Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
21/06/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - L'Allemagne face aux enjeux migratoires

Imprimer
PARTAGER
[Le monde vu d'ailleurs] - L'Allemagne face aux enjeux migratoires
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il se penche sur la politique migratoire en Allemagne et les réactions qu'elle suscite. 

En souscrivant à la réforme du pacte européen sur l’asile et la migration et en adoptant une nouvelle loi sur l’immigration de travail, la coalition au pouvoir à Berlin s’efforce de prendre en compte les préventions existant au sein de l’opinion, le déficit de main d’œuvre, la solidarité européenne et le respect de la tradition d’accueil de la république fédérale. 

Craintes de l’immigration et contraintes démographiques

Les derniers sondages (ARD - Deutschlandtrend) traduisent un fort mécontentement de l'opinion à l'égard de la coalition (SPD, Verts, FDP), alors que l'Alternative für Deutschland (AfD) enregistre un niveau inédit de popularité, le parti d'extrême-droite étant crédité d'un score identique à celui du SPD (18 %) dans les intentions de vote au Bundestag, voire supérieur (20 %) dans certaines enquêtes. Les Verts voient également leur audience baisser, ils n'obtiendraient que 15 % des suffrages, leur plus mauvais résultat depuis septembre 2021. Le gouvernement fédéral paie avant tout le prix du projet de loi, très controversé, sur la transition énergétique dans les habitations, mais aussi les difficultés économiques actuelles (inflation, récession). Il pâtit de la volonté du FDP de s'affirmer par rapport à ses partenaires, au risque de donner l'impression d'une coalition désunie, et de ce qui est perçu comme un manque de leadership de la part du chancelier Scholz.

Les deux-tiers des électeurs potentiels de l'AfD justifient leur vote en premier lieu par la question de l'immigration. Fondée voici dix ans par des "professeurs" conservateurs et eurosceptiques, l’AfD a connu une première scission en 2015 - année de la "crise des réfugiés" - et pris alors un virage droitier et xénophobe, qui lui a assuré 83 députés au Bundestag en 2021 et une audience importante dans les Länder orientaux, le parti d’extrême-droite figurant en tête des intentions de vote aux scrutins régionaux prévus en 2024 (Brandebourg, Saxe, Thuringe). À un an des élections européennes, ses dirigeants demandent désormais une "dissolution ordonnée" de l’UE.

Autre signe préoccupant, pour la première fois depuis 2015, le nombre d'agressions commises contre des foyers de réfugiés a enregistré en 2022 une forte hausse (121 attaques contre 70 en 2021). Une enquête montre que les préoccupations sur les questions d’asile et d'immigration sont largement partagées dans l'opinion. Plus de la moitié des Allemands considèrent que l'immigration comporte pour leur pays plus d'inconvénients que d'avantages. Alors que l’Allemagne connaît de sérieux problèmes démographiques - près de deux millions d’emplois sont vacants - seuls 40 % des sondés sont pourtant favorables au recrutement de travailleurs étrangers. "Le manque de main d'œuvre est la principale préoccupation des dirigeants d'entreprises des nouveaux Länder", a déclaré Olaf Scholz lors d'un forum économique dans le Brandebourg. "La vérité, a-t-il admis, c'est que le déficit de main d'œuvre ne peut être comblé uniquement par les travailleurs locaux". Les groupes parlementaires de la coalition viennent de se mettre d'accord sur un projet de loi, inspiré des exemples australien et canadien, qui vise à favoriser la venue de travailleurs qualifiés. Il institue un système à points, facilite la reconnaissance des diplômes étrangers, permet la régularisation des étrangers entrés avec un visa de tourisme et des déboutés du droit d'asile dès lors qu'ils sont en possession d'un contrat de travail. Le texte abaisse le seuil du salaire requis pour l'embauche de travailleurs étrangers (3 500 €) et assouplit les règles du regroupement familial. Le gouvernement fédéral espère ainsi attirer chaque année jusqu'à 75 000 étrangers non communautaires.

Parallèlement, l'effort de formation professionnelle au profit des travailleurs allemands va être intensifié pour ne pas donner le sentiment que les étrangers sont privilégiés. Plus de 60 % des personnes interrogées se déclarent en effet hostiles à l'arrivée de réfugiés économiques et la moitié des sondés déclare craindre que "tant de réfugiés viennent chez nous". Une nette majorité reste toutefois favorable à l'accueil des personnes étrangères fuyant les persécutions politiques et religieuses, mais la politique du gouvernement fédéral en matière d'accueil des réfugiés est jugée insuffisante. De janvier à mai 2023, selon les chiffres de l'Office fédéral pour l'asile et les migrations (BAMF), 125 000 premières demandes d'asile ont été déposées en Allemagne, soit une hausse continue par rapport aux années précédentes (217 000 en 2022, 148 000 en 2021, 102 000 en 2020).  

