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06/07/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Regards étrangers sur une France en colère

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[Le monde vu d'ailleurs] - Regards étrangers sur une France en colère
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il se penche sur les perceptions américaine, russe et européenne des émeutes en France. 

Pour expliquer les émeutes qui ont suivi la mort tragique du jeune Nahel à Nanterre le 27 juin dernier, des lectures contrastées caractérisent les commentaires internationaux. Les médias américains et russes mettent en avant le "racisme systémique" et l’hypocrisie de la société française. En Europe, les analyses sont plus nuancées, et les commentateurs allemands se demandent si Olaf Scholz a raison d’exclure la possibilité de telles violences dans son pays alors que l’AfD est au plus haut dans les sondages.

Vu des États-Unis : une conséquence du "racisme systémique" ?

La mort de Nahel, jeune Français d'origine maghrébine tué par un policier près de Paris, a déclenché des manifestations violentes et réactivé les accusations de racisme endémique à l'encontre des forces de l’ordre, écrit le New York Times. Beaucoup de manifestants s'identifient à Nahel, la colère envers la police est enracinée dans "des décennies de plaintes pour violences policières" et dans le sentiment, existant dans les quartiers pauvres, d'être "méprisé et de faire l'objet d'une discrimination raciale". Plus peut-être que d'autres sociétés occidentales, poursuit le journal, "la France est fracturée entre ses élites métropolitaines aisées, qui retirent les bénéfices d'une économie dynamique, et des communautés à bas revenus dans des banlieues où les écoles sont pauvres et les perspectives faibles". La bonne santé économique, que reflète notamment un taux de chômage de 7,1 %, et la hausse des investissements étrangers, n'ont pas dissipé le sentiment d'exclusion ressenti à la "périphérie", observe le quotidien new-yorkais. Dans une autre correspondance, ce dernier relève la "coïncidence" entre ces émeutes et la décision du conseil d'État qui juge "adaptée et proportionnée" l'obligation de neutralité des tenues lors des compétitions sportives. Concomitance qui illustre, selon le journal, "la crise d'identité et d'inclusion" de la France.

"Les États-Unis ne sont pas les seuls à affronter le racisme systémique et la brutalité policière." affirme le New York Times.

Les émeutes qui ont éclaté en France montrent que "les États-Unis ne sont pas les seuls à affronter le racisme systémique et la brutalité policière", affirme le New York Times. "Le débat sur la race est profondément tabou en France, écrit-il, il va à l'encontre des idéaux fondateurs de la République selon lesquels tous partagent les mêmes droits universels et doivent être traités également".

Le New York Times relève que certains dénoncent une "américanisation" de la police française et dressent un parallèle avec la situation aux États-Unis, mais admet toutefois que les tirs mortels de policiers sont "beaucoup plus rares en France". L'assassinat de George Floyd en 2020 a laissé en France "une impression indélébile, en partie du fait des parallèles perçus avec la mort de plusieurs personnes, placées en garde à vue", estime le journal. Les principes de la laïcité à la française sont critiqués par ceux qui y voient "une arme pour exclure les musulmans, en particulier les femmes portant des foulards, de la vie publique". Le fait que la France ne publie pas de statistiques ethniques peut "masquer des générations de racisme systémique", avance encore le New York Times. Depuis longtemps, la France prétend ignorer la couleur de peau ("colorblind"), et ce refus rend "invisible le racisme systémique dans la société française", affirme Keith Magee, théologien et enseignant, dans une tribune publiée par CNN. Cette analyse est partagée par la sociologue Crystal Fleming, interrogée par la radio publique NPR, qui considère, contrairement à ce qu’a dit Emmanuel Macron (un acte "inexplicable"), que ce geste "est le résultat du racisme systémique en France".

La situation de la France est jugée "toxique et dangereuse" par l'agence AP, qui décèle des "fissures profondes" dans ses fondations - le pays n'étant "toujours pas réconcilié avec son passé colonial" - auxquelles s'ajoutent des "discriminations et des inégalités enracinées pour lesquelles il n'y a pas de solutions rapides".

Vu de Russie : les travers de l’hypocrisie française ?

"L'analogie est évidente avec la situation des États-Unis en 2020", analyse aussi la Nezavissimaïa gazeta en Russie, convaincue toutefois que le mouvement de protestation devrait rapidement s'étioler sans grandes conséquences politiques car, en France il s'agit de "pogroms", alors que le mouvement Black lives Matter comportait une dimension politique. "En France, toute l'intégration est fondée sur l'assimilation", explique le site russe Regnum, or les événements de 2005 comme le "pogrom" actuel le montrent - "la transformation de cette masse de descendants de personnes originaires des anciennes colonies en citoyens respectueux des lois de la République s'avère pour l'instant impossible". À la suite de la porte-parole du MID, qui dénonce la "prétendue tolérance européenne qui s'écroule sous nos yeux" et invite le Président Macron à "s'occuper des fractures" de la société française, les médias officiels russes ne manquent pas d'exploiter cette vague de violences urbaines.

"Ironie du sort", écrit l'agence Ria-novosti, il y a une semaine, la presse et les responsables occidentaux espéraient la déstabilisation de la Russie or, "le contraire s'est produit, c'est la France qui est en proie à l'enfer, aux incendies criminels, à la révolte, aux désordres et aux pillages", alors même que, d'après Elena Karaeva, les Russes "ont fait bloc autour du Président, des forces de l'ordre et de l'armée". Le tir du policier qui a tué Nahel a "révélé ce que la société française et ceux qui la gouvernent s'efforcent de dissimuler", à savoir un "racisme très profond, qui a pénétré l'ADN" de la société, conclut Ria-novosti.

La presse et les responsables occidentaux espéraient la déstabilisation de la Russie or, "le contraire s'est produit, c'est la France qui est en proie à l'enfer".

Expert du groupe Valdaï, Timothée Bordatchev juge qu'il n'y a pas lieu d'être surpris par ces désordres : "pour les Français, il est aussi naturel de se battre avec la police et de détruire tout sur leur passage que pour les Américains de piller leurs voisins et les magasins en cas de catastrophe naturelle et pour les Russes d'être méfiant envers les initiatives du gouvernement". D'après lui, les élites françaises n'ont cure de voir des magasins et des centres commerciaux détruits. Le pays est plongé dans une "stagnation" économique et politique, ces émeutes ne vont pas permettre de surmonter "l'apathie" de la population et, à la différence de la Pologne et des pays baltes, la confrontation avec la Russie ne permet pas de "mobiliser" l'opinion, car "les Français ne la perçoivent pas comme un danger". Protégée actuellement par la menace extérieure qui, "hier comme aujourd'hui, constitue le facteur unificateur le plus puissant", la Russie pourrait être confrontée à son tour à la question migratoire, le déficit démographique pouvant la contraindre à avoir recours plus encore à la main d'œuvre étrangère des ex-républiques musulmanes soviétiques. Du fait de son "héritage impérial", cette immigration lui pose aujourd'hui peu de problèmes, mais l'influence russe y est sur le déclin et, "dans 20-30 ans, nous pourrions être confrontés à des migrants très différents", admet cet avocat du pivot asiatique de la Russie.

Vu d’Europe : la polarisation de la société et de la politique

En Europe occidentale, les analyses sont plus nuancées. Longtemps correspondant en France, John Lichfield met en garde contre ceux qui offrent des "explications simples". Il ne s'agit pas pour l'essentiel d'émeutes à caractère politique ou religieux - c’est "une insurrection, pas une intifada" - auxquelles "la grande majorité" des millions de travailleurs des banlieues ne prend pas part. En 2005, les désordres étaient limités aux banlieues elles-mêmes, les services publics étaient attaqués mais les pillages restaient rares, cette année, les forces de l'ordre sont agressées, les magasins saccagés et pillés, les maires pris à partie, une émulation existe désormais entre émeutiers, pour beaucoup très jeunes, qui n'avancent aucune revendication politique. Le contexte politique est aussi très différent : là où en 2005, le paysage partisan était dominé par le centre-gauche et le centre-droit, la vie politique est aujourd'hui polarisée autour des extrêmes. Ce constat est aussi celui du quotidien espagnol El Pais, qui note qu’Emmanuel Macron fait face à une opposition radicale, non plus seulement dans les rues - la France est coutumière des barricades et de la violence politique - mais, ce qui est nouveau, au Parlement. Le gouvernement français va consacrer de nouveaux moyens à la politique de la ville, pour autant, on voit mal comment il pourra "briser le cercle vicieux de la suspicion, de l'incompréhension du rejet et de la peur", écrit John Lichfield. L'État français a consacré des moyens très importants à la rénovation des quartiers difficiles, qui sont le théâtre des exactions, au désespoir de leurs habitants, note The Economist. Alors que les précédentes vagues de violence avaient été provoquées par des décisions gouvernementales (taxe carbone, âge de la retraite), la politique n'est cette fois pas l'élément déclencheur, estime l'hebdomadaire britannique, le comportement de la police et la législation en matière d'utilisation des armes à feu étant au cœur de la crise.

Les carences imputées à la police en matière de maintien de l'ordre (cf. les incidents lors de la finale de la Ligue des Champions), conséquence, selon le journal, d'une formation insuffisante, sont aussi pointées par le Financial Times. Ces émeutes sont l'illustration des problèmes socio-économiques de ces zones déshéritées malgré la réduction du chômage, observe le FT, qui juge que le programme Quartiers 2030 tarde à se mettre en place. Certes, le Président Macron se mobilise, il effectue de nombreux déplacements dans le pays pour attirer des usines, ouvrir des écoles, convaincre Elon Musk d'investir, il vient de passer trois jours à Marseille, note encore le FT. La colère est dirigée cette fois contre tous les symboles de la République, une grande partie des populations marginalisées des banlieues ne se sentant pas concernée par la devise "liberté, égalité, fraternité" ou n’y voyant qu’"un mensonge", remarque le Guardian.

"Les émeutes en France accentuent le clivage sur la crise des migrants en Europe", titre le Spectator à propos du dernier conseil européen.

"Les émeutes en France accentuent le clivage sur la crise des migrants en Europe", titre le Spectator à propos du dernier conseil européen, qu'Emmanuel Macron a dû quitter avant la fin des négociations. En dépit des efforts de l'Italie pour parvenir à un compromis avec Budapest et Varsovie, l'impasse sur la réforme du pacte sur l'asile et la migration subsiste, le Premier ministre polonais met en avant "les magasins pillés, les véhicules de police incendiés, les barricades dans les rues" en France pour justifier son refus de la réforme.

Vu d’Allemagne : l’illusion de l'immunité ?

Les émeutes urbaines ont eu un écho particulier en Allemagne où le Président de la République était attendu en visite d'État de trois jours, événement symbolique et rare, qu'il a dû annuler la veille. Le dernier déplacement de ce type remonte à l'année 2000, soulignent les médias, qui rappellent l’annulation récente d'une autre visite d'État, celle du Roi Charles III. Ce report décidé avec un préavis d'une journée montre la profondeur de la crise en France, estime la Süddeutsche Zeitung, alors que la relation franco-allemande est traversée par des tensions, regrette le Spiegel. Cette annulation est compréhensible, explique la Tageszeitung, personne en France n'aurait admis qu'Emmanuel Macron se rende à l'étranger "alors que son pays menace de sombrer dans le chaos", il n’en reste pas moins qu'il a subi "un affront dans l'opinion publique internationale" et que "son image est atteinte".

Contrairement à ce qu'il dit dans une interview à ARD, "Olaf Scholz n'a aucune raison de prétendre que de tels événements ne peuvent se produire en Allemagne", estime Focus, qui mentionne les guerres de clans syro-libanais dans la Ruhr. Après les combats de rue à Berlin lors de la dernière nuit de la Saint Sylvestre, comment peut-il exclure de tels excès en Allemagne, s'interroge aussi Cicero.

"Olaf Scholz n'a aucune raison de prétendre que de tels événements ne peuvent se produire en Allemagne"

Il est bien possible que, cette fois encore, la France nous précède, estime la revue. Tout comme l'Allemagne, elle se montre généreuse quant aux dépenses sociales, elle n'est "pas un cauchemar pour les non-blancs, il n'y a pas de racisme systémique".

Bijan Djir-Sarai, secrétaire général du FDP, parti membre de la coalition au pouvoir en Allemagne, appelle à examiner de près la situation en France, estimant que "l'immigration incontrôlée et les carences importantes de la politique d'immigration constituent une menace pour la sécurité intérieure". En Sarre, Stephan Toscani, responsable de la CDU, voit dans les émeutes en France le résultat d'une "immigration incontrôlée et de l'échec de l'intégration". Michael Kretschmer, ministre-président CDU de Saxe, met en garde contre une "polarisation croissante, comme nous le voyons aux États-Unis". L'audience croissante de l'AfD, au plus haut dans les sondages, inquiète en effet. Quelques jours après l'élection d'un conseiller d'arrondissement (Landrat) de l’AfD à Sonneberg, pour la première fois dans l'histoire de la République fédérale, un candidat du parti d’extrême-droite vient d'être élu maire d'une commune dans le Land de Saxe-Anhalt. Alice Weidel, co-présidente du parti, estime que les violences en France préfigurent l'avenir de l'Allemagne, et Beatrix von Storch, vice-présidente du groupe parlementaire au Bundestag, évoque "tout un pays enflammé par ses migrants, souvent aux cris de"Allah akbar'". À la différence des dirigeants de l'AfD, dont certains sont extrémistes, observe Cicero, Marine Le Pen est non seulement plus charismatique, mais elle a su modérer son image, tout comme Giorgia Meloni. Observateur attentif de la politique allemande, Albrecht von Lucke s’inquiète néanmoins de voir les autres partis du gouvernement, qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition, se rejeter la responsabilité de la montée de l'AfD et contribuer ainsi à l'ascension d'une formation qui, depuis sa création, n'a cessé de se radicaliser.

 

Copyright Image : Philippe LOPEZ / AFP

Des pompiers français passent devant une voiture en feu à Floirac, dans la banlieue de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, le 29 juin 2023, lors d'émeutes et d'incidents dans tout le pays après le meurtre d'un jeune homme de 17 ans par le tir d'un policier suite à un refus d'obtempérer dans une banlieue de l'ouest de Paris.

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