AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d’ailleurs] - Ukraine : vision du Kremlin, illusions de la Maison-BlancheLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Europe21/05/2025ImprimerPARTAGER[Le monde vu d’ailleurs] - Ukraine : vision du Kremlin, illusions de la Maison-BlancheAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Découvreznotre série Le monde vu d'ailleursVolodymyr Zelenski n'a pas d'atout - la Russie est une mine d'or commerciale - Vladimir Poutine voudrait la paix : trois illusions qui confortent Donald Trump dans la poursuite de négociations de mauvaise foi dont la séquence qui s'est achevée montre l'inanité (échange téléphonique le 19 mai entre le Kremlin et la Maison-Blanche, rencontre du 15 mai à Istanbul entre Russes et Ukrainiens, ultimatum des Européens à la Russie le 10 mai). Comment Moscou reformule-t-il à son avantage le cadre des négociations ? Face au risque que le président Trump, lassé de négociations embourbées à dessein par le président russe, ne se désengage du dossier, la stratégie claire du Kremlin est un défi pour les Européens.Le maigre bilan de Steve WitkoffAprès plusieurs rencontres de l’émissaire américain avec Vladimir Poutine fin avril, force est de constater, selon Vladimir Frolov, que les positions de la Russie et de l’Ukraine sont "incompatibles". L’échec de Steve Witkoff s’explique, selon cet expert indépendant, par la non-prise en compte des demandes fondamentales du Kremlin, les réunions organisées à l'Élysée à la mi-avril n’ayant pas permis de sortir de "l’impasse". Soit l’envoyé du président Trump a mal compris les messages de Vladimir Poutine, soit il en a fait un compte-rendu tronqué, avance Vladimir Frolov. En tant que spécialiste de l’immobilier, l’ami du président Trump s’est concentré sur le volet territorial, proposant un gel du conflit sur la ligne de front et actant la perte par l’Ukraine de la Crimée et du Donbass, mais il a ignoré la détermination de Moscou à restreindre la souveraineté de l’Ukraine en matière de sécurité et dans ses affaires intérieures. Les exigences du Kremlin concernant la limitation du format de l’armée ukrainienne et l’arrêt de l’assistance militaire occidentale n’ont pas non plus été prises en compte par le négociateur américain. De plus, la promesse de l’administration Trump sur la non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine ne vaut en réalité que pendant son mandat, jusqu’en 2029. Or, comme l’a déclaré récemment Sergueï Lavrov, pour Moscou, "tous les engagements pris par Kiev doivent avoir une traduction juridique, comporter un mécanisme de garantie et être permanents". L’espoir d’une normalisation avec Washington ne s’est pas concrétisé, le Secrétaire d’État Rubio liant toute avancée dans la relation bilatérale à un cessez-le-feu en Ukraine. Le Kremlin, explique Vladimir Frolov, privilégie le scénario des négociations entre les États-Unis et le Nord-Vietnam, qui se sont poursuivies des années durant, alors que la guerre faisait toujours rage, et qui ont abouti au retrait de l’armée américaine du Sud-Vietnam et à la chute de Saïgon en 1975.L’ami du président Trump s’est concentré sur le volet territorial, proposant un gel du conflit sur la ligne de front et actant la perte par l’Ukraine de la Crimée et du Donbass, mais il a ignoré la détermination de Moscou à restreindre la souveraineté de l’Ukraine.Après plusieurs mois de négociations entre Washington et Moscou, une "pierre d’achoppement" demeurait, note pour sa part Kirill RogovPour obtenir un succès rapide, l’administration Trump était prête, fin avril, à des concessions significatives à la Russie, disposée notamment à reconnaître la Crimée comme partie de la Russie.Mais Kiev et les Européens ont refusé deux autres exigences de Moscou, d’une part l’abandon par Kiev des régions ukrainiennes que la Russie revendique, mais qu’elle ne contrôle pas en totalité, et d’autre part l’engagement des Européens à ne pas aider militairement l’Ukraine et à ne pas y déployer une force de maintien de la paix. À la mi-avril, Moscou était, selon le Financial Times (FT), prêt à céder sur le premier point, ce qu’a laissé entendre également un quotidien russe, qui a expliqué que les quatre régions ukrainiennes annexées en septembre 2022 n’ont pas été intégrées à la Fédération de Russie dans leurs frontières administratives, mais dans les limites tracées de facto par les combats. L’autre exigence de Moscou - la renonciation des Européens à aider militairement à l’Ukraine - s’est avérée être un "obstacle insurmontable pour Moscou et Washington", souligne Kirill Rogov, l’enjeu va d’ailleurs au-delà des questions de sécurité, il détermine aussi la capacité à créer un environnement favorable aux investisseurs étrangers et à stabiliser l’Ukraine. Les réticences de Vladimir Poutine à s’impliquer sérieusement dans des négociations de paix sont apparues clairement ces derniers jours, même aux yeux de ceux qui, au sein de l’administration Trump, étaient tentés de lui accorder le bénéfice du doute, note encore le Financial Times, des responsables russes ont fait savoir à Steve Witkoff qu’ils n’étaient pas prêts à discuter du plan en 22 points qu’il avait élaboré.Le 9 mai (le "jour de la Victoire") a été célébré cette année en présence de plus d’une vingtaine de dirigeants étrangers, dont le président chinois, manière pour le Kremlin de souligner que la Russie n’est pas isolée. Le lendemain, depuis Kiev, quatre dirigeants européens (MM. Macron, Merz, Starmer et Tusk) ont adressé à Vladimir Poutine un "ultimatum", exigeant le respect d’un cessez-le-feu de 30 jours en Ukraine, sous peine de nouvelles sanctions, démarche à laquelle ils ont rallié Donald Trump, écrit le Guardian. Annonces, contre-propositions, ultimatums et esquives se sont succédé cette semaine, qui ont fait ressembler le jeu diplomatique à une "partie de poker". Cette "diplomatie brownienne", observe aussi Tatiana Stanovaïa, a "brouillé toutes les cartes". La proposition russe de rencontrer une délégation ukrainienne le 15 mai à Istanbul et de renouer les négociations interrompues au printemps 2022 est moins motivée par la crainte de nouvelles sanctions que par le souci du Kremlin de ne pas mettre en danger le dialogue avec Washington sur d’autres questions, souligne la politologue. Le Président Poutine s’en est tenu à la stratégie ("mentir, mais ne pas refuser") mise en œuvre à l’égard de Donald Trump, Volodymyr Zelensky a su éviter le "piège" tendu par le Président russe en proposant de le rencontrer en Turquie, relève Ivan Preobrajenskiy.L’objectif russe d’un retour à "Istanbul 2022""Quelle est la tactique de Moscou ?", demande Piotr Akopov qui souligne qu’il s’agit bien d’une "tactique", car "les objectifs stratégiques militaires, diplomatiques et militaro-diplomatiques sont très clairs", il s’agit "d’arracher l’Ukraine des mains de l’Occident", d’obtenir de celui-ci qu’il "se retire de l’Ukraine, non seulement qu’il donne des garanties de non-adhésion à l’OTAN, mais qu’il renonce à ses tentatives de s’emparer de terres occidentales russes". Certes, Donald Trump est disposé à mettre un terme au conflit, mais "l’Occident collectif" n’est pas encore prêt à renoncer à s’approprier l’Ukraine. "Vladimir Poutine concentre son attention principale sur Trump parce que cette relation permet d’affaiblir l’unité de l’Occident sur la question ukrainienne", explique le commentateur de l’agence officielle Ria-novosti. Le Kremlin ne cherche pas un accord avec Trump, mais tente de conforter son tropisme pro-russe, il l’incite à faire pression sur les Européens et sur les Ukrainiens. Les négociations d’Istanbul devaient "aider la Russie à sortir du piège tendu par l’Occident", justifier le refus du cessez-le-feu de 30 jours et élargir ses marges de manœuvre. Jusqu’à présent, observe Vladimir Frolov, cette tactique a fonctionné sans à-coup. Moscou a bien compris que Donald Trump a beaucoup "investi" pour parvenir à un accord en Ukraine et qu’il hésitera avant de "claquer la porte et d’admettre sa défaite". Le Président des États-Unis a quant à lui désamorcé l’ultimatum des Européens et justifié le refus de Vladimir Poutine de venir à Istanbul, en affirmant qu’aucun progrès ne serait réalisé avant leur rencontre ("Nothing’s gonna happen until Putin and I get together"), nouveau "cadeau" au Président russe, qui aspire de longue date à normaliser ses relations avec Washington, déplore le FT.Le Kremlin ne cherche pas un accord avec Trump, mais tente de conforter son tropisme pro-russe, il l’incite à faire pression sur les Européens et sur les Ukrainiens.Le 15 mai à Istanbul, la délégation russe conduite par Vladimir Medinski, conseiller de Vladimir Poutine, qui était déjà son représentant en 2022, a adopté une attitude dure, soulignent les commentateurs. Il a de nouveau exigé le retrait total des forces ukrainiennes des quatre régions (Donetzk, Louhansk, Kherson, Zaporije) annexées par la Russie, rapporte die Zeit.L’ancien ministre de la Culture a également, selon des sources concordantes, menacé de s’emparer de deux autres régions (Kharkiv, Sumy) et déclaré que "la Russie ne veut pas la guerre mais qu’elle est prête à combattre 1, 2, 3 ans, aussi longtemps que nécessaire" si Kiev ne cède pas aux demandes russes. L’auteur de manuels contestés d’histoire de la Russie a ainsi rappelé, selon l’hebdomadaire allemand, que Pierre le Grand a combattu les Suédois pendant 21 ans (la "guerre du Nord", entre 1700 et 1721). La Russie a recours à sa tactique dilatoire éprouvée, elle manifeste peu d’intérêt pour des négociations et refuse un cessez-le-feu dès lors qu’elle n’obtient pas des concessions qui signifieraient la fin de l’Ukraine démocratique, analyse Politico. L’interrogation principale concernant les négociations d’Istanbul - dont le seul résultat concret a été un accord sur un nouvel échange de prisonniers - était de savoir quelle partie porterait la responsabilité de l’échec, écrit Tatiana Stanovaïa.Le Kremlin entend faire du processus lancé en Turquie la suite des négociations qui se sont déroulées à Istanbul au printemps 2022, présentation qui ne doit rien au hasard, souligne Gevorg Mirzaïan. Il s’agit pour Moscou, explique Tatiana Stanovaïa, de contraindre l’Ukraine à discuter d’un agenda "Istanbul +" en reprenant ses "demandes maximalistes comme la démilitarisation, la dénazification, la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et la légitimation des annexions russes", étant entendu que "les dirigeants russes sont conscients que le pouvoir actuel en Ukraine et aucun autre ne peut accepter ces exigences tant que l’Occident poursuit ses livraisons d’armes". En cherchant à fixer un cadre strict de négociation, qui lui soit favorable, Moscou tente de "briser la tendance à la consolidation des positions des États-Unis, de l’UE et de l’Ukraine qui se dessinait en avril-mai et qui ne permet pas d’atteindre tous les objectifs de ‘l’opération spéciale’", estime aussi Vladimir Frolov. Sans surprise, ce premier round de pourparlers à Istanbul s’est achevé sans accord sur l’agenda des futures négociations, l’Ukraine refusant un retour à 2022, exigeant un cessez-le-feu immédiat et une réunion au sommet Zelensky-Poutine, tandis que la délégation russe réitérait son discours sur les "causes profondes" du conflit, exposées par le Président russe le 14 juin 2024 lors d’une réunion au MID. Plusieurs raisons, rappelle la Novaya Gazeta, expliquent l’échec de ces pourparlers il y a trois ans, lors desquels un projet de "Traité sur la neutralité permanente et les garanties de sécurité de l'Ukraine", publié en 2024 par le New York Times, a été élaboré, mais qui s’est heurté à des objections des deux protagonistes. Kiev avait rejeté pour sa part le droit de veto exigé par Moscou sur la mise en œuvre des garanties de sécurité à l’Ukraine et refusé de reconnaître la perte de ses territoires