L’accueil et la prise en charge des réfugiés et immigrés en débat

Länder et collectivités locales se tournent vers Berlin pour prendre en charge ce nombre croissant de demandeurs d'asile, alors que leurs capacités d'accueil sont en voie de saturation. La CDU/CSU, au pouvoir dans neuf Länder, souhaite pour sa part une extension, à la Pologne notamment, des contrôles frontaliers mis en place avec l'Autriche, et a relayé ces appels à dégager des moyens budgétaires supplémentaires. Les seize Ministres-présidents, qui doivent aussi gérer la présence d'un million d'Ukrainiens bénéficiant de la protection temporaire, présentent un front commun face au gouvernement fédéral. Soutenus par la co-présidente des Verts, Ricarda Lang, ils ont notamment exigé le retour à un financement forfaitaire par réfugié ("Pro-Kopf-Pauschal") et appuyé la demande des communes en faveur d'une prise en charge complète par le Bund des frais d'hébergement. Pour sa part, le gouvernement fédéral rappelle que, l'an dernier, il a consacré 28 milliards € à la gestion des réfugiés et des immigrés, dont 15 milliards € alloués directement aux Länder et aux communes, ce à quoi s'ajoutent 2,3 milliards € pour faciliter leur intégration. Le Bund fait aussi valoir qu'il prend en charge 90 % des coûts liés à la présence des Ukrainiens contraints de fuir leur pays.

Le "sommet sur les réfugiés" du 10 mai a produit peu de résultats concrets. La seule mesure tangible est l'octroi d'un milliard d’euros d'assistance financière immédiate aux Länder. Les décisions sont attendues le 23 novembre lors du prochain sommet Bund-Länder, elles devraient concerner notamment l'accélération de la mise en œuvre des décisions de reconduite à la frontière et d'expulsion et de l'examen des dossiers d'asile, en 2022, le délai moyen des procédures atteignait 26 mois. Sont aussi à l'agenda le rétablissement des contrôles aux frontières allemandes et l'informatisation accélérée des services d'immigration. Un groupe de travail doit faire des propositions sur le partage des coûts d'hébergement et d'intégration et la prise en charge des mineurs isolés. Le Bund s'engage aussi à poursuivre sa politique de mise à disposition de bâtiments fédéraux aux communes (70 000 places d'hébergement créées jusqu'à présent). Le rétablissement de contrôles aux frontières avec la Pologne, la République tchèque et la Suisse n'est pas exclu et sera fonction de l'évolution de la situation. Le 10 mai, le chancelier Scholz s'est également engagé en faveur de la conclusion d’accords de réadmission avec des États tiers et de l’accélération du traitement des demandes d'asile aux frontières extérieures de l'UE. En visite à Rome, en juin, Olaf Scholz s'est montré sensible aux difficultés migratoires de l'Italie, refusant de stigmatiser ce "partenaire important et ami fiable", qui était réticent à se rallier au compromis de Luxembourg.

Le compromis réformant le pacte européen sur l’asile et la migration divise les Verts

Au même moment en effet était négociée à Luxembourg, après plusieurs années de discussions infructueuses, une réforme du pacte européen sur l'asile et la migration, accord que les ministres-présidents des Länder ont salué et que Nancy Faeser, la ministre fédérale allemande de l'Intérieur, a qualifié de "moment historique". Les nouvelles dispositions européennes modifient le règlement de Dublin, très critiqué, aux termes duquel l'examen de la demande d'asile incombe au pays de première entrée. Pour examiner un nombre croissant de demandes d'asile (900 000 environ en 2022), les États-membres de l'UE se sont mis d'accord sur l'instauration de "procédures frontalières", qui s'appliqueront aux ressortissants venant de pays ayant peu de chances statistiquement d'obtenir l'asile (taux d'octroi du statut inférieur à 20 %). Les personnes concernées ne pourront entrer dans l'espace européen et devront demeurer sur place le temps qu'il soit statué sur leur sort. Les "procédures frontalières" sont plébiscitées par l’opinion allemande, 79 % y sont favorables. Une demande formulée notamment par Nancy Faeser visant à exempter les familles avec enfants de cette procédure n'a pas été retenue. L'accord intervenu à Luxembourg, à la majorité qualifiée malgré l'opposition de la Pologne et de la Hongrie, instaure un "mécanisme de solidarité" - la relocalisation de réfugiés dans d'autres États-membres - que ces derniers peuvent refuser moyennant une compensation financière équivalant à 20 000 € par demandeur. Pour entrer en vigueur avant la fin de la législature (2024), cet accord doit toutefois être avalisé par le Parlement européen, qui, majoritairement, défend une approche moins restrictive de la politique d'asile ainsi que l’idée d'une répartition obligatoire des réfugiés dans les États membres.

Dans la plupart des partis allemands, le compromis de Luxembourg a suscité des réactions assez attendues. Martin Schirdewan, co-président du parti de gauche die Linke, a dénoncé une "déclaration de faillite", qui ne permet plus une véritable procédure d'asile, son objectif étant de dissuader les réfugiés. De longue date, la CDU/CSU plaide en faveur d'un durcissement des règles du droit d'asile. Manfred Weber (CSU), président du groupe parlementaire PPE, a affirmé que le nombre de demandes diminuera de manière significative dès lors que l'UE sera en mesure de mettre en place une "base juridique européenne qui fonctionne vraiment". La CDU entend aussi compléter la législation européenne, dont l'impact sera lent à se matérialiser, par des mesures nationales immédiates de lutte contre l'immigration illégale. Elle déplore aussi que Nancy Faeser ait accepté "le plus petit dénominateur commun" pour pouvoir faire état d'un succès dans sa campagne électorale en Hesse, où elle brigue le poste de ministre-président. Quant à l'AfD, elle rejette par principe une politique commune de l'asile, l'immigration étant une "question existentielle, qui doit être décidée démocratiquement au niveau national".

Au sein de la coalition, les Verts affichent leurs divisions

Olaf Scholz a défendu le compromis en se félicitant de la mise en place du mécanisme de solidarité, qui figure dans le programme électoral du SPD. Une vingtaine de membres sociaux-démocrates du Bundestag (sur 206) ont pris clairement position contre cette réforme européenne de l'asile, la "procédure frontalière" conduisant, d'après eux, à mettre en place l'internement des demandeurs d'asile. Chez les Verts, l'accord de Luxembourg a suscité de vives discussions et réactivé les clivages entre les Realos, partisans d’une alliance avec les partis centristes et les Fundis, ou “fondamentalistes”, qui prônent un positionnement plus à gauche de l’échiquier politique. La ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, en tournée en Amérique latine, a maintenu un contact constant pendant les négociations avec sa collègue Nancy Faeser et plaidé en faveur du compromis obtenu, soulignant que les "procédures frontalières" étaient la contrepartie du mécanisme de solidarité. Des dirigeants écologistes comme le vice-chancelier Robert Habeck et le co-président du parti Omid Nouripour ont également soutenu l'accord, ainsi que le ministre-président du Bade-Wurtemberg, Winfried Kretschmann. Mais d'autres responsables des Grünen - la co-présidente du parti Ricarda Lang et les responsables du groupe au parlement européen (PE), hostiles à un "accord à tout prix" - se sont montrés très critiques. La confrontation attendue le week-end dernier, lors d’une conférence du parti, entre Realos et Fundis, qui aurait pu désavouer Annalena Baerbock et contraindre les ministres écologistes du gouvernement fédéral à refuser le compromis de Luxembourg, n’a pas eu lieu, le quotidien alternatif Tageszeitung redoute toutefois qu’en cédant sur le principe de la défense des droits de l’homme, les Grünen se comportent comme le SPD après son ralliement à "l’agenda 2010" (réformes Schröder). Les Verts et le SPD espèrent toujours remanier le texte négocié à Luxembourg à l’occasion du débat au Parlement européen afin notamment d’exempter de la "procédure frontalière" les familles avec enfants.

 

Copyright image : John MACDOUGALL / AFP

Le premier ministre de Basse-Saxe Stephan Weil (de gauche à droite), le chancelier allemand Olaf Scholz et le premier ministre de Rhénanie-du-Nord-Westphalie Hendrik Wuest s'adressent à la presse après avoir organisé un sommet avec les chefs d'État sur la politique du pays en matière de réfugiés à la Chancellerie, le 10 mai 2023 à Berlin.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne