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UE : une heure décisive pour le destin européen

UE : une heure décisive pour le destin européen
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Comment faire face à la guerre commerciale, dont on peut craindre qu’elle ne soit qu’un prélude, pour les grandes puissances, à une expansion territoriale et de zones d’influence ? Fondée sur une aversion à la guerre, l’Union européenne semble en profond décalage avec le regain d’impérialisme qui s’est emparé du Kremlin, de la Maison-Blanche et du Zhongnanhai. Que faire ? La tentation de ne pas prendre parti est un piège, mais elle n’exclut pas des négociations difficiles. Cet été verra les négociateurs européens engagés dans l’un des passages les plus périlleux que l'Union ait suivis dans son Histoire : ne tirons pas sur le pianiste mais agissons en Européens, appelle François Godement.

L’Union européenne se renforce et se consolide à travers les crises : telle est l’idée qui prévaut, et qu’on avance souvent pour minimiser la gravité de la crise en cours. Mais les coups d’accélération de la construction européenne ont généralement eu des causes intérieures. Il n’en va plus, aujourd’hui, de même

L'Europe subit l’assaut simultané des menaces géopolitiques de la Russie et de défis polymorphes posés par la Chine et maintenant par les États-Unis - qu’il s’agisse d’actions géoéconomique directes ou coercitives. Les États-Unis sont d’ailleurs conscients que les droits de douane qu’ils imposent à la Chine ont peu de chances de faire effet si l’Europe ne se met pas au diapason.

L’Union européenne se renforce et se consolide à travers les crises : telle est l’idée qui prévaut, et qu’on avance souvent pour minimiser la gravité de la crise en cours. Mais les coups d’accélération de la construction européenne ont généralement eu des causes intérieures. Il n’en va plus, aujourd’hui, de même.

La riposte chinoise, qui se traduit par un refus généralisé d'exporter ses terres rares et ses matériaux critiques, a des répercussions mondiales et nuit tout autant à l’Europe qu’aux États-Unis, même si la première se contente de suivre en spectatrice les événements en cours.

Les négociateurs américains à Genève semblent n’avoir pas compris cette dimension mondiale, lorsqu'ils sont convenus avec la Chine de suspendre les sanctions réciproques : ils ont semblé découvrir après coup que cette suspension n'incluait pas, du point de vue de la Chine, des mesures plus globales telles que les refus d'exportations de terres rares.

Avec sa faible natalité et le vieillissement rapide de sa population, l'Europe ne peut pas s’appuyer sur la ressource démographique. Elle ne peut pas non plus compter sur ses ressources énergétiques et minières, qui ne sont pas aussi abondantes que celles des trois grandes puissances, Russie, États-Unis, et même Chine. La Chine a d’ailleurs renforcé son indépendance en s’assurant un meilleur accès aux minerais et aux matières premières essentielles en dehors de son propre territoire, tandis que le retard pris dans les objectifs de décarbonation garantit son indépendance énergétique en cas de crise, via le charbon.

Pourtant, les Européens se laissent aller à une impression de fausse sécurité face à des défis géopolitiques pressants. Certes, jusqu'à présent, les États-Unis ont surtout mené une guerre de narratifs, se contentant de campagnes d'ingérence politique en Europe. La pression extérieure de la Chine est une réalité sans cesse plus menaçante pour ses voisins, mais nous nous croyons suffisamment à distance pour ne pas nous sentir concernés. Pourtant, le pire semble probable : une unification de Taïwan à la Chine par la force ou la coercition. Sur le front oriental de l’Europe, seuls les soldats ukrainiens combattent face à la Russie - malgré une importante contribution européenne en armes et en aide - et même les États baltes et la Pologne ne se joindront pas directement au combat. L’agression russe a beau marquer un tournant pour de nombreux Européens et être considérée comme un enjeu existentiel par quiconque étant doté d’un esprit stratégique solide, elle n'est toutefois pas encore perçue comme une priorité absolue par la plupart des opinions publiques. Preuve en est que l’augmentation des dépenses de défense est encore jugée secondaire par rapport aux autres (nombreuses) priorités dans les arbitrages budgétaires. Les dépenses effectives (par opposition aux dépenses annoncées) progressent très lentement dans les pays européens - mis à part dans les pays baltes et aussi, il faut le reconnaître, au Royaume-Uni. La très médiatisée initiative de défense européenne "Readiness 2030", dotée de 800 milliards d'euros, se heurte à des obstacles budgétaires dans plusieurs États membres clés de l'UE.

