix ; pour autant, ils n’envisagent pour rien au monde de céder devant les Russes. Détail frappant : la déclaration de Poutine proposant à deux ou trois heures du matin des négociations à Istanbul a suscité un certain espoir : "enfin les Russes veulent négocier".

La désillusion est venue très vite après les deux heures qu’a duré la rencontre russo-ukrainienne d’Istanbul le 16 mai. Les Russes ne veulent pas la paix mais la capitulation de l’Ukraine ; les Ukrainiens aspirent à la paix - ou du moins à un cessez-le-feu - mais ne sont prêts à aucun accord qui entamerait leur souveraineté et leur capacité à se défendre contre des attaques ultérieures.

En contrepoint, le patriotisme affleure sans cesse bien sûr mais les attitudes sociales vis-à-vis de la guerre sont ambiguës : les soldats ne sont pas appelés avant 25 ans et ceux qui se trouvent au front n’ont pas de permission ; ce sont pour des raisons d’insuffisance démographique que les moins de 25 ans sont épargnés ; pour répondre aux critiques, notamment américaines, le gouvernement a mis en place un système d’engagement volontaire à partir de dix-huit ans ; ce dispositif connaît, nous dit-on, peu de succès. Par ailleurs, dans les classes moyennes et supérieures, les femmes ayant des enfants qui se rapprochent de l’âge de 18 ans préfèrent émigrer avec ceux-ci pour éviter qu’ils soient un jour happés par le service militaire.

Un autre thème anime les discussions avec les visiteurs européens. Pourquoi l’Europe n’en fait-elle pas plus ? Il faut bien le dire, c’est une forme de colère qui s’exprime dans des conversations parfois animées : "ne voyez-vous pas qu’après l’Ukraine, ce sera le tour des États baltes ou telle cible dans les Balkans ? Pourquoi n’avoir pas davantage relancé votre industrie de défense et n’avoir transféré à l’Ukraine, globalement, autre chose que vos surplus d’équipements militaires ?". Vis-à-vis de l'Amérique, la déception est évidemment grande : pour nos interlocuteurs, Biden symbolise cette approche faite d’empathie et de soutien réel mais jamais suffisant et rarement à temps. Trump ne cache pas sa partialité pour Poutine et tout laisse penser - y compris sa conversation du 19 mai avec le président russe- qu’il entend surtout se retirer de ce conflit.

Une guerre européenne

Avec des officiels, les interrogations sur l’avenir abondent. Si les Américains se détournent du dossier, les Européens seront-ils capables de se substituer à eux pour aider les Ukrainiens ? Si un accord de cessez-le-feu intervient, n’équivaudrait-il pas à ceux qui avaient été conclus dans le cadre du processus de Minsk, sans réel effet pratique ? N’est-ce pas, au mieux, à une cessez-le-feu instable qu’est condamnée l’Ukraine ? Un arrêt des combats, sous une forme ou sous une autre, ne déclencherait-il pas aussi beaucoup d’autres problèmes douloureux pour les Ukrainiens ? Par exemple : démobilisation d’une partie au moins du contingent, risque de fuite hors du pays de la main d’œuvre nécessaire à la reconstruction, obligation de procéder à des élections compliquées, relance d’une économie où tout sera à inventer, accélération des négociations avec Bruxelles qui ne peuvent qu’être douloureuses etc.

Un interlocuteur proche de Zelenski conclut : "oui la situation risque de rester précaire encore très longtemps ; mais le danger que l’Ukraine puisse disparaître ou passer sous le contrôle du Kremlin paraît s’éloigner. Quoi qu’il arrive, nous resterons un pays indépendant". On serait tenté d’ajouter : quoi qu’il arrive, c’est à la naissance d’une nation, dans la souffrance certes, que nous sommes en train d’assister. Une nation frustrée peut-être, sortant traumatisée de l’épreuve comme cela a été le cas de la Géorgie après 2008, par exemple. Et où, si l’on raisonne par analogie, des forces pro-russes pourraient faire un jour leur retour ? Des analystes de la vie politique ukrainienne que nous avons consultés répondent : "un gouvernement populiste, nationaliste, anti-européen peut-être, mais pro-russe, c’est difficile à imaginer".

c’est à la naissance d’une nation, dans la souffrance certes, que nous sommes en train d’assister.

Quel antidote à des dérives possibles ? En priorité bien sûr, sortir du conflit actuel ; et sur ce point, ni les Ukrainiens ni les Européens ne peuvent se faire d’illusions : cette idée qui était celle du reste du monde - Sud global et Amérique profonde compris -, selon laquelle la guerre en Ukraine constituait avant tout un conflit entre Européens - cette idée devient chaque jour un peu plus la réalité.

En second lieu, faire en sorte que d’ici une dizaine d’années l’Ukraine soit un pays prospère, doté d’une économie moderne tirée par des secteurs clés, bien intégré dans les structures européennes, s’éloignant de ses fantômes passé ; un pays aussi dont l’épreuve du feu qu’il aura traversée aidera les autres Européens à faire face à ce qu’il faut bien appeler le retour de la guerre en Europe.

Copyright image : Carlos REYES / AFP
Le monument de l’Indépendance sur la place Maidan, à Kiev

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