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Repenser l’analyse en politique étrangère

Repenser l’analyse en politique étrangère
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

L’Europe sort progressivement de sa torpeur stratégique et la France s’adapte à un monde sous tension. La nouvelle Revue nationale stratégique sera bientôt livrée à l’Élysée mais un angle mort demeure : l'analyse. Or, à l'heure de toutes les incertitudes, il est urgent de mettre en place une méthode pour élaborer des scénarios clairs sur lesquels fonder les décisions. À quoi ressemblerait une procédure rationnelle qui ne dépende pas de la valeur des individus, aussi grande fût-elle ? Diplomatie, Armée, Affaires étrangères, think tank et chercheurs : comment construire une complémentarité qui optimise la prise de décision ?

En janvier 2025, le président de la République, Emmanuel Macron, a demandé une mise à jour de la Revue Nationale Stratégique (RNS) : ce document constitue, de façon interministérielle, un exercice d’analyse et d’évaluation des menaces et des défis stratégiques qui visent la France. Les dernières dataient de 2017 et 2022. Version allégée des exercices précédents de Livres blancs (1972, 1994, 2008, 2013), cette RNS doit être le fondement d’une posture militaire et diplomatique renouvelée sur laquelle appuyer les politiques publiques françaises. La RNS se place au niveau stratégique, élabore les priorités auxquelles répondre et donne une vision de moyen et long terme, nécessaire pour une planification du temps long des postures et des capacités.

La RNS se place au niveau stratégique, élabore les priorités auxquelles répondre et donne une vision de moyen et long terme, nécessaire pour une planification du temps long des postures et des capacités.

Cette synthèse analytique, produite par les différents services de l’État compétents (prioritairement Affaires étrangères, Armées, services de renseignement, Économie et Finance), est pilotée par le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) avant d’être remise - dans les prochaines semaines - au chef de l’État.

Son élaboration soulève toutefois une question fondamentale sur la définition de l’analyse en politique étrangère et de sécurité nationale au sein de l'État : à quoi vise-t-elle ? Qui la mène ? Comment est-elle réalisée ? La méthode est-elle pertinente ? Répond-elle à la demande des autorités et aux besoins qui sont ceux des administrations pour mener ces politiques publiques ? Les réponses ne vont pas de soi. La fonction analyse dans l’état est mal comprise et souvent peu efficace tant elle est fragmentée, sous-priorisée, sous-outillée et tant elle pâtit du manque d’une méthode rigoureuse d’élaboration.

Or, si l’action est clé, à l’heure du réarmement et de l’effervescence diplomatique européenne, disposer d’une analyse claire et fiable de la situation internationale est aussi essentielle. Comme nous l’expliquions (ici et ici), les dynamiques géopolitiques et les stratégies territoriales des acteurs internationaux sont d’une rare complexité. Les conflits se multiplient et des logiques d’alliances antagonistes réapparaissent. Naviguer sur ces eaux troubles ne nécessite pas seulement un gouvernail, mais aussi une longue vue.

Ce qu’est et ce que n’est pas l’analyse

La fonction analyse souffre d’un malentendu : on confond ce qu’est l’analyse, et ce qu’elle n’est pas. Pourtant, comprise en tant que fonction étatique, elle se distingue de son sens large (la lecture, la synthèse et la mise en valeur et en perspective d’un volume d’informations). L’analyse n’est pas l’exploitation de données, comme le rappelle, par exemple, Sherman Kent, premier directeur de l’analyse à la CIA, mais le processus qui permet de répondre, avec méthode, rigueur et transparence, aux questions que posent les autorités politiques, diplomatiques et militaires afin de guider leurs décisions.

Il s’agit d’un raisonnement qui repose sur l’exploitation des informations, mais ce n’est pas, en tant que tel, un processus d’exploitation : il ne s’agit pas de rendre compte de l’information collectée et digérée, mais de lever l’incertitude et l'ambiguïté des relations internationales en proposant des réponses claires, des voies à envisager et des scénarios à mettre en œuvre. Or, ce processus pâtit actuellement de la manière empirique et dégradée avec laquelle il est fait, de sa dépendance aux réflexes idiosyncrasiques et aux appétences intellectuelles des rédacteurs et analystes, ou de leurs responsables. Il est pourtant possible de le professionnaliser.