Le contexte : une tempête géopolitique qui se prépare

Or, aujourd'hui plus qu'hier, c’est avant tout par la suprématie technologique et la puissance économique que les conflits se gagnent. Dans les décennies qui ont suivi la chute du mur, la plupart des pays européens, à l’instar des États-Unis, ont cru pouvoir s’exonérer d’engagements militaires majeurs et l'emporter grâce à des mécanismes de sanctions. À la Maison Blanche, les présidents démocrates ont conçu une architecture internationale de sanctions. Les Européens, nonobstant certaines réticences en fonction de leurs intérêts propres, ont globalement suivi le mouvement. Ces sanctions représentaient des exceptions : l’économie mondialisée et libérale restait pratiquement saine et sauve. On avait le beurre, et l’argent du beurre : les forces du mal étaient vaincues, et cela, au prix de quasi aucun sacrifice. Protégés par Washington, les Européens pouvaient s’offrir le luxe de critiquer, à tort ou à raison, presque toutes les interventions militaires américaines restantes, tout en réduisant progressivement leurs propres efforts en matière de défense.

Ces illusions ont vécu. Non qu’il faille abandonner le principe des sanctions, mais celles-ci ne prémunissent plus contre la nécessité, ou le risque, d'un conflit armé. Les agressions de la Russie, qui mêlent l’ambition nationaliste de reconstituer les empires tsariste et soviétique à des motivations géoéconomiques, menacent en tout premier lieu l'Estonie, la Lituanie, l'Estonie et la Moldavie. La stratégie de la Chine dans le Pacifique occidental fait écho à un millénaire d'expansion vers le sud, et il est impossible de séparer, dans la recherche de la suprématie régionale, le contrôle militaire et la capture de vastes ressources halieutiques et sous-marines. Les manœuvres de Donald Trump - revendications sur le Groenland, le Canada, le Panama et autres - reflètent aussi ces tendances. Elles signent le retour à des pratiques séculaires, lorsque les États-Unis ont acheté la Louisiane et l'Alaska et conquis Cuba ou les Philippines. Il faut également rappeler que la Turquie n'a pas renoncé à ses visées sur l'Arménie et occupe de facto une grande partie du territoire syrien. Israël achève son projet d'annexion de la Cisjordanie et pourrait être, après vingt ans d’interruption, sur le point de réinstaller des colons à Gaza.

La France, pour ne citer qu’un exemple, a pris le tournant décisif vers la communauté économique et le marché commun au sein de la CEE à partir des années 1960, une fois son projet colonial soldé par la fin de la guerre d'Algérie. La CEE, puis l'Union européenne, considéraient la prospérité comme un rempart pacifique contre la guerre.

L'Union européenne quant à elle s’est fondée sur le rejet, par chacun de ses États-nations, de la conquête territoriale et des zones d'influence : elle est donc prise à revers par des logiques antagonistes. La France, pour ne citer qu’un exemple, a pris le tournant décisif vers la communauté économique et le marché commun au sein de la CEE à partir des années 1960, une fois son projet colonial soldé par la fin de la guerre d'Algérie. La CEE, puis l'Union européenne, considéraient la prospérité comme un rempart pacifique contre la guerre.

