Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
08/06/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Le discours d'Emmanuel Macron à Bratislava - Humilité stratégique et ambition européenne 

[Le monde vu d'ailleurs] - Le discours d'Emmanuel Macron à Bratislava - Humilité stratégique et ambition européenne 
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, offre un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il se consacre aux dernières déclarations d'Emmanuel Macron à Bratislava, à l’occasion du GLOBSEC. Pour notre expert, elles marquent un net infléchissement du discours sur l'Europe centrale notamment.

Neuf mois après le discours d'Olaf Scholz à Prague, Emmanuel Macron s’efforce de surmonter les préventions des pays d’Europe centrale à l’égard de la politique européenne de la France. Il se montre ouvert à leurs préoccupations tout en développant un agenda européen ambitieux, ce qui ne va pas sans susciter les critiques de Moscou.

Un "changement de cap" dans les relations avec l'Europe centrale

La guerre en Ukraine conduit Paris à "repenser radicalement" son attitude à l'égard de l'Europe centrale et orientale, analyse la correspondante à Paris de la FAZ, dans son commentaire du discours prononcé par le Président de la République à Bratislava le 31 mai. Le lieu choisi pour cette intervention - le forum GLOBSEC, qui réunit les chefs de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères d'Europe centrale - ne devait rien au hasard, remarque la TV allemande (ARD). Emmanuel Macron tente de "restaurer les relations" avec ces pays, il a fait allusion aux propos de Jacques Chirac en 2003 ("ces pays ont perdu une bonne occasion de se taire"), encore très présents dans les esprits, pour admettre que "nous avons perdu parfois l'occasion de vous écouter" et qu'il n'y a "pas une vieille Europe et une nouvelle". Ce revirement était tout sauf évident. En 2019, Emmanuel Macron lui-même a bloqué temporairement les négociations d'adhésion de l'Albanie et de la Macédoine du nord. Dorénavant, l'Élysée souligne que la dynamique d'adhésion à l’UE est le meilleur moyen de contrecarrer les tentatives d'ingérence des grandes puissances concurrentes que sont la Chine et la Russie. Il ne s'agit plus de repousser la perspective d'élargissement dans les "décennies" à venir, mais au contraire de finaliser le processus "aussi vite que possible", relève encore la FAZ. Jusqu'à présent, la relation de la France avec cette région était jugée "très froide", Emmanuel Macron surprend ses auditeurs en adoptant "un ton totalement nouveau", observe ARD, qui, comme beaucoup de média, y voit un "changement de cap". La politique européenne de la France a beaucoup évolué depuis un an, souligne l’Atlantic council. Aujourd'hui, Macron fait un pas supplémentaire, il précise au passage que la "communauté politique européenne", dont il a pris l'initiative, et qui se réunissait le lendemain en Moldavie, n'est pas un substitut à l'adhésion à l'UE, commente ce think-tank

Le changement de pied de la diplomatie française est important en particulier pour l'entrée de l'Ukraine dans l'UE. Il y a encore un an à Versailles, Emmanuel Macron accueillait fraichement cette demande d'adhésion, en calculant le calendrier "non pas en années, mais en décennies", souligne ARD. Un peu plus tard, en juin 2022, avec d’autres dirigeants européens, E. Macron était à Kiev pour poser les jalons d'une décision historique - l'octroi à l'Ukraine et à la Moldavie du statut de candidat à l'UE. Le chemin parcouru s'agissant de l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN est tout aussi significatif. En 2008, au sommet de Bucarest, Paris et Berlin s’étaient opposés à l'octroi à l'Ukraine et à la Géorgie du "plan d'action pour l'adhésion" ("Membership action plan" - MAP). Aujourd’hui, pour la première fois, le Président français appelle à ouvrir à l'Ukraine un "chemin" vers l'OTAN au sommet de Vilnius. Emmanuel Macron marque que l'enjeu n'est pas d’instaurer un simple cessez-le-feu en Ukraine, qui conduirait à un nouveau "conflit gelé" et créerait les conditions d'une reprise des hostilités, mais d'établir une paix durable, ce qui implique l'octroi à l'Ukraine de "garanties de sécurité fortes et tangibles" se situant entre une adhésion pleine et entière et les garanties dont bénéficie Israël de la part des États-Unis. C’est également, note Politico, un "geste de bonne volonté" en direction des pays d'Europe centrale. Son objectif à Bratislava était non seulement de clarifier la position française, mais aussi de préparer les décisions difficiles de ces prochains mois au sein de l'UE et de l'OTAN, ce discours est aussi une "mini feuille de route" pour la diplomatie française. Emmanuel Macron a compris que son ambition d'exercer un leadership cadrait mal avec des positions qui "irritent la moitié du continent", estime le FT, qui voit dans cette nouvelle attitude l’expression d’une "humilité stratégique". Le président français se projette également dans l'avenir, il appelle les Européens à définir leurs intérêts stratégiques communs, à se préparer à prendre part à des négociations sur le désarmement et à définir les paramètres d'une coexistence pacifique avec la Russie, sujets sur lesquels les partenaires de la France ne se sont jusqu'à présent guère exprimés, constate Pierre Vimont dans une analyse de la Carnegie