et d’amender sa législation. Aujourd’hui, les seuls leviers dont dispose Moscou pour contraindre Kiev à revenir à "Istanbul 2022" - alors que l’Ukraine était en position de faiblesse - sont, explique Vladimir Frolov, le renforcement de la pression militaire, sur le front, et politique, sur Donald Trump.La tactique dilatoire du KremlinDe la conversation téléphonique de deux heures entre les présidents américain et russe, le 19 mai, The Economist retient "les réticences étranges de Donald Trump à adopter une attitude de fermeté face à Poutine". Au lieu d’un "ultimatum", M. Trump suggère de "nouvelles négociations de paix", note l’hebdomadaire britannique, attitude qui a déçu les dirigeants européens, rapporte aussi le FT. Dans le compte rendu de son entretien publié sur son réseau social, qu’analyse CNN, Donald Trump se déclare toujours persuadé que Vladimir Poutine veut la paix, il annonce que la Russie et l’Ukraine sont convenues de "commencer immédiatement des négociations en vue d’un cessez-le-feu", il renvoie sur les deux parties la négociation des modalités de la trêve et ne mentionne pas le projet de rencontre avec le Président russe qu’il avait jugée indispensable il y a quelques jours. Plutôt que de sanctions, Donald Trump insiste sur le "potentiel illimité" des relations commerciales avec la Russie, une fois que le "bain de sang catastrophique" aura pris fin. Dans une brève déclaration à la presse, Vladimir Poutine ne cache pas ses divergences avec son homologue américain, jugeant son entretien "très substantiel et franc", "globalement utile" et "constructif". Il le remercie pour son soutien à la "reprise de négociations directes entre la Russie et l’Ukraine sur la conclusion possible d’un accord de paix, interrompues, comme on le sait, par la partie ukrainienne en 2022". Le Président russe repousse un arrêt des hostilités, il se dit prêt à "travailler à un mémorandum sur un possible futur accord de paix, définissant certaines positions comme les principes d’un règlement, le calendrier de la conclusion d’un possible accord de paix, incluant un cessez-le-feu pour un certain temps, si les accords pertinents sont atteints". Vladimir Poutine répète que "le principal pour nous, c’est d’éliminer les causes premières de cette crise". Son porte-parole s’emploie aussi à écarter toute contrainte temporelle, "il ne peut pas y avoir de calendrier", car "le diable est dans les détails".Plutôt que de sanctions, Donald Trump insiste sur le "potentiel illimité" des relations commerciales avec la Russie, une fois que le "bain de sang catastrophique " aura pris fin."Aucune critique, aucune sanction, aucun résultat", c’est le constat lapidaire que la FAZ dresse des discussions russo-ukrainiennes d’Istanbul. Selon plusieurs médias occidentaux (FT, Politico, Bloomberg), les dirigeants européens redoutent désormais un désengagement de Donald Trump des efforts de paix en Ukraine, en dépit des mises en garde du Président Zelensky, qui a rappelé combien l’implication des États-Unis était "cruciale".Un tel scénario inciterait Vladimir Poutine à "aller de l’avant dans sa guerre d’attrition brutale en Ukraine", souligne Politico, il incomberait aux Européens de pallier la réduction ou la suppression de l’assistance militaire américaine. Si Donald Trump n’organise pas le processus de négociation de manière plus cohérente, il va à l’échec, prévient David Ignatius. Pour l’éditorialiste du Washington Post, le président des États-Unis est victime de "trois illusions", il n’admet pas que Vladimir Poutine ne veut pas la paix, il considère depuis des décennies la Russie comme une "mine d’or" - conviction que Kirill Dmitriev, un proche du Président russe entretient - et est convaincu que Volodymyr Zelensky n’a pas d’atout ("you have no cards"), alors que l’Ukraine bénéficie du soutien européen.Copyright image : Khalil Hamra / POOL / AFP Le secrétaire d’État Marco Rubio à Antalya, en Turquie, le 16 maiImprimerPARTAGER