Mais pour la Chine et les États-Unis, voire pour la Russie, prospérité et conflit sont des objectifs parfaitement compatibles. Derrière ses slogans du "gagnant-gagnant" et de la "prospérité partagés", la Chine de Xi Jinping a renforcé sa capacité à gérer l'économie en période de conflit tout en poursuivant sa quête de suprématie économique mondiale, voire de monopole dans des secteurs économiques clés. La Russie voit la guerre comme le prologue d’une prospérité future, faite d’un territoire agrandi qui lui vaut un accès facilité aux ressources naturelles critiques. L'Amérique de Donald Trump veut s’assurer des ressources supplémentaires, pour la plupart situées en dehors de ses frontières, afin d’être en mesure de l’emporter dans son conflit contre la Chine sans mettre en péril sa prospérité. Rien de surprenant à ce que cette dernière tendance se fasse jour précisément quand les États-Unis se retirent de leurs alliances et qualifient d’erreurs tous leurs engagements des trois dernières décennies : de la même manière, le retrait de Nixon-Kissinger du Vietnam et la normalisation des relations avec la Chine (1972) avaient également coïncidé avec la politique de dollar fort menée par le secrétaire au Trésor John Connally - "notre monnaie, votre problème" - et l’abaissement ou l’abandon du Japon et de Taïwan, les alliés les plus fiables des États-Unis en Asie. Concentration des forces, renforcement et réarmement : c’est le triptyque commun des grandes puissances.

Épreuve de force commerciale, recours à la technologie et à l'éducation comme armes, banalisation, par les États-Unis et la Chine, des sanctions extraterritoriales, usage de la coercition pour imposer l’alignement des partenaires : rien de tout cela ne peut se penser en dehors du cadre d'une rivalité géopolitique prête à se transformer en guerre ouverte. Au contraire, cela fait partie intégrante d’une stratégie qui doit permettre, a minima par des moyens politiques, de gagner ou de regagner la suprématie économique, voire d’accumuler des ressources afin de pouvoir générer ou résister à des conflits. Les États-Unis et l'Union soviétique se sont battus pour maintenir le monde tel qu'il était. Aujourd'hui, les États-Unis et la Chine - avec la Russie qui fait figure d’acteur moins puissant mais plus audacieux - mènent davantage une guerre de positions mouvante. Dans ce grand jeu, l'Europe est moins autour de la table qu’au menu, ou au mieux est-elle considérée comme un pion à enrôler à moindre frais.

La Chine et les États-Unis mènent aussi l’offensive sur le terrain idéologique : la Chine prodigue les promesses mielleuses d’une prospérité partagée, d’autant plus attractives que le soft power américain s’est érodé et que le ton des États-Unis s’est fait beaucoup plus brutal. Le prosélytisme culturel et politique américain est en phase avec le courant politiquement réactionnaire et économiquement ultralibéral qui traverse le monde, et accuse l'Europe de mener une "campagne agressive contre la civilisation".Un renversement des rôles si éhonté ne serait pas désavoué par les influenceurs russes ou chinois, qui en sont eux-mêmes largement adeptes.

Que ce soit les dirigeants américains eux-mêmes, qui naguère étaient les inventeurs de la notion de soft power et sa meilleure illustration, et aujourd’hui insultent allègrement leurs alliés tout en faisant l’éloge des dictateurs de la planète, ne manque pas d’ironie.

Que ce soit les dirigeants américains eux-mêmes, qui naguère étaient les inventeurs de la notion de soft power et sa meilleure illustration, et aujourd’hui insultent allègrement leurs alliés tout en faisant l’éloge des dictateurs de la planète, ne manque pas d’ironie. En marquant des buts contre son camp, l'administration américaine renforce la conviction de nos adversaires que la démocratie est au mieux une illusion, au pire une escroquerie de masse. Les accès hystériques des dirigeants américains au pouvoir ne laissent aucun doute sur leur détermination à l'emporter à tout prix, quel qu’en soit le coût pour leurs plus proches partenaires. "Ou vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous", disait-on. L'alternative reste valable, mais reformulée ainsi : "ou vous êtes comme nous, ou nous vous traiterons comme nous traitons tous les autres".