Une réappréciation du rôle des États-Unis et de la Russie

Les "éloges" adressés par Emmanuel Macron à l'administration Biden ont également dû surprendre Washington, estime ARD, dans la mesure où, il y a à peine deux mois, depuis la Chine, le Président français déclenchait une polémique en affirmant que, sur la question de Taïwan, les Européens ne devaient pas faire preuve de suivisme à l'égard des États-Unis. Ces déclarations avaient suscité une levée de boucliers en Europe centrale. Aussi Emmanuel Macron prend-il soin de préciser que la défense européenne est un "pilier" de l'OTAN et ne peut s'y substituer, remarque le FT. À Bratislava, de manière répétée, il remercie les États-Unis pour l'assistance apportée à l'Ukraine. En 2019, relève le Kyiv Post, Emmanuel Macron déclarait l'OTAN en état de "mort cérébrale", aujourd'hui il souligne que "Vladimir Poutine lui a administré le pire des électrochocs". Le rapprochement entre la France et l'Europe centrale est logique, compte tenu du resserrement des liens entre l'Allemagne et les États-Unis, avance Politico. Le discours comporte aussi une dimension économique, relève le journal ukrainien Kyiv Post, notamment un appel à ses partenaires de l'UE à acquérir des armements européens et à se doter de capacités de défense. La FAZ rappelle à ce propos l'irritation causée à Paris par l'initiative allemande de "bouclier anti-missiles européen" ("European Sky Shield Initiative"), lancée par Olaf Scholz à Prague sans concertation avec Paris, où l'on souligne le lien existant entre défense anti-missiles et dissuasion nucléaire. 

Ce discours, bien accueilli par son auditoire, représente également, selon Politico, "un changement de ton pour le Président français qui jusque-là se tenait à distance des approches plus fermes adoptées par les pays de l'ex-bloc soviétique à l'égard de la Russie et avait mis en garde contre un alignement sur leurs positions". Ses propos sur "l’humiliation" de la Russie et sur l’octroi de "garanties de sécurité" lui avaient valu des critiques et avaient entretenu la perception d'une "attitude ambigüe à l'égard de l'agression russe". Longtemps après le début de l'invasion de l'Ukraine, Emmanuel Macron restait convaincu de la nécessité d'une "architecture européenne de sécurité" incluant la Russie, perspective abordée en mode mineur dans l'intervention au GLOBSEC. "La guerre a modifié de manière radicale la vision de l'Europe orientale d'Emmanuel Macron, plus tardivement sans doute que dans les autres capitales de l'UE, mais d'autant plus radicalement", affirme ARD. L’intervention du Président de la République constitue, d’après le FT, une tentative de dissiper la méfiance croissante de la part des dirigeants et des experts des pays d'Europe centrale et orientale, qui s’interrogent sur la fiabilité d’une France qui a sous-estimé la menace russe. "La croyance nourrie de longue date par Macron qu'il pouvait par son charme et sa force de conviction intégrer la Russie de Poutine dans un ordre de sécurité européen a cédé la place à l'idée qu'à moyen terme la sécurité de l'Europe devait être organisée contre l'impérialisme russe", analyse Michaela Wiegel. 

