Rechercher un rapport, une publication, un expert...
La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne
03/06/2025
Imprimer
PARTAGER

L’Europe à l’épreuve de l’Indopacifique : les leçons du Shangri-La Dialogue

L’Europe à l’épreuve de l’Indopacifique : les leçons du Shangri-La Dialogue
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident

​Le Shangri-La Dialogue, consacré à la sécurité en Indopacifique, s'est clos le 1er juin. Il a été l’occasion pour les Européens, dont la présence dans l’Indopacifique n’a jamais été aussi visible, d'affirmer leur attachement au droit international face à Pékin. Peuvent-ils toutefois s'offrir le luxe d'une présence simultanée en Asie du sud-est et sur le front russe ? Mathieu Duchâtel montre combien une certaine constance de l'engagement européen dans l'Indopacifique engrange des résultats, et suggère quelques pistes pour renforcer l'impact des initiatives nationales et européennes dans la région.

Du président Macron aux ministres de la Défense de France, de Finlande, de Lituanie, des Pays-Bas et de Suède, en passant par les chefs d’état-major d’Allemagne et du Royaume-Uni, jusqu’à la vice-présidente de la Commission européenne, Kaja Kallas, l’Europe était représentée en force au 22ᵉ Dialogue de Shangri-La de Singapour, principal sommet de diplomatie de défense de la région Indopacifique.

La visibilité de cette présence européenne a été accentuée par l’absence remarquée du ministre chinois de la Défense, dont les interventions, depuis 2019, retenaient généralement une grande part de l’attention médiatique et diplomatique. 

Un engagement stratégique excessif ?

Pourtant, la capacité de l’Europe à peser, ou non, sur les dynamiques sécuritaires de la région a été l’un des fils conducteurs du sommet. Cette interrogation s’est déclinée sous trois angles : les attentes des pays de l’Indopacifique à l’égard de l’Europe ; celles de l’administration américaine, représentée par le secrétaire à la Défense Pete Hegseth ; et enfin, les signaux envoyés par les Européens eux-mêmes quant à leurs intentions et leur niveau d’engagement.

"Le retrait de toute puissance de cette région aurait des conséquences désastreuses"  : c’est par ces mots que le secrétaire à la Défense nationale des Philippines, Gilbert Teodoro, a ouvert un discours remarqué sur la capacité d’initiative stratégique des petits États.

Cette perspective, formulée en réponse aux accusations persistantes de Pékin selon lesquelles les Philippines se comporteraient, dans les différends maritimes en mer de Chine du Sud, comme un État proxy des États-Unis, conduit logiquement à la conclusion qu’une présence internationale dans les affaires de sécurité régionale renforce la défense des intérêts philippins, qui coïncident avec la défense du droit international de la mer, une priorité européenne.

La capacité de l’Europe à peser, ou non, sur les dynamiques sécuritaires de la région a été l’un des fils conducteurs du sommet.

Les Philippines voient une présence navale internationale comme bénéfique à la protection de leur zone économique exclusive, dont plusieurs zones, de Mischief Reef à Scarborough Shoal, en passant par Subi Reef, sont aujourd’hui occupées par la Chine, en violation de la décision rendue en 2016 par la Cour permanente d’arbitrage.

La position des Philippines ne saurait, bien sûr, être tenue pour représentative de l’ensemble de l’ASEAN. Des critiques subsistent à l’égard de l’approche européenne. Certains estiment que la présence navale régulière des États européens contribue à alimenter les tensions régionales ; d’autres dénoncent les analogies récurrentes entre l’Ukraine et Taiwan, qu’ils perçoivent comme une prophétie auto-réalisatrice dont l’Asie se passerait volontiers.

Mais alors que le HMS Prince of Wales, porte-avions amiral de la Royal Navy, entame un déploiement de huit mois dans la région Indopacifique à la tête d’un groupe aéronaval international, la question de la légitimité d’une présence maritime européenne en Asie a de nouveau été soulevée lors du dialogue de Shangri-La, cette fois-ci sous l’angle des ressources disponibles.

En 2024–2025, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et l’Italie auront toutes engagé des unités navales dans la région, au nom de la liberté de navigation que leur reconnaît le droit international.

Mais cette projection stratégique n’a-t-elle pas un coût pour la posture de défense européenne vis-à-vis de la Russie ? L’intense pression exercée sur le front Est, conjuguée au risque d’un élargissement du conflit russo-ukrainien à un affrontement direct avec l’OTAN (une menace que le général Carsten Breuer, chef d’état-major de la Bundeswehr, a rappelée avec force à Singapour), ne justifie-t-elle pas une concentration totale des efforts militaires européens sur leur propre théâtre de sécurité ?

À ces interrogations sur le risque d’étirement des ressources militaires limitées des armées européennes, soulevées par plusieurs intervenants (et très présentes dans le débat stratégique en Europe), l’amiral Radakin, chef d’état-major des armées britanniques, a apporté la réponse la plus claire et concise.

Le Royaume-Uni n’a en aucun cas "le projet d’engager des porte-avions dans le conflit Russie-Ukraine" ; le coût marginal du déploiement dans l’Indopacifique est estimé à seulement "75 millions de livres" — à comparer avec un budget total de 59,8 milliards de livres prévu pour 2025/2026 pour la défense britannique.

Par ailleurs, si la présence du groupe aéronaval devenait indispensable dans l’Atlantique ou en Méditerranée, il lui suffirait de moins de six semaines pour rejoindre ces théâtres d’opérations.

Au dialogue de Shangri-La, le secrétaire américain à la Défense Pete Hegseth a prononcé un discours centré sur la réassurance stratégique à l’égard des pays de la région — y compris la Chine. Les États-Unis, a-t-il rappelé, sont une “nation de l’Indopacifique” et entendent le rester "pour les générations à venir". Leur posture dans la région vise avant tout à "dissuader l’agression chinoise", en s’appuyant sur des "politiques de bon sens" fondées sur la puissance militaire.

Dans une intervention très attendue, Hegseth a affirmé que les alliés asiatiques des États-Unis devraient désormais considérer les pays européens comme un nouvel "exemple" en matière d’effort de défense, soulignant que plusieurs trajectoires budgétaires sur le continent convergent aujourd’hui vers un objectif de 5 % du PIB, y compris en Allemagne.

La question de la légitimité d’une présence maritime européenne en Asie a de nouveau été soulevée lors du dialogue de Shangri-La

Et d’ajouter : "Alors que nous concentrons notre attention sur cette région, et que l’Europe renforce son engagement et assume davantage la responsabilité de sa propre sécurité, le président Trump et moi-même compterons sur vous, sur cette assemblée, nos alliés et partenaires, pour être des multiplicateurs de force pour la paix aux côtés des États-Unis".

Le message adressé aux Européens est donc clair : la dissuasion à l’égard de la Russie est la priorité logique dans l’intérêt de tous, mais il n’y a pas d’injonction particulière à rester confinés à l’Europe.

Une "coalition des indépendants" ?

Les questions du "besoin d’Europe" et de l’offre européenne à l’égard des pays de la région se posent bien au-delà de la présence navale.

Le discours du Président de la République Emmanuel Macron a cherché à y apporter une réponse stratégique globale, autour de deux axes principaux.

Tout d’abord, une approche morale des causes des guerres, centrée sur la dénonciation des "doubles standards", qui selon lui limiteraient la capacité d’action des pays occidentaux.

Le passage sans doute le plus marquant de son discours fut cette interpellation : "Si l’on considère que la Russie pourrait s’emparer d’une partie du territoire ukrainien sans aucune restriction, sans aucune contrainte, sans aucune réaction de l’ordre international, comment formulerait-on ce qui pourrait arriver à Taïwan ? Que feriez-vous le jour où quelque chose surviendrait aux Philippines ?".

En désignant explicitement la Chine comme l’agresseur potentiel en Asie, le Président a choisi d’adopter, sur la question de la sécurité régionale, une clarté d’analyse pour laquelle il existe une véritable attente dans la zone, quitte à s’exposer à des protestations chinoises, qui n’ont d’ailleurs pas tardé à se manifester, d’abord par la voix de l’ambassade de Chine à Singapour. Son message et celui de Kaja Kallas sous l’angle du droit international ("si vous ne défendez pas le droit, vous validez l'agression"), se sont ainsi mutuellement renforcés.

Malgré cette volonté de clarification, les rééquilibrages opérés dans le discours présidentiel - réaffirmant que nul ne souhaite "adopter une posture de confrontation envers la Chine", qualifiée de "pays ami" ("et j’ai bien l’intention que cela demeure ainsi, dans un esprit de loyauté, mais avec une approche exigeante fondée sur la défense de nos propres intérêts") - ont laissé à de nombreux délégués l’impression persistante d’une ambiguïté française sur sa position vis-à-vis de Pékin. Une ambiguïté d’autant plus significative que la relation à la Chine est le déterminant structurel de tout engagement régional.

Si cette posture, mêlant critiques franches et prudence diplomatique, contraste avec les approches sans équivoque des États-Unis ou des Philippines, elle demeure néanmoins en phase avec celles adoptées par des partenaires comme Singapour ou l’Indonésie, dont le poids stratégique pour la France ne cesse de croître, sans aller jusqu’à la neutralité absolue revendiquée par le vice-Premier ministre thaïlandais, Phumtham Wechayachai.

Une profession de foi en faveur de l’autonomie stratégique, présentée à la fois comme la clé de voûte de la politique étrangère française dans l’Indopacifique et comme un terrain d’entente naturel avec de nombreux partenaires régionaux.

Vient ensuite une profession de foi en faveur de l’autonomie stratégique, présentée à la fois comme la clé de voûte de la politique étrangère française dans l’Indopacifique et comme un terrain d’entente naturel avec de nombreux partenaires régionaux. Sur ce point, la posture française semble fortement nourrie par les succès tangibles enregistrés dans le renforcement des partenariats stratégiques avec l’Inde et l’Indonésie, deux pays très réceptifs au message d’autonomie stratégique porté par la politique étrangère française.

La visite d’État du Président Macron en Indonésie qui a précédé son discours au Shangri-La et sa réception spectaculaire dans le temple Borobudur de Java n’ont pu que le conforter dans cette certitude. La lune de miel franco-indonésienne connaît un regain d’intensité sous la présidence du francophile Prabowo Subianto.

Dès février 2022, la commande par l’Indonésie de 42 Rafale avait contribué à refermer la plaie ouverte par l’affaire AUKUS et l’annulation du "contrat du siècle" - la vente à l’Australie de sous-marins à propulsion diesel. Sur le plan de la coopération en matière d’armement, la lettre d’intention récemment signée par Jakarta, portant sur l’acquisition de Rafale supplémentaires, de sous-marins Scorpène et de canons Caesar, intervient de nouveau à un moment critique. Elle vient en effet conforter la dynamique bilatérale, dans un contexte marqué par la controverse franco-indienne autour des causes de la probable perte d’un Rafale lors des récentes opérations de riposte indiennes contre le Pakistan, consécutives aux attentats de Pahalgam en avril dernier au Cachemire.

Or comme l’a souligné le ministre de la Défense Sébastien Lecornu lors de son intervention à Singapour, "on avance parfois plus vite avec des pays hors-UE qu’au sein de l’UE". Si le concept d’autonomie stratégique séduit en Asie, il reste clivant en Europe tant il est perçu par certains comme un marqueur prématuré d’émancipation transatlantique. Aucun autre dirigeant européen n’en a d’ailleurs repris l’énoncé.

Au-delà des idées et des postures, ce déplacement en Asie du Sud-Est semble avoir suscité à Paris une prise de conscience de l’importance d’envoyer un signal politique sur les questions commerciales. Dans son discours, Emmanuel Macron évoque explicitement le CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) comme un possible horizon pour le développement des relations économiques entre l’Europe et les pays de l’ASEAN.

À l’heure où le libre-échange fait l’objet d’attaques répétées, et alors même que l’Union européenne s’affiche comme l’un de ses derniers grands défenseurs, les objections à une candidature européenne au CPTPP apparaissent principalement techniques : complexité des règles d’origine, redondance avec des accords bilatéraux déjà en vigueur (Vietnam, Singapour, Japon), ou encore incompatibilités normatives liées à des standards jugés insuffisants en matière de droit du travail, de protection de l’environnement ou de gouvernance des données.

Ces considérations techniques, bien que légitimes, pèsent peu face à l’impératif stratégique de renforcer la présence européenne en Asie et de capitaliser sur les opportunités provoquées par la rivalité sino-américaine. Rejoindre une dynamique comme le CPTPP offrirait à l’Europe un levier supplémentaire pour répondre aux attentes de ses partenaires asiatiques, tout en affirmant un rôle accru dans l’architecture économique Indopacifique en construction. L’absence de référence au CPTPP dans le discours de Kaja Kallas apparaît dès lors comme une occasion manquée.

Conclusion

Le Dialogue Shangri-La 2025 a confirmé que la présence européenne dans l’Indopacifique n’a jamais été aussi visible, et ce, en dépit des tensions sécuritaires qui croissent à l’est du continent. Cette présence répond à une demande explicite de nombreux États de la région pour des partenariats renforcés et une coopération accrue.

Sur les questions de sécurité et de défense, cœur du sommet, plusieurs priorités communes se sont ainsi dégagées : la sécurisation des câbles sous-marins et des réseaux satellites ; l’envoi de signaux stratégiques tangibles via la coopération industrielle en matière de défense ; la cybersécurité, face à l’activisme offensif de la Russie, de la Biélorussie, de la Chine et de la Corée du Nord ; enfin, la nécessité de porter un message clair et constant sur la primauté du droit international.

Les ambiguïtés politiques persistantes, l’absence d’une vision commerciale cohérente, les contraintes liées aux ressources navales et aériennes mobilisables et la fragmentation conceptuelle autour de l’autonomie stratégique continuent de freiner l’impact collectif européen.

Les ambiguïtés politiques persistantes, l’absence d’une vision commerciale cohérente, les contraintes liées aux ressources navales et aériennes mobilisables et la fragmentation conceptuelle autour de l’autonomie stratégique continuent de freiner l’impact collectif européen. Les plus optimistes y verront un verre qui, à défaut d’être déjà à moitié plein, se remplit objectivement au fil du temps grâce à une constance dans l’engagement.

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP
Emmanuel Macron au Shangri-La Dialogue de Singapour, le 30 mai 2025

 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne