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05/04/2024

Discours de Bratislava : des paroles aux actes

Discours de Bratislava : des paroles aux actes
 Romain Le Quiniou
Auteur
Co-Fondateur et Directeur Général d'Euro Créative

La guerre en Ukraine remet les partenaires d’Europe centrale et orientale au cœur des enjeux stratégiques de l’Union Européenne. Alors qu’Emmanuel Macron avait engagé, lors de son discours de Bratislava en mai dernier, un "changement de cap" et l'approfondissement des partenariats hexagonaux à l’Est, quel état des lieux peut-on dresser aujourd'hui ? Comment rendre plus efficaces les alliances dans cette Mitteleuropa cruciale et particulièrement exposée mais aussi riche d’opportunités stratégiques ? Élargissement, coopérations économiques et industrielles, défense : autant de sujets dont il est urgent de s’emparer, selon Romain Le Quiniou.

À Bratislava, le 31 mai 2023, lors de la clôture du forum Globsec, Emmanuel Macron prononça un discours important qui annonçait le réengagement de la France en Europe centrale et orientale. Plus que par sa lettre, c’est surtout par son esprit qu’il a marqué les esprits à Bucarest, Prague ou Varsovie. Le Président regrettait, de façon inédite, près de trois décennies de  sous-engagement français dans la région.

Il faut dire que le Président a su jouer sur quelques cordes sensibles. En premier lieu, en remettant en cause des propos du Président Chirac de 2003, qui fustigeait une allégeance trop forte des pays d’Europe Centrale et Orientale à l’égard des États-Unis, aux détriments, selon lui, de l’Europe. Ensuite, en opérant des clarifications nécessaires sur les  perspectives françaises concernant l’OTAN ou la Russie et sur le futur de la sécurité européenne. Le discours était alors apparu comme une invitation au renforcement stratégique de l’Europe, notamment en termes sécuritaires, et  avait fait office de feuille de route du réengagement français dans la région dans le contexte de la guerre en Ukraine. Malgré une position prudente, des maladresses et un certain attentisme en 2022, la France a perçu, au printemps 2023, à l’aube de la contre-offensive, certaines opportunités de leadership en Europe.

La France a perçu, au printemps 2023, à l’aube de la contre-offensive, certaines opportunités de leadership en Europe.

Si les Centre et Est-Européens se sont montrés intéressés par ces paroles synonymes d’un changement d’attitude français à leur égard, ils espèrent aujourd’hui des actes concrets et, près d’un an après Bratislava, la parole française s’est précisée mais sa traduction en actes reste discrète.

Être à la hauteur de l’Histoire

Si le discours de Bratislava fut un tournant dans la politique française à l’égard de l’Europe centrale et orientale, un moment Macron semble se dessiner petit à petit. Ces derniers mois, parallèlement à une dégradation de la situation en Ukraine, la France a affiné sa compréhension des enjeux sécuritaires du moment. Alors qu’il demandait de "ne pas humilier la Russie" en 2022, Emmanuel Macron appelle désormais à "une défaite de la Russie".Dans une volonté de sursaut stratégique européen, il n’hésite pas à parler ouvertement de l’hypothèse d’envoi de troupes au sol, assumant de ne rien s’interdire. Ces mots auraient pu être ceux de responsables baltes ou polonais. Sans surprise, ce changement de tonalité est généralement apprécié dans la région, même si le soutien n’est pas toujours public.

La récente visite du Président Macron à Prague a permis de compléter la dimension symbolique du discours. En République Tchèque, il met ainsi en garde les Européens contre "l’esprit de défaite", les enjoignant à "être à la hauteur de l’histoire". Une gravité qui résonne évidemment dans une région où le souvenir des tragédies du XXe siècle reste présent. La méfiance de nos partenaires à notre égard à propos des questions sécuritaires est autant matérielle que mémorielle. L’élément central de cette mémoire étant l’abandon, ou ce qui a été perçu comme tel, des pays d’Europe centrale et orientale par les alliés d’Europe occidentale durant l’entre-deux guerres. Comme de récents discours l’ont montré, convoquer Munich est généralement une mauvaise idée. L’objectif ici n’est pas de s’égarer dans l’impasse des anachronismes mais de montrer à nos alliés, surtout à l’Est, que nous prenons en compte leur histoire tragique – élément essentiel de notre mémoire européenne – et de les rassurer quant à l’impossibilité du renouvellement de celle-ci.

Malgré la volonté de réengagement avec cette région, le Président de la République n’y a effectué que quatre déplacements depuis un an dont deux seulement étaient des visites bilatérales (Albanie, République Tchèque). Néanmoins, on peut noter une intensification de visites ministérielles, une présence française de plus en plus importante dans les forums régionaux et un intérêt croissant des think tanks pour ces pays.

Cependant, il reste des progrès à faire, notamment sur le plan politique, avec le développement de notre diplomatie parlementaire, le renforcement des liens européens de nos partis politiques ou encore la multiplication des relations entre nos collectivités territoriales et celles de cette zone. Enfin, le moment est venu de discuter de nouveau de l’idée de Nicolas Tenzer à propos de la nomination d’un envoyé spécial pour l’Europe centrale et orientale faisant le lien entre politiciens, diplomates et sociétés civiles entre "mer Baltique et mer Noire".

Malgré la volonté de réengagement avec cette région, le Président de la République n’y a effectué que quatre déplacements depuis un an dont deux seulement étaient des visites bilatérales.

Défense et sécurité – Agir à court-terme pour penser le long-terme

Si les paroles sont bienvenues, nos partenaires questionnent cependant leur application. À commencer par la réalité du soutien français à l'Ukraine. Le classement du Kiel Institute, qui classe et évalue l’engagement des pays en Ukraine, pose question, même si sa méthodologie est contestée par les autorités françaises qui opposent quantité à qualité et insistent sur la fiabilité des promesses françaises. Cette réponse est légitime, toutefois il demeure que la France est distancée par de nombreux pays dans son soutien. Si le ministère des Armées répond par une plus grande transparence et une communication proactive, cela ne peut faire oublier la réalité : la France doit accroître son aide à l’Ukraine de façon urgente. À ce titre, l’initiative estonienne de consacrer annuellement 0,25 % de son PIB à l’aide militaire pour l’Ukraine pourrait l’inspirer. Malheureusement, les contraintes budgétaires s’imposent  de plus en plus et limitent Paris.

La composante sécuritaire du réengagement français ne peut cependant se limiter à l’Ukraine. Dans la continuité du discours, les responsables français travaillent à rassurer les alliés concernant les positions sur l'OTAN et l’architecture de sécurité européenne. En plus des discours, cela se traduit par des actes concrets (présence militaire dans les pays baltes, participations aux exercices régionaux ou mise en place, en tant que nation-cadre, de la mission AIGLE en Roumanie). Alors qu’on évoque une possible hausse de l’engagement français, il convient pour Paris d’avoir une approche plus stratégique de la mer Noire dans son ensemble. Un engagement plus conséquent et élargi qui doublerait celui du Royaume-Uni, plus important, autour de la mer Baltique.

Alors qu’on évoque une possible hausse de l’engagement français, il convient pour Paris d’avoir une approche plus stratégique de la mer Noire dans son ensemble.

Ce leadership franco-britannique renouvelé, en coopération étroite avec les pays du format "Bucarest 9", serait ainsi le point structurant du pilier européen de l’OTAN à l’heure du possible retour de Trump. Une crédibilité renforcée qui offrirait à la France une marge de manœuvre plus grande sur les grands sujets de défense collective européenne sur le long-terme (adhésion de l'Ukraine à l’OTAN, parapluie nucléaire et défense aérienne, industrie de défense).

Enfin, il convient de s’attarder sur l’industrie de défense, traditionnelle pomme de discorde entre Paris et ses alliés, les Centre et Est-Européens reprochant à la France un unilatéralisme servant les intérêts français et non européens et, en retour, Paris les accusant de "préparer les problèmes de demain". Les positions semblent toutefois se rejoindre autour d’un manque de capacités alarmant. En effet, la guerre confirme aux yeux de tous les besoins d’une industrie de défense souveraine et compétitive. Pour la France, il s’agit désormais d’accepter des contrariétés à court terme (acheter à l’étranger pour combler les besoins) pour gagner de l’influence à long-terme (faire accepter un emprunt commun par exemple). Récemment, le blocage initial de la France de l’initiative tchèque d’achat de munitions extra-européennes a été contre-productif. Pour l’Europe centrale et orientale c’est la preuve que Macron parle pendant que Petr Pavel (président de la République Tchèque) agit.

Autonomie stratégique – Une seconde chance pour une dynamique européenne

Autre conséquence majeure de la guerre : le retour de l’autonomie stratégique. Avant 2022, l’erreur d’interprétation française a été de considérer que les pays d’Europe centrale et orientale y étaient totalement opposés. En réalité, ils étaient surtout opposés à une autonomie stratégique à la française, centralisée et focalisée sur la défense aux dépens des États-Unis. Depuis, les positions ont convergé face aux réalités stratégiques. Alors pourquoi faire de ce terme un tabou et parler désormais "d’intimité stratégique" ? La France doit saisir l’opportunité d’une seconde chance alors que pour ces pays de nombreuses dimensions apparaissent cruciales (sécurité énergétique, sécurité économique, connectivité, démographie, etc.).

La France et ses partenaires doivent donc désormais trouver les points de convergence majeurs. La France peut ainsi compter sur sa capacité à créer des formats "minilatéraux" sur des thématiques précises permettant plus tard des dynamiques collectives, domaine dans lequel elle a excellé ces dernières années. Charge aux Centre et Est-Européens de répondre à ces appels du pied. Des exemples positifs existent déjà. L’un des plus marquants est l’alliance pour le nucléaire civil. Des initiatives similaires permettant des bénéfices mutuels et une co-construction de l’autonomie stratégique sont à envisager. L’un des sujets pourrait être le futur de l’agriculture européenne, et particulièrement de la souveraineté alimentaire, en travaillant étroitement avec des pays comme la Pologne, la Roumanie et l’Ukraine. Les convergences stratégiques doivent également se faire autour du renouvellement de nos partenariats stratégiques (Pologne et Roumanie en priorité).

Qui dit autonomie stratégique dit aussi capacité des Européens à jouer un rôle global. En premier lieu dans leur voisinage où les enjeux stratégiques sont omniprésents. La France maintient des ambitions globales sans en avoir les capacités tandis que sa présence est parfois contestée dans certaines régions. Il y a donc un intérêt à européaniser son approche du voisinage européen, avec les pays d’Europe centrale et orientale comme partenaires de premier plan.

La France maintient des ambitions globales sans en avoir les capacités tandis que sa présence est parfois contestée dans certaines régions.

Si certains pays ont signalé leur intérêt pour la région indopacifique (Lituanie, République Tchèque), c’est en Afrique que les perspectives de coopération sont les plus intéressantes avec des pays comme la République Tchèque, la Pologne ou la Roumanie sur de nombreuses questions hautement stratégiques (sécurité, approvisionnements stratégiques, nouveaux marchés, aide au développement, etc.).

Élargissement – Construire l’Europe stratégique de demain

Dernier élément incontournable du discours de Bratislava : l’élargissement. Pendant longtemps, la France y a été opposée tant qu’il n’y avait pas eu de réforme au sein de l’UE, n’hésitant pas à bloquer le processus. Un tournant stratégique a eu lieu en 2022. Pour la France, soutenir ce processus est devenu un impératif à la fois en raison des ambitions stratégiques européennes et de ses propres ambitions de leadership. De grands défis demeurent, mais aussi une opportunité majeure pour Paris, en vue d’un approfondissement de l’UE. De toute évidence, la France doit s’investir pleinement dans ce processus. À ce titre, le format Weimar, en pleine résurrection, semble incontournable. L’un des enjeux majeurs sera de réformer le processus décisionnel pour empêcher les blocages politiques incessants qui empêchent toute perspective réaliste d’élargissement. En parallèle, la France doit poursuivre son réinvestissement stratégique dans les régions des Balkans occidentaux et de la mer Noire.

Dans le même temps, dans un objectif de crédibilisation de son soutien au processus d’élargissement, la France doit mettre en œuvre une stratégie de communication sur le plan domestique. En effet, certains pays candidats continuent de douter du soutien français. Et après tout, l’élargissement repose sur le consentement final des citoyens français. Il y a donc une nécessité de changement sociétal par rapport à l’élargissement alors que les Français restent en majorité sceptiques. Cette communication doit passer par un changement de narratif sur les élargissements antérieurs – notamment celui de 2004, perçu négativement sans que cela ne soit justifiable par des éléments concrets. Deuxièmement, les responsables politiques devront expliciter clairement ce que les Français peuvent espérer avec les élargissements futurs que cela soit en termes de gains économiques (pas seulement pour nos grandes entreprises, mais aussi pour nos PMEs par exemple du fait des besoins de transitions digitales et environnementales), de garanties sécuritaires (influence des puissances rivales, gouvernance, migration) ou à travers la démocratisation du projet européen suite aux réformes institutionnelles de l’UE. Enfin, faire accepter l’élargissement, c’est aussi en  identifier les limites.

Il reste également le sujet de la Communauté Politique Européenne. Pour le président, comme d’autres l’ont répété, il ne s’agit pas d’une alternative à l’élargissement.

Il reste également le sujet de la Communauté Politique Européenne. Pour le président, comme d’autres l’ont répété, il ne s’agit pas d’une alternative à l’élargissement. Cependant, après deux premières éditions réussies, le projet semble s’essouffler. L’une des raisons principales en est que le manque d’objectif concret ne permet pas d’assurer la continuité de ce projet politique.

L’idée serait alors d’utiliser la CPE pour faciliter à la fois l’élargissement européen et nos relations avec notre voisinage immédiat en coopérant sur des questions stratégiques essentielles (énergie, connectivité, agriculture, migrations, chaînes d’approvisionnement, etc.). Un sujet majeur pourrait alors être la reconstruction de l’Ukraine, alors que les Européens manquent aujourd’hui d’une approche stratégique à ce propos. La CPE pourrait ainsi permettre de faire de la reconstruction de l’Ukraine un outil géopolitique régional permettant de renforcer la sécurité, la prospérité et la démocratie et ainsi de faciliter l’adhésion future de l’Ukraine et de la Moldavie notamment.

Près d’un an après le discours de Bratislava, il ne fait aucun doute que le signal français a été reçu positivement en Europe centrale et orientale. Les alliés attendent désormais des actes concrets. Si certaines initiatives ont été amorcées, celle-ci demeurent trop limitées pour garantir à la France un rapprochement effectif avec ces pays, alors que l’amélioration des relations entre la France et ces partenaires est l’une des clés de la victoire de l’Ukraine mais aussi d’un renforcement de l’unité européenne.
 
Les efforts français ne peuvent faire oublier les réalités politiques. L’arrivée possible de l’extrême droite en France en 2027 inquiète la plupart des pays de la région. Une large victoire du Rassemblement National sur la liste "Besoin d’Europe" enverrait un signal désastreux. Pire, cela pourrait rendre la France inaudible en Europe centrale et orientale.

Emmanuel Macron et Petr Fiala, Premier ministre tchèque, en mars 2024

Copyright image : Ludovic MARIN / AFP

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