La confirmation de la vassalisation de la France, pour Moscou

Les experts russes font une lecture sélective, voire tronquée, du discours de Bratislava. "Le Président Macron a déclaré que l'adhésion simultanée à l'UE de l'Ukraine et de la Moldavie conduira l'UE à la catastrophe", écrit Tsargrad, "la pure vérité", selon ce média ultra-conservateur. Fatigué des opérations militaires, "l'Occident ne veut pas avoir affaire aux problèmes d'un nouvel État membre", pas plus qu'il ne veut voir arriver "une nouvelle vague de migrants", affirme ce média. Le projet de "communauté politique européenne", analyse la Nezavissimaïa gazeta (NG), vise à "attirer dans l'orbite de l'UE" les pays qui n'en font pas encore partie et rappelle le "partenariat oriental". Il s’agit de tenir la "bride courte" aux États post-soviétiques en les plaçant dans la sphère d'influence de l'UE sans pour autant les admettre en son sein, estime aussi Sergueï Fiodorov, chercheur de l’Académie des sciences. Pour le site nationaliste Regnum, l'explication du changement de position française se trouve aux États-Unis. Au-delà de la pompe qui a entouré la visite d'État du Président Macron fin 2022, le message de Washington était "cessez de pérorer et faites ce qu'on exige de vous". À l'issue de ce déplacement, la France a commencé à livrer des chars, décidé de former des pilotes ukrainiens et adopté une résolution sur le "Holodomor". Jusqu'à l'automne 2022, la France se montrait assez attentiste à l'égard du conflit russo-ukrainien, maintenait le dialogue avec la partie russe et soulignait la nécessité de négociations de paix, estime Regnum. Les propos d'Emmanuel Macron indiquant qu'il fallait préparer les opinions publiques occidentales à une confrontation de longue durée montrent que l'objectif est désormais un gel du conflit et une intégration de l'Ukraine dans l'OTAN, affirme Konstantin Blokhine, ce qui, selon cet autre expert de l'Académie des sciences, justifie pleinement "l'opération militaire spéciale". Emmanuel Macron veut démontrer qu'il n'est pas le "vassal" des États-Unis, son discours au forum GLOBSEC prouve le contraire, conclut Regnum. "L'Occident ne voit plus la possibilité et même la nécessité de compromis. La question posée est celle de l'isolement de la Russie", conclut la NG

Auparavant, Emmanuel Macron se présentait comme un "faiseur de paix", il assurait que "la sécurité en Europe ne pouvait être garantie sans rétablissement de la confiance et des relations avec la Russie, désormais, il marque sa volonté d'aider Kiev à nous 'vaincre' et livre des armes aux bandéristes de Zelensky qui tuent des Russes", déplore Sergueï Fiodorov, qui attribue au Président de la République un "dédoublement de la personnalité", puisqu'il n'envisage désormais un rapprochement avec la Russie qu'une fois celle-ci défaite sur le champ de bataille et après la restitution à l'Ukraine des territoires conquis. Les propos d'Emmanuel Macron sur la proximité géographique avec la Russie, qui "sera toujours la voisine de l'Europe", et sur une reprise du dialogue, le moment venu, sont relevés, les commentateurs moscovites se montrent toutefois très critiques des déclarations du Président français. "Le coq français a décidé de prendre la tête de la cohorte de faucons", accuse Elena Karaeva, éditorialiste à l'agence Ria novosti. La sécurité européenne était l'une des idées principales avancées au cours de son premier mandat mais, ces derniers temps, le sujet est totalement subordonné à une victoire militaire de l'Ukraine et à l'élargissement de l'OTAN, remarque Regnum. Toute la construction élaborée au cours de son premier mandat "s'est écroulée comme un château de cartes", regrette aussi Sergueï Fiodorov. En appelant désormais à "vaincre la Russie", Emmanuel Macron a, selon lui, versé dans "la russophobie". Nous avons toujours eu une "vision romantique" de nos relations avec la France, considérant que c'était un "pays ami" avec lequel nous avions une "relation particulière", admet cet expert, qui en rappelle les temps forts (alliance franco-russe ; Charles de Gaulle, "homme politique de génie"). Il est vrai que, dans le monde bipolaire, cette vision correspondait à une certaine réalité, car la France s'efforçait de maintenir son autonomie. La disparition de l'URSS a réduit ses marges de manœuvre, depuis elle oscille entre "atlantisme" et "européanisme". Nos relations avec la France se sont dégradées, note le chercheur, sans parler des relations économiques, les liens culturels ont été rompus, sans perspective de rétablissement à horizon prévisible.

 

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne