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27/07/2022

Quel avenir pour l’Europe après Mario Draghi ?

Quel avenir pour l’Europe après Mario Draghi ?
 Cecilia Vidotto Labastie
Auteur
Ancienne Responsable de projets - Programme Europe
 Georgina Wright
Auteur
Directrice adjointe des Études Internationales et Expert Résident

Le 21 juillet, Mario Draghi, Premier ministre Italien, présente sa démission au Président de la République italienne, Sergio Mattarella, après avoir perdu la confiance de trois des partis qui le soutenaient, le Mouvement 5 étoiles, la Ligue et Forza Italia. Il lui restait huit mois dans son mandat. Malgré un soutien exceptionnel de l'opinion publique, le Mouvement 5 étoiles et les partis de droite et d’extrême droite lui ont donc fait barrage. Le quotidien La Repubblica qualifie leur comportement de "trahison de l'Italie".

Le lendemain, les bourses de Milan, Paris et Francfort sont en chute libre. Les économistes et les marchés financiers craignent une nouvelle crise des dettes souveraines. Les chefs d'État et de gouvernement européens ne se ménagent pas pour exprimer leur regret. Pour Emmanuel Macron, Mario Draghi est "un grand homme d'État italien, un partenaire de confiance, et un ami de la France."

Sa démission entraîne une période d'incertitude pour l'Italie : il faudra attendre le 25 septembre pour savoir qui la gouvernera. Pour l'instant, c'est Giorgia Meloni, la dirigeante de Fratelli d'Italia (Frères d’Italie), parti d’extrême droite, qui pourrait être appelée à devenir Présidente du Conseil. Elle promeut une Europe fondée sur les valeurs chrétiennes et le respect des identités nationales où la souveraineté nationale prime. 

La place de l'Italie en Europe est bien trop stratégique et déterminante pour considérer qu'il s'agit d'un énième rebondissement dans une vie politique italienne rompue aux instabilités. Sa dette s'élève à 150 % du produit intérieur brut, soit la plus élevée de toute la zone euro après la Grèce. Le pays est également le premier bénéficiaire du plan de relance européen post-Covid, avec une enveloppe de 209 milliards d’euros. Ce qui se passe en Italie a inévitablement des répercussions au niveau européen. 

Draghi était perçu comme le seul à même de mener les réformes nécessaires pour transformer l'Italie. À ce jour, 48,9 % des réformes exigées pour toucher aux fonds de relance européen ont été mises en œuvre. Même s'il est difficile de prévoir comment le prochain gouvernement mènera ces réformes, une chose est certaine : si son successeur échoue, c’est toute l'Europe qui sera touchée.

La perte d'un allié

Pour beaucoup de dirigeants européens, Draghi est un allié de confiance. Sa réputation en Europe était très positive, y compris avant sa nomination à la tête du gouvernement italien en février 2021. Quand la crise des dettes souveraines bat son plein en juillet 2012, Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque Centrale européenne, annonce qu’il fera "tout ce qui est nécessaire" pour sauver la zone euro. Beaucoup le créditent d'avoir évité de justesse la sortie de la Grèce de l'UE. Cet épisode lui vaudra le surnom de "Super Mario". Douze ans plus tôt, à la tête du Trésor italien, M. Draghi tenait la barre de l'économie italienne qui traversait une série de scandales financiers.

Pour beaucoup de dirigeants européens, Draghi est un allié de confiance. Sa réputation en Europe était très positive.

En tant que Président du Conseil, Mario Draghi a réussi à remettre l'Italie sur le devant de la scène internationale. Il renoue les liens bilatéraux. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, s’est rendu à Rome avant de rencontrer ses homologues à Londres ou à Washington. Emmanuel Macron le qualifie d'"un ami de la France". Le duo franco-italien s'est récemment soudé autour de la signature du Traité du Quirinal, un accord qui définit le cadre d’une coopération stable et structurée dans la relation transalpine. 

M. Draghi a également assuré la présidence du G20. Ce rôle, ainsi que sa position ferme sur la Chine et son appel à réduire les dépendances stratégiques, ont fait de lui un interlocuteur européen clé pour le Président Biden.

Enfin, l'Italie de Draghi fait partie des acteurs clés de la définition d'une réponse européenne à la pandémie de Covid-19. De l'achat groupé de vaccins à la mise en place du pass sanitaire européen, son engagement européen est sans faille. Son gouvernement a permis à l'Italie de réduire drastiquement sa dépendance énergétique à Moscou. Avant l'invasion russe de l'Ukraine, l'Italie importait 40 % de son gaz de la Russie. Ce chiffre s'élève aujourd'hui à 25,2 % et l'objectif à horizon fin 2023 est de cesser toute importation du territoire russe. C'est aussi Mario Draghi qui a contribué à convaincre Emmanuel Macron et Olaf Scholz de soutenir la candidature de l'Ukraine à l'adhésion à l'UE.

Enfin, pour répondre aux défis énergétiques, l'Espagne et l'Italie ont fait preuve d'initiatives en proposant d’effectuer des achats groupés de gaz tout en plafonnant les prix. Cette collaboration est particulièrement appréciée par le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, qui, dans une lettre ouverte à Politico explique que son homologue italien a largement contribué à l'obtention de consensus entre les 27 chefs d’État et de gouvernement. Selon lui, "l'Europe a besoin de leaders comme Mario". 

Une Italie affaiblie peut déstabiliser l'Europe

Pays fondateur de l’Union, l'Italie a fortement contribué à façonner l'Europe telle que nous la connaissons. Politique étrangère, mesures fiscales, souveraineté industrielle, le poids de l'Italie dans la prise de décisions européennes est considérable. Troisième pays le plus peuplé de l'UE, l’Italie peut compter sur ses 76 députés au Parlement européen et son positionnement central au sein du Conseil, pour toutes les décisions votées à la majorité qualifiée. C’est pourquoi les États membres cherchent souvent à créer des coalitions ou blocs avec elle. Par exemple, la France a souvent pu compter sur l'Italie pour demander plus de flexibilité dans les règles fiscales européennes. C’était d’ailleurs le sujet d'une tribune de Macron et Draghi sur la stratégie macroéconomique et budgétaire de l'Union européenne publiée par le Financial Times.

C’est aussi l'une des plus grandes puissances économiques européennes. Avec un PIB de 2 120 23 milliards d’euros, il s'agit de la troisième économie de la zone euro. Elle représente à elle seule 17 % de la production industrielle de l'UE (deuxième après l’Allemagne). L'économie italienne est en meilleure santé qu’il y a dix ans, et la balance commerciale est excédentaire. Son industrie compétitive la rend moins dépendante des investissements étrangers. De plus, son armée est la deuxième de l'Union européenne. Le pays y investit 1,6 % de son PIB et ce chiffre ne cesse d'augmenter depuis 2015 pour atteindre ses engagements avec l’OTAN (2 % du PIB) dans les années à venir.

Néanmoins, l'économie italienne fait face à des faiblesses structurelles considérables (faible compétitivité, administration publique onéreuse, coupure Nord-Sud du pays, déclin démographique, retard dans la recherche et l’éducation) et le contexte conjoncturel ne fait qu’empirer la situation. La guerre entre la Russie et l'Ukraine a provoqué une forte hausse des prix de l'énergie et des matières premières, ainsi que des problèmes d'approvisionnement et une montée de l'inflation partout en Europe. D'après certains observateurs, cela pourrait entraîner une nouvelle crise des dettes souveraines qui toucherait toute l'Europe mais particulièrement l’Italie. 

L'Italie est le premier bénéficiaire du NextGenerationEU, le plan de relance européen de 750 milliards d’euros qui a pour vocation de relancer et transformer l’économie européenne après la pandémie. 

L'Italie est le premier bénéficiaire du NextGenerationEU, le plan de relance européen de 750 milliards d’euros qui a pour vocation de relancer et transformer l’économie européenne après la pandémie. Au total, l’Italie devrait toucher 209 milliards d’euros (à titre de comparaison, la France recevra seulement 40 milliards). La mise en œuvre du Plan national de relance et résilience italien était d’ailleurs l’une des grandes tâches qui incombaient au gouvernement Draghi lors de sa formation en février 2021. 

Rome a déjà touché 25 milliards de financement. La prochaine tranche de 21 milliards est prévue cet été mais elle n'a rien de mécanique. Le versement des fonds est conditionné à la mise en œuvre des réformes inscrites dans le plan national, approuvé par le Parlement italien en avril 2021, et soumis à la Commission européenne peu après. Le hausse des prix de l'énergie et des matières premières a déjà mis en péril sa mise en œuvre. Certains partis, tels que la Ligue, considèrent que le plan est désormais irréalisable et souhaitent le renégocier. Même si l'accord entre la Commission européenne et l'Italie permet une révision du plan en cas de situation exceptionnelle, la renégociation risquerait d’être longue et très compliquée. En effet, si la droite remporte les élections et se retrouve au gouvernement, ses positions souvent critiques vis-à-vis de l'UE (notamment pour sa gestion des questions migratoires, de la sécurité des frontières externes et de la zone euro) ne faciliteraient pas les échanges avec Bruxelles. Aucun déboursement des prochaines enveloppes ne serait possible sans un plan de relance agréé. Certains à Bruxelles craignent qu'une demande de renégociation déclenche des demandes similaires de la part d’autres États membres.

L'Italie et la guerre en Ukraine

Autre point préoccupant, le départ de Draghi pourrait affaiblir la réponse italienne face à la guerre en Ukraine. 

Le départ de Draghi pourrait affaiblir la réponse italienne face à la guerre en Ukraine. 

Giorgia Meloni, appelée peut-être à devenir la future Présidente du Conseil, a déclaré vouloir suivre la même ligne que Draghi, mais le Parlement italien, comme l'opinion publique, sont divisés sur la guerre en Ukraine. La nouvelle coalition qui pourrait émerger regrouperait une majorité de partis pro-russes. La Ligue d’abord, qui formera une coalition avec Meloni, s’est toujours opposée au soutien militaire de l’Italie à l'Ukraine. 

Forza Italia, le parti de droite de l’ancien président Silvio Berlusconi, qui sera dans la coalition avec Frères d'Italie et la Ligue, est également un allié de la Russie, comme le Mouvement 5 étoiles, dirigé par l’ancien premier ministre italien Giuseppe Conte.

L'opinion publique italienne, traditionnellement pacifiste, est de plus en plus favorable à la négociation d’un accord de paix entre la Russie et l'Ukraine, même si le prix à payer est la perte de territoires ukrainiens. La hausse des prix de l’énergie semble affaiblir le soutien inconditionnel des débuts, et il est tout à fait possible que les partis populistes exploitent cette tendance à des fins électorales. 

Une gouvernance moins ferme à l'égard de la Russie pourrait déboucher sur une diminution du soutien bilatéral que l'Italie apporte actuellement à l'Ukraine. Elle pourrait également rendre tout acte de solidarité des 27 envers l'Ukraine au sein du Conseil plus difficile, par exemple sur les sanctions européennes, qui sont adoptées à l'unanimité ou encore sur la solidarité énergétique. L'Union est actuellement en proie à des difficultés d'approvisionnement énergétique. Pour y faire face, Bruxelles appelle à une réduction de 15 % de la consommation de gaz en Europe et organise un achat groupé du combustible. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a déjà annoncé qu’il ferait bande à part. La situation pourrait se dégrader ultérieurement si l'Italie devait également se désolidariser. Ceci affaiblirait considérablement le poids des Européens contre le Kremlin.

Un été d'attente

Même si l'Italie est plus effacée que le duo franco-allemand, elle tient une place importante au sein de l'Europe. Plusieurs défis l’attendent ; si elle peine à y répondre, c’est toute l'Europe qui risque d’être affaiblie.

En février 2021, Mattarella confie à Draghi le devoir de former un gouvernement "de haut niveau, qui ne doit pas s'identifier à une quelconque formation politique" pour affronter l'urgence "pandémique, économique et sociale". Espérons que le prochain gouvernement puisse faire de même ; quoi qu'il en soit, l'Europe devrait se préparer à toute éventualité.

 

 

Copyright : OLIVIER DOULIERY / AFP

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