Le commerce et la coercition géoéconomique au service de la géopolitique

Tout ce qui précède n’a pas valeur de certitude à propos des États-Unis : des pauses, des reculades, des désaveux existent. Mais l'imprévisibilité erratique qui a cours dans la politique étrangère américaine incite à la prudence, et exige de se préparer au pire. Or, le pire ne se limite pas au désengagement américain de la défense européenne mais implique désormais le commerce international et des objectifs géo-économiques plus larges. Leur indétermination, l’imprécision qui les caractérisent, selon de nombreux interlocuteurs étrangers, loin d’être regardés comme des erreurs, doivent être compris comme un choix stratégique.

Dans son essai désormais célèbre publié en octobre 2024, Stephen Miran, aujourd'hui président du Conseil des conseillers économiques, émettait des prédictions, semblait-il, extravagantes et des propositions non moins excentriques. Elles se sont concrétisées sous la présidence Trump. Pour n’en citer que quelques unes : "les droits de douane sont des outils de négociation : l'incertitude qui entoure leur mise en application - quand le président change d'avis - leur échéance et leur ampleur créent de la peur et du doute qui renforcent leur impact " ; "les droits de douane sont un levier qui oblige le reste du monde à céder à nos conditions en matière de commerce et de sécurité" ; " si on oblige nos partenaires à choisir entre se voir imposer des droits de douane pour toutes leurs exportations vers les États-Unis ou appliquer des droits de douane sur leurs importations en provenance de Chine, que choisiront-ils ?" ; "imposer une redevance aux détenteurs étrangers de bons du Trésor américain, par exemple en retenant une partie des intérêts versés sur ces titres, est une bonne idée" et "les taux d'imposition appliqués par les différents pays sur leurs réserves peuvent dépendre de leurs relations avec les États-Unis" ; "Il faut procéder au fur et à mesure, le temps d’ajuster le niveau des droits de douane, avec de la patience on pourra atténuer les conséquences négatives de la politique douanière sur l’économie." Tout ce qui précède est désormais mis en œuvre, même si Stephen Miran s'est sans doute trompé quant à l'effet des droits de douane sur le taux de change du dollar, dont il prédisait qu’il irait d’abord en se renforçant, avant, peut-être, de se déprécier, et s’il a sous-estimé les répercussions négatives qu’une telle politique douanière aurait sur le marché obligataire américain.

Le triangle commercial États-Unis-Chine-UE en 2025, le plus grand défi de l'UE

L'Union européenne a un aperçu, sur les questions de commerce, de technologie et de contrôle des exportations, de ce à quoi pourrait ressembler un triangle États-Unis-UE-Chine. Elle semble en position de faiblesse, directement visée à plusieurs reprises par les États-Unis depuis le "jour de la libération" du 2 avril, où Donald Trump a annoncé sa nouvelle politique commerciale, ainsi que par la Chine (directement à propos des droits de douane sur les véhicules électriques et indirectement sur le refus d'exporter des terres rares et des matériaux critiques). Les négociations commerciales que Bruxelles a menées avec la Chine et les États-Unis ont surtout cherché à les faire revenir sur leurs décisions ou à en atténuer les effets négatifs. L’Europe a également gardé un discours modéré, en empruntant des voies détournées pour communiquer les mesures de rétorsion ou laisser entendre à quoi pourrait ressembler sa riposte. Jusqu'à présent, aucune des contre-mesures évoquées n'a été mise en œuvre. Un droit de douane de 25 % sur certains produits américains, annoncé le 9 avril et censée entrer en vigueur le 15 avril, a été annulé le 14 avril, tandis qu’un moratoire de 90 jours sur les droits de douane réciproques (jusqu'au 14 juillet) était convenu avec les États-Unis : il n’en reste pas moins que demeurent de la part de ces derniers les droits de douane universels de 10 % et les droits spécifiques de 25 % sur l'acier, l'aluminium et l'industrie automobile mis en place par Washington, sans qu’aucun droit de douane équivalent ne soit appliqué par l'UE aux produits américains.

Dans le même temps, des discussions suivent leur cours entre l'UE et la Chine ; un sommet est prévu à Pékin mi-juillet, peu après que n’arrive à échéance le délai fixépour la conclusion d'un accord commercial entre l'UE et les États-Unis. À défaut, les droits de douane américains passeraient à 50 % le 14 juillet, à la veille du sommet UE-Chine.

L'Union européenne a un aperçu, sur les questions de commerce, de technologie et de contrôle des exportations, de ce à quoi pourrait ressembler un triangle États-Unis-UE-Chine.

Dans l'intervalle, peu d'informations ont été divulguées sur les négociations commerciales en cours entre l'UE et la Chine, malgré plusieurs visites de haut niveau. Le commissaire européen au commerce et à la sécurité économique, Maroš Šefčovič, et le ministre chinois du commerce, Wang Wentao, se sont rencontrés à Paris le 3 juin.

À ce stade, rien n’a fuité sur l’issue de la réunion. Elle suivait immédiatement la conclusion d’un accord du Conseil, attendu de longue date, pour interdire les dispositifs médicaux chinois dans les marchés publics - la toute première mise en œuvre par l'UE de son instrument international sur les marchés publics (IPI) de 2022. Et le lendemain, le 4 juin, le commissaire européen à la stratégie industrielle, Stéphane Séjourné, a rappelé la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement en terres rares venant de Chine. 

Comme on pouvait s’y attendre, les États-Unis ont une nouvelle fois accentué la pression sur l'UE. Donald Trump, invoquant l'enlisement des négociations avec Bruxelles, a annoncé le 23 mai une accélération de l'application des droits de douane de 50 % sur l'ensemble des produits européens à compter du 1er juin, avant, dans la même journée, de reporter cette date au 9 juillet, après que Bruxelles se soit engagée à accélérer les négociations. En l'espace d'une semaine (du 23 au 29 mai), les États-Unis ont alors annoncé une série d’interdictions à l'exportation vers la Chine de plusieurs bien allant des composants de moteurs à réaction à une sélection élargie de semi-conducteurs. Rien de surprenant non plus à ce que les États-Unis et la Chine, à l'issue de négociations à Genève, aient convenu le 12 mai de suspendre pendant 90 jours, soit jusqu'au 12 août, l'escalade de leurs droits de douane réciproques.

Le 3 juin, le Bureau du représentant américain au commerce a adressé un "rappel amical" à l'UE au sujet de l’échéance du 9 juillet concernant les droits de douane. C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit l’annonce de Donald Trump, le 4 juin, d’une "suspension de la suspension" des mesures douanières à l'encontre de la Chine : elle coïncide avec la mise à l’agenda par l'UE des refus d'exportation de terres rares et de minéraux par la Chine. Donald Trump a donc imposé des droits de douane supplémentaires sur l'acier et l'aluminium, dont le producteur final est le plus souvent la Chine, avec une exemption partielle pour le Royaume-Uni, qui a signé un accord commercial avec les États-Unis le 9 mai. Dès le 5 juin, un nouvel accord en faveur de la reprise des négociations commerciales était conclu par téléphone avec Xi Jinping.

Ces péripéties sont loin d'être terminées. L'été 2025 s'annonce décisif pour le commerce international.

S'orienter dans le labyrinthe géopolitique : le choix de la moins impossible des options

Au lecteur profane, la chronologie ci-dessus, pourtant loin d'être exhaustive, semblera purement chaotique. En 1995, dans une formule qui avait fait florès, le célèbre économiste Jagdish Bhagwati avait qualifié la prolifération des accords commerciaux préférentiels (PTA) de "bol de spaghetti"(spaghetti bowl). Désormais, l’assiette s’est agrandie et les portions semblent gargantuesques ; les trois grandes puissances commerciales sont les seules à décider, et leurs intérêts bilatéraux sont étroitement emmêlés. Deux d'entre eux, l'UE et les États-Unis, ont des griefs similaires à l'égard de la Chine, mais aucun accord stratégique ne leur permet d’y faire face ensemble, et ils ne se font pas même confiance sur la méthode pour y parvenir. Deux autres, la Chine et les États-Unis considèrent leur duel commercial et technologique comme partie intégrante d'une confrontation géopolitique plus large, qui pourrait être le prélude à un conflit armé. Et les co-dépendances Chine-Europe ne doivent pas être sous-estimées.

L'UE et les États-Unis, ont des griefs similaires à l'égard de la Chine, mais aucun accord stratégique ne leur permet d’y faire face ensemble, et ils ne se font pas même confiance sur la méthode pour y parvenir. 

Les Européens jouent parfois des partitions discordantes : certains aimeraient considérer les questions commerciales à part, quitte à y inclure la sécurité économique et la réduction marginale des risques. Cela n'est pas possible, la géopolitique est bien là. D'autres souhaiteraient éviter de "prendre parti", position malheureusement renforcée par les tactiques coercitives des États-Unis, tout aussi inacceptables que les manœuvres chinoises, mais bien plus efficaces.

"Ne pas prendre parti" est tout aussi impossible. Les économies et les sociétés, de part et d’autres de l’Atlantique, sont plus profondément intégrées que celles de toute autre région : le commerce transpacifique a peut-être dépassé depuis longtemps le commerce transatlantique, mais les investissements croisés et les innovations sont plus importants de part et d'autre de l'Atlantique. Seuls les États-Unis pourraient provoquer la rupture définitive, s'ils persistent dans leur abandon stratégique de l'Europe et leurs exigences commerciales, réglementaires et financières aberrantes. Or, l'Europe ne peut pas simultanément "payer des taxes" aux États-Unis, au niveau actuel revendiqué par ces derniers, et doubler dans le même temps ses dépenses de défense.

La Chine, jusqu'à présent, n’a transigé sur presque aucune de ses mesures récentes ou plus anciennes, se contentant de lever les sanctions adoptées en 2020 contre certains parlementaires européens. En mai, la France s’est vu refuser le sursis qu’elle demandait sur l'interdiction du cognac, qui a déjà été partiellement mise en œuvre. Les limitations chinoises aux exportations nuisent à l'industrie européenne et les États membres européens réagissent en s’opposant les uns aux autres. Mais ce n’est pas la Chine qui a le pouvoir de briser l'Europe. Les États-Unis, selon qu’ils continueront de soutenir l'Europe ou tenteront de conclure une paix séparée avec la Russie de Poutine, le peuvent, eux. Il est impossible de prédire, à l'heure actuelle, s'ils reviendront à la raison.

L'Union européenne et ses États membres sont mis à l'épreuve comme aucune des crises des 70 dernières années ne le leur avait imposé. Il lui faut négocier de manière conciliante mais affirmée les demandes hyperboliques et contradictoires successivement émises par l’administration américaine, s’attacher à rester aligné avec les États-Unis quand nos intérêts stratégiques et de long terme coïncident ou peuvent être rendus compatibles. Cela signifie maintenir une ligne ferme contre l'expansion des dictatures, et persuader les États-Unis qu'une entente avec le régime de Poutine est un objectif impossible.

Avec réalisme, l'Europe adopte une position pragmatique à l'égard de la Chine et tente une nouvelle fois de voir si Pékin est disposé aux compromis. Elle devra s’inspirer du passé si, comme cela semble probable, la Chine se contente de paroles lénifiantes et ne change rien en fait dans sa politique à l’égard de l'Europe - ou si elle répond aux ouvertures maladroites de Donald Trump sur la Russie par une réponse prioritaire aux demandes de Washington.

L'Union européenne et ses États membres sont mis à l'épreuve comme aucune des crises des 70 dernières années ne le leur avait imposé.

Cet été verra les négociateurs européens engagés dans l’un des passages les plus périlleux que l'Union ait suivis dans son Histoire : ne tirons pas sur le pianiste, et rappelons-nous que c’est le manque de cohésion et d'action unitaire, réel ou supposé, qui rend le plus l’Union vulnérables face aux rugissements de ses adversaires.

Copyright image : Anna Moneymaker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Donald Trump et le chancelier allemand Friedrich Merz dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, le 5 juin 2025, à Washington, DC.

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