Aujourd’hui, l’essentiel de ce que produisent les administrations qui participent de la stratégie de politique étrangère est une mise en perspective d’informations fusionnées et dont la fiabilité a été vérifiée : pour le dire autrement, il s’agit avant tout d’un processus d’exploitation. Le dispositif étatique collecte, évalue et commente un volume gigantesque d’informations ouvertes et fermées. Il se risque parfois à l’analyse mais sans processus défini ni méthode claire. L’expertise, au sein de l'État, est fondée sur un mélange entre les qualités de l’individu et sa maîtrise du dossier qui lui incombe, c’est-à-dire sa connaissance de l’ensemble des informations relatives à ce dossier et sa capacité à la mettre en perspective. Elle est rarement fondée sur une méthode transparente, discutable par des pairs et basée sur des évaluations et des probabilités.

Il ne s’agit pas de dire ce que la Chine a fait lors de telle négociation G20 ou de caractériser les mouvements de troupes de la Russie en Ukraine, ce qui est du domaine de l’exploitation, mais d’être capable de formuler des réponses à des questions variées : la Chine est-elle capable de prendre militairement Taiwan ? Combien de temps la Russie peut-elle supporter des sanctions sur son gaz ?

Il ne s’agit pas de dire ce que la Chine a fait lors de telle négociation G20 ou de caractériser les mouvements de troupes de la Russie en Ukraine, ce qui est du domaine de l’exploitation, mais d’être capable de formuler des réponses à des questions variées : la Chine est-elle capable de prendre militairement Taiwan ? Combien de temps la Russie peut-elle supporter des sanctions sur son gaz ? Quels sont les scénarios réalistes d’escalade entre l’Éthiopie et la Somalie ? L’Allemagne peut-elle redevenir la première puissance militaire européenne ? etc. Autant de questions d’ordre stratégique, dont la réponse ne peut pas être collectée mais doit être inférée du magma d’informations collectées et exploitées par le dispositif étatique. Qu’on ne s’y trompe pas : l’analyse est un processus difficile, ingrat et frustrant ; mais il est nécessaire pour mener de bonnes politiques.

C’est le rôle d’entités comme le National Intelligence Council (NIC), situé au sein du bureau pour le renseignement national (ODNI), et le Bureau of Intelligence and Research (INR) du département d’État aux États-Unis, ou comme le Joint Intelligence Council (JIC), situé au sein du bureau du Premier ministre (cabinet office) au Royaume-Uni. Dans ces systèmes, cette fonction est confiée à des structures ayant une mission d’analyse multi-sources (et non uniquement de renseignement, comme leurs dénominations pourraient le laisser penser). Si l’analyse couvre de nombreux champs de questions et de réflexion, elle se distingue chez nos partenaires en plusieurs catégories : le suivi de situation, l’évaluation et la prospective. David Omand, ancien directeur général du GCHQ britannique ayant été aussi directeur à la Sécurité nationale et sous-secrétaire à la Défense, propose par exemple 4 domaines de l’analyse : (i) situational awareness, qui permet d’identifier les dynamiques en cours sur un sujet, (ii) explanation, qui consiste à identifier les facteurs expliquant ces dynamiques et leurs évolutions, (iii) estimation, qui consiste à produire des évaluations relatives à ces dynamiques, mais aussi les intentions et potentiels des alliés et adversaires, (iv) strategic notice, qui consiste à anticiper les ruptures de moyen-terme. Chacun de ces domaines doit aider la prise de décision, qui s’adapte en conséquence.

L’analyse se base ici sur des processus rigoureux et transparents, issus de la méthode scientifique, des sciences humaines et sociales mais aussi des techniques d’analyse structurée. Elle cherche à combattre les biais des individus et des groupes, et à construire des processus collégiaux susceptibles de construire du consensus entre les différentes administrations et autorités impliquées. Enfin, elle travaille à une production indépendante et transparente, pour limiter l’influence politique, les biais internes et l’auto-censure. L’objectif est de fournir une réflexion aboutie la plus juste possible, afin que l’autorité politique puisse prendre une décision informée : il est libre d’ignorer ces analyses, mais il est informé.

Les métiers de l’analyse : chacun doit trouver son rôle

Sur les enjeux internationaux, l’architecture de l’État manque d’une définition claire des métiers et des missions de chacun, ce qui amène à de nombreux doublons dans le domaine analytique. Des effectifs importants sont chargés de suivre et comprendre les mêmes crises, pays ou régions, en raison d’un manque de réflexion systémique. Chacun poursuit son "analyse" avec des informations souvent similaires, des méthodes non-homogènes et peu rigoureuses, quitte à créer des doublons souvent peu justifiables. En réalité, ces multiples capacités analytiques existent souvent d’abord pour répondre à un besoin de compréhension propre à chaque entité administrative ou autorité. Les silos multiplient des fonctions similaires, pour que chaque autorité puisse bénéficier de sa propre lecture des dynamiques géopolitiques. Ainsi, tout comme dans le débat public sur les questions internationales, il y a beaucoup d’analystes et commentateurs se bousculant sur les mêmes sujets, sans réelle plus-value, en raison d’une architecture pensée en silos plutôt qu’en transversalité.

La recension pédagogique des principaux métiers pratiquant l’analyse fournit une illustration nette de ce constat :
Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères s’appuie, en premier lieu, sur des rédacteurs, en sous-direction à Paris, et sur des conseillers politiques, en ambassade ou en représentation permanente, pour consolider et produire une analyse sur un pays ou une région. Les conseillers recueillent de l’information ouverte auprès des interlocuteurs institutionnels de leur pays d’accueil, mais aussi des autres diplomates internationaux, des forces politiques locales et de la société civile (médias, chercheurs, associations, etc.). Cette information est valorisée par une mise en perspective depuis le terrain, analysée à l’aune des intérêts français. L’ensemble est transmis dans des notes diplomatiques, mais aussi à travers tout un panel de canaux informels (mails, boucles whatsapp, etc.). Les rédacteurs les compilent et les consolident avec d’autres informations ouvertes recueillies auprès d’interlocuteurs à Paris, ainsi qu’avec des informations ouvertes et fermées provenant des autres administrations. Cette synthèse sert, en premier lieu, à nourrir les entretiens des autorités politiques et diplomatiques, mais aussi à nourrir les réflexions stratégiques menées dans l’État sur un pays ou dossier donné. Les directeurs prennent aussi, parfois, l’initiative d’écrire des notes d’analyse personnelle en raison de leur vision panoramique, mais ce n’est pas systématique et cela tient plus d’un effort de stratégie et de recommandation que d’un processus analytique.

Chacun poursuit son "analyse" avec des informations souvent similaires, des méthodes non-homogènes et peu rigoureuses, quitte à créer des doublons souvent peu justifiables.

Les Armées, pour leur part, disposent d’un besoin de compréhension à trois niveaux : stratégique, opératif et tactique. Nous nous intéressons ici uniquement au niveau stratégique. Pour le niveau opératif (théâtre et environnement régional) ou pour le niveau tactique (opération précise), il s’agit d’un enjeu connexe mais distinct : la mise en œuvre de bons canaux de renseignements, ouverts et fermés, pour donner l’image la plus précise de la situation, en soutien aux opérations.

Au niveau stratégique, il s’agit de fournir aux autorités politiques et militaires une compréhension de l’évolution des dynamiques géopolitiques susceptibles d’avoir un impact sur la sécurité de la France et sur l’engagement militaire. Pour cela, des analystes pays/régions/crises se trouvent, en premier lieu, à la direction générale des Relations internationales et de la stratégie (DGRIS), à l’état-major des armées (EMA) et à la direction du Renseignement militaire (DRM). Ceux-ci s’appuient sur un mélange d’informations ouvertes et de renseignements fermés, collectés par des capteurs techniques (satellites, signaux électromagnétiques, etc.), les missions de défense (MDD) en ambassade, les militaires projetés en opération (bases permanentes ou opération extérieure) et les officiers de liaison présents dans des structures alliées ou internationales. Ces informations sont mêlées aux analyses du ministère des Affaires étrangères et d’autres administrations françaises pour produire des notes d’analyse.

Les services de renseignement, prioritairement la DGSE, la DRM ou la DGSI, disposent d’une panoplie de capteurs et de méthodes singulières pour recueillir des informations ouvertes et des renseignements fermés : officiers-traitant chargés de recruter des sources humaines, en France et à l’étranger ; officier clandestin évoluant sous couverture dans des structures cibles ; interception de signaux électro-magnétiques et pénétration informatique ; satellites d’observation et d’interception ; capteurs opérationnels ; partenaires nationaux et étrangers, etc. Le cœur de leur mission est le recueil de vastes quantités d’informations pour informer les autorités politiques et les autres administrations, et pour fournir une analyse consolidée. Ils disposent d’analystes par mission ou par géographie, chargés de fiabiliser, fusionner et analyser l’ensemble de ces informations. Pour autant, chaque service ne dispose pas de l’ensemble de ces capteurs et a donc une vision partielle de la "réalité collectée".

Enfin, des entités, comme le SGDSN, la DGRIS, l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) ou le centre d’analyse, de prospective et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères produisent aussi des recherches ou des analyses interministériellesde moyen terme pour essayer de dégager des tendances et des dynamiques de fond. Le point fort de ces entités repose davantage sur l’expertise des individus, rôdés à des raisonnements analytiques, que sur les moyens de collecte d’informations ou leurs sources.

L’ensemble de ces administrations produisent ainsi des analyses et des renseignements transmis aux autorités politiques mais aussi entre eux, et ce avec des outils distincts et fragmentés. Si l’effort de partage et de transparence est positif, il est aussi source d’une grande confusion, d’une production trop importante et d’un manque de clarté dans le rôle de chacun, mais aussi dans l’analyse elle-même. À la définition des missions, on perçoit aisément les doublons qui peuvent apparaître : combien sont les rédacteurs et analystes à avoir fait un état de la situation en Syrie ou au Sahel ? Chaque entité doit bien justifier sa légitimité et son travail par la production de notes écrites. Dans ce magma de papiers, comment fournir ainsi une analyse fiable, claire et consolidée aux autorités politiques ?

Ce phénomène est enfin renforcé par des facteurs RH structurants : (a) un turn-over important et caractéristique de la fonction publique avec des rédacteurs et analystes restant rarement plus de 3 ans sur leur poste, (b) un système analytique qui repose en grande partie sur des jeunes en début de carrière et qui n’est pas systématisé dans les échelons hiérarchiques, (c) la difficulté à construire des filières d’expertise, (d) des formations réduites et peu transversales dans le domaine de l’analyse et (e) la faible valorisation et donc le faible recrutement au sein de la fonction publique de docteurs et chercheurs, formés par nature au développement d’une expertise scientifique sur les dynamiques de long terme.

Comment favoriser un écosystème analytique plus sain

Pour éviter les doublons, les silos et les méfiances, tout en améliorant la transversalité au niveau stratégique, il conviendrait donc de clarifier l’architecture de cet écosystème élargi, avec une définition claire des métiers et une réflexion sur les circuits de collecte de l’information.

 

Il conviendrait donc de clarifier l’architecture de cet écosystème élargi, avec une définition claire des métiers et une réflexion sur les circuits de collecte de l’information.

La mission d’un rédacteur du ministère des Affaires étrangères est de consolider l’information en provenance du réseau diplomatique et de l’interministériel pour (i) préparer les entretiens internationaux des autorités politiques et diplomatiques, et le langage associé, (ii) consolider les politiques françaises et les engagements vis-à-vis d’un pays tiers et (iii) proposer des stratégies d’action pour promouvoir et défendre les intérêts français.

Celle d’un conseiller politique en ambassade est de (i) recueillir l’information ouverte dans un pays auprès d’un réseau d’interlocuteurs variés, (ii) promouvoir les positions et intérêts français via ce réseau, mais aussi dans le cadre de négociations, et (iii) se faire le traducteur des positions et intérêts du pays d’accueil. Aucun de ces deux métiers ne peut et ne devrait prétendre à l’expertise, au sens universitaire, de leurs pays d’action. La persistance d’une analyse certes littéraire mais peu scientifique des dynamiques de fond des pays (qui renvoie aux premiers temps de la diplomatie) n’est pas efficace, voire peut s’avérer contreproductive. Le recueil de sources ouvertes, réalisable techniquement depuis Paris, constitue par ailleurs une mauvaise attribution des moyens. De formation et de métier, les diplomates sont avant tout des intercesseurs entre les mondes, pas des chercheurs.
 
La mission des analystes du ministère des Armées gagnerait aussi à être revue. La grande partie de l’analyse qui est réalisée par les analystes de l’EMA, de la DGRIS, de la DRM et de la DGSE est redondante sur les sujets qu’ils partagent et ne se distingue que par le volume de renseignements fermés recueillis ou l’expertise individuelle. Si toutes ces entités collectent des informations auprès de capteurs et réseaux qui leur sont spécifiques, l’information initiale est régulièrement la même : une source ouverte (médias, réseaux sociaux, publication) accessible à tous. Elle est complétée par des confidences plus ou moins officielles d’homologues étrangers et se voit renforcée par plus ou moins de renseignements fermés.

Il faudrait donc plutôt distinguer la collecte, l’exploitation et l’analyse. La collecte et son exploitation peuvent être menées par différentes entités si celles-ci disposent de sources spécifiques à chaque métier et donc apportent chacune une plus-value singulière, chacun venant ainsi mettre au "pot commun". S’agissant toutefois de l’analyse, il faudrait au contraire réduire et concentrer cet espace pour qu’une seule entité soit chargée de cette mission stratégique. En effet, point essentiel, aucune administration ne dispose actuellement, seule, de l’ensemble des informations collectées par l’État et ne peut donc fournir une analyse fiable et complète. Or l’autorité politique ne se soucie guère de l’origine d’une information mais a besoin d’une évaluation panoramique basée sur l’ensemble de ce qui a été collectée. La création d’un lieu unique dédiée à la mission d’analyse est souhaitable.

Cette clarté analytique gagnerait aussi à se nourrir de son écosystème élargi, intégrant notamment chercheurs, think-tankers et entreprises de prestation. Ces derniers peuvent apporter une plus-value utile, distincte et complémentaire.

La mission d’un chercheur (public ou privé) consiste à produire de la connaissance sur un corpus de données, collectées avec une méthodologie claire, transparente, reproductible et critiquable, pour établir des savoirs fiables et des outils conceptuels d’analyse. Ces derniers sont particulièrement importants car ils sont durables et peuvent s’appliquer à des dossiers très variés. Il n’a pas vocation à suivre une situation en continu, ni à tout connaître ou tout collecter sur son sujet. Il n’en a d’ailleurs jamais les moyens. Pour autant, il se distingue des fonctions qui produisent actuellement l’analyse de l'État par sa capacité à fournir des outils conceptuels et des briques de compréhension claires, robustes et réutilisables pour comprendre les dynamiques internationales. Sa posture indépendante, qui doit faire l’objet d’une attention particulière, sa capacité à collecter les informations dans des espaces géographiques et sociaux singuliers, et son aptitude à croiser des objets, suivis en silos dans l’État, lui permettent de produire des savoirs originaux et offrent une plus-value complémentaire. Sa temporalité de moyen terme, son retrait par rapport au tempo du quotidien et son engagement durable sur un sujet le rendent naturellement pertinent pour fournir une analyse robuste. Son savoir devrait donc être mobilisé, plutôt qu’imité.

La mission d’un think-tanker consiste, pour sa part, à réaliser une analyse des politiques publiques réalisées par l’État et d’en apporter une lecture critique. Dans un cadre géopolitique, il s’agit de réfléchir et d’argumenter en faveur d’options, en fonction de leur adéquation avec les objectifs politiques annoncés ou d’autres objectifs jugés plus pertinents. Il s’agit d’une prise de position, indépendante ou partisane, pour nourrir le débat public sur la base de travaux de synthèses et d’une analyse critique. Il ne s’agit donc pas d’un travail de recherche, ni d’un pilotage quotidien de la politique publique, mais d’une position intermédiaire et critique. La pertinence d’un think tanker est renforcée par sa capacité à relier les travaux de synthèse et de recherche avec les modalités de prise de décision politiques. Dans ce cadre, il a toute sa place, complémentaire, dans le processus analytique de l’État. En revanche, le think tanker perd sa pertinence dès lors qu’il entend faire de la recherche, sans méthodologie transparente, sans plus-value en termes de collecte ou sans recommandation.

Dans le domaine de la géopolitique, l’État fait aussi appel à des entreprises de prestation pour réaliser des services de collecte de données ou d’analyse particulière. Celles-ci sont pertinentes dès qu’elles fournissent un service qui n’est pas réalisé par l’État. Elles sont aussi utiles par leur agilité lorsqu’il s’agit d’agir rapidement ou de façon ponctuelle, de façon à compléter temporairement les capacités étatiques, si tant est qu’elles évitent de proposer une simple collecte de sources ouvertes et leur exploitation par des profils moins expérimentés que les analystes des administrations. Les dépendances de sentier et la nécessité pour des administrations, qui peinent à définir leur besoin analytique, de dépenser leurs budgets de prestation peuvent néanmoins conduire à certaines dérives.

Nombreux sont les analystes, rédacteurs ou chercheurs dont le travail se résume à une synthèse éclairée de sources ouvertes sur un dossier, sans qu’il soit difficile de distinguer la plus-value et le rôle de chacun dans la mécanique institutionnelle.

La bonne articulation de ces trois métiers est susceptible d’offrir une palette de méthodes, d’outils et in fine de nourrir l’analyse de l'État, sans que ceux-ci ne viennent se positionner en doublon de l’administration. La confusion entre ces métiers, mais aussi avec les métiers de l’administration, est trop fréquente : nombreux sont les analystes, rédacteurs ou chercheurs dont le travail se résume à une synthèse éclairée de sources ouvertes sur un dossier, sans qu’il soit difficile de distinguer la plus-value et le rôle de chacun dans la mécanique institutionnelle.

Premières pistes d’amélioration de l’analyse au service de la décision politique

À l’échelle de l’État et des différentes administrations concernées, il est possible d’imaginer 4 échelons : (i) le recueil, (ii) l’exploitation, (iii) l’analyse et (iv) la prise de décision.

(i) S’agissant du recueil, l’objectif principal est de s’assurer que les informations collectées ne le soient pas en double et qu’elles soient centralisées et/ou partagées systématiquement, le tout dans un cadre sécurisé. Pour des raisons historiques, informatiques ou de sécurité, les différentes informations ne sont pas toujours partagées vers toutes les personnes concernées ou le sont par des moyens traditionnels (papiers) qui rendent difficiles leur exploitation, ce qui amène à un phénomène d’analyse borgne. À titre d’exemple, les renseignements partagés par le ministère des Armées avec le ministère des Affaires étrangères le sont à des niveaux hiérarchiques élevés, mais nourrissent trop rarement les travaux des rédacteurs pourtant en charge de cette synthèse. L’absence d’un bureau réservé, chargé de concevoir et piloter le partage, la diffusion et la protection du secret, au ministère des Affaires étrangères est une faiblesse en la matière. À l’inverse, la production diplomatique ou des Armées n’est pas toujours directement disponible au sein des services de renseignement, ce qui nécessite parfois des officiers de liaison, un processus peu agile. Clarifier les canaux de collecte (information ouverte et renseignement fermé), renforcer le partage et moderniser les outils de transmission sont des voies d’amélioration simples à mettre en œuvre.

(ii) S’agissant de l’exploitation, il conviendrait de définir une méthodologie similaire entre administrations et une nomenclature partagée afin de fiabiliser les informations collectées par tous, faciliter leur partage, leur recoupement et leur fusion. Pour l’heure, les informations exploitées sont partageables au cas par cas, d’une administration à l’autre, et selon des protocoles distincts pour chacune. Ce problème est renforcé par l’absence d’infrastructure numérique partagée, permettant de donner un accès large, sécurisé et respectant le besoin d’en connaître entre toutes ces administrations. Les systèmes d’information ne sont pas partagés et rarement en mesure d’échanger des informations par des protocoles numériques. L’ensemble de la tuyauterie informatique doit être repensée au profit d’une plateforme unique susceptible de diffuser la production exploitée et analytique, dissociée des bases de données de l’échelon de collecte qui doivent rester distinctes pour protéger les méthodes de chacun.

En complément, afin d’éviter la production de notes en doublon, on pourrait définir des administrations et équipes ayant la main sur certains dossiers, chargées de produire l’exploitation de l’ensemble des informations collectées par l’État sur un sujet déterminé. Cette désignation dépendrait du niveau de priorité politique, de confidentialité du dossier, des effectifs disponibles et de l’expertise mobilisable, d’une antériorité sur le dossier ou de moyens de collecte spécifiquement utiles.

(iii) Les deux premiers échelons peuvent être améliorés. S’agissant de l’analyse, cet échelon doit en revanche être construit quasiment entièrement. L’analyse multi-sources, fiabilisée, consolidée et méthodique, n’existe pas vraiment à l’heure actuelle. Pour l’heure, seul l’Élysée, via l’état-major du Président (EMP), la cellule diplomatique et le Centre de coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) dispose de l’ensemble des informations exploitées de l’État, sans disposer pour autant de capacités analytiques. Il importe qu’une entité soit en mesure de centraliser l’ensemble de l’information exploitée, pour pouvoir mener les travaux analytiques visant à répondre aux questions, demandes d’évaluation et de prospective qui émanent des autorités politiques. Celle-ci est d’autant plus nécessaire qu’elle est censée alimenter la réflexion stratégique menée au profit des conseils de défense et de sécurité nationale (CDSN).

L’analyse multi-sources, fiabilisée, consolidée et méthodique, n’existe pas vraiment à l’heure actuelle.

Dans ce cadre, une entité constituée d’une vingtaine à une cinquantaine d’analystes pourrait être mise en place au SGDSN ou à l’Élysée, en parallèle ou à l’intérieur du conseil de sécurité nationale (CSN) que nous appelons de nos vœux, pour fournir ces évaluations indépendantes.

Un parti pris pourrait aussi être de l’installer au MEAE, à la DGRIS ou à la DGSE ; mais il ne pourrait alors fonctionner que si sa tutelle ministérielle ne l’écrase pas, car seul un fonctionnement pleinement interministériel et un lien direct de questions/réponses avec les autorités politiques pourrait lui permettre de fonctionner. Destinataires de tous les flux d’informations exploités, armés par des experts de haut-niveau, issus ou non de l’administration, en dialogue constant avec la recherche stratégique et en mesure de mener des échanges quotidiens avec les rédacteurs et analystes des administrations productrices, cette entité pourrait permettre à la France de réaliser un saut qualitatif significatif dans le domaine de l’analyse.

La Patrouille de France devant le palais de l’Élysée, le 7 mai 2025
Copyright image : Ludovic MARIN / AFP

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