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18/03/2024

La Serbie et les défis à l'Occident

La Serbie et les défis à l'Occident
 Cyrille Bret
Auteur
Docteur en philosophie spécialiste des enjeux de sécurité et défense
 François Lafond
Auteur
Ancien Conseiller spécial de la France en Serbie

La place de la Serbie en Europe est ambiguë, comme le révèle la rhétorique anti-occidentale de son président Alexandre Vucic, qui compte bien tirer avantage de son double jeu entre Russie et UE. Belgrade attend aux portes de Bruxelles depuis 2012 et dispose d’une certaine influence dans les Balkans : que peut impliquer son non-alignement (ou sa double loyauté) dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne et dans la perspective d’un éventuel élargissement ? Peut-on conjuguer contestation de l’acquis communautaire et liens à l’Europe ?

Rhétorique de campagne ou anti-occidentalisme foncier ?

Dans un discours retransmis en direct à la télévision le 2 mars dernier, exercice dont il est coutumier, le président de la République de Serbie, Alexandre Vucic, réélu en avril 2022 au premier tour avec 60% des votes, a mené une nouvelle charge contre l’Occident. Une fois encore, il a accusé les États-Unis et l’Union européenne de vouloir déstabiliser et décrédibiliser son pays afin de le forcer à changer de politique extérieure. En effet, selon lui, l’Occident contraindrait la Serbie à briser plusieurs de ses tabous et à réviser plusieurs éléments supposés consubstantiels à son identité : reconnaître l’indépendance du Kosovo, cesser son soutien à la République Serbe de Bosnie et sanctionner la Russie. Dénonçant les critiques de l’opposition interne et les inquiétudes de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) sur l’état de droit, la liberté de la presse et la sincérité des derniers scrutins électoraux, le leader serbe a toutefois concédé que le dernier rapport – très critique - du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) qui dépend de l’OSCE contenait des propositions d’amélioration judicieuses.

Par-delà ces classiques effets de tribune et les outrances électorales, quels sont les enjeux structurels de ce positionnement coutumier du président serbe ?

Par-delà ces classiques effets de tribune et les outrances électorales, quels sont les enjeux structurels de ce positionnement coutumier du président serbe ? Quel sens peuvent avoir les critiques récurrentes et systématiques à l’égard des « Occidentaux » dans un contexte où la Serbie, candidate reconnue à l’adhésion à l’Union européenne depuis 2012 et en négociation continuelle depuis lors, continue à cultiver un positionnement géopolitique critique à l’égard de l’Ouest et une proximité sectorielle avec la Russie ?

S’agit-il (comme certains le soutiennent en Europe) d’un « double jeu » destiné à obtenir pour la Serbie des avantages de part et d’autre ? S’agit-il d’un discours à usage purement électoral pour paralyser les oppositions au nom de la défense d’un intérêt national bien compris ? S’agit-il plutôt, enfin, d’une façon d’établir un rapport de force favorable entre un très petit État (6,6 millions d’habitants et 175 Mds US$ de PIB en 2023) et des ensembles géopolitiques bien plus influents ?

Rapports de force violents à l’intérieur

Il faut convenir qu’Alexandre Vucic est l’homme fort de la Serbie depuis une dizaine d’années, d’abord comme Premier ministre puis comme président de la République, élu une première fois en 2017. Le renforcement patient de son pouvoir s’est effectué au-delà même de l’arène politique, sur les médias, sur le fonctionnement de la justice et sur l’économie du pays.  Les déclarations répétées du président serbe ne peuvent se comprendre sans revenir sur les mouvements et les soubresauts de la scène politique intérieure serbe depuis sa première élection en 2017. Les critiques internes et externes se sont accumulées sur la plupart des libertés civiles et politiques. L’opposition interne au président serbe et à son parti, le SNS, ou Parti progressiste serbe, a multiplié les critiques, les attaques, les manifestations et les protestations au fil des scrutins et plus encore suite à la fusillade dans une école en mai 2023. Un choc qui a profondément secoué la société et dont la gestion par le Président et son gouvernement a plongé l’opinion publique dans une introspection inédite. Ainsi, pour chacune des élections législatives, de 2020, 2022 et 2023, les partis d’opposition ont dénoncé des entraves à l’accès aux médias, des fraudes dans le scrutin et des abus de pouvoir ainsi qu’une désinformation systématique. Ces critiques récurrentes et ces manifestations parfois violentes se cristallisent autour de l’autoritarisme du président Vucic lui-même : son attitude personnelle et son penchant à la manipulation. Symptôme éloquent parmi de nombreux exemples : le président a dissous le Parlement en novembre pour obtenir des succès électoraux plus large en faveur de son parti, le SNS. Celui-ci a ainsi obtenu 127 sièges sur 150 au Parlement en décembre dernier.

Ces critiques se sont multipliées également au niveau régional. Ainsi, l’UE et l’OSCE font régulièrement état de leurs préoccupations concernant l’impartialité et l’indépendance du système judiciaire, pourtant réformé en 2022. Elles indiquent explicitement que les institutions ne garantissent pas l’exercice du métier de journaliste et ne protègent pas les droits de l’opposition. Et elles s’interrogent sur le fonctionnement de l’administration, très politisée.

L’UE et l’OSCE font régulièrement état de leurs préoccupations concernant l’impartialité et l’indépendance du système judiciaire

Ancien ministre de l’information du Président Milosevic, Aleksandar Vucic est passé maître en communication politique, captant  le sentiment patriotique des Serbes, dans une région où il est bien difficile de distinguer le patriotisme du nationalisme… Pour galvaniser ses partisans, il dénonce le « double standard » de l’Occident et exalte la grandeur nationale serbe, souvent malmenée. Depuis les bombardements de l’OTAN sur le pays, la Serbie considère que l’Occident lui a imposé par les armes un démembrement de son territoire national (perte du Kosovo) tout en la critiquant pour son illibéralisme. En d’autres termes, la rhétorique anti-occidentale est toujours « payante » pour discréditer l’opposition.

Le non-alignement serbe

Ce discours est renforcé par le positionnement très particulier de la Serbie sur la scène politique européenne.Depuis les bombardements de l’OTAN et surtout la déclaration d'indépendance du Kosovo en 2008, la Serbie suit une trajectoire politique paradoxale. D’un côté, elle continue à négocier, avec une lenteur calculée, son adhésion à l’Union européenne depuis 2012 ; elle commerce principalement avec les pays membres de l’Union européenne (Allemagne et Italie pour presque un quart de ses exportations) ; et elle bénéficie des fonds IPA (Instrument d'aide de préadhésion) ainsi que des grandes infrastructures européennes d’intégration régionale. Mais, de l’autre côté, elle continue à dénoncer l’OTAN, son extension et ses activités en Europe ; elle se refuse à s’associer aux sanctions de l’Union européenne contre la Russie suite à son invasion de l’Ukraine. Plus encore, suivant en cela le leader du parti socialiste, Ivica Dačić, son allié au pouvoir depuis une dizaine d’années, elle affirme une solidarité politique récurrente avec la Russie. L’héritage politique panslave et l’identité confessionnelle orthodoxe contribuent à cette proximité savamment cultivée. Mais l’histoire est ici largement complétée par les besoins du pays. La question énergétique a longtemps été aussi un argument explicatif, la Serbie obtenant de la Russie un gaz largement au-dessous du prix du marché. Le troisième élément justifiant ce non-alignement, qui rappelle l’époque du titisme, exemplaire en la matière, est que la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, peut garantir à Belgrade que le Kosovo ne sera jamais reconnu comme État souverain par les Nations Unies. Les déclarations nationalistes du président Vucic rappellent, par-delà la conjoncture politique intérieure tendue, les lignes de force de la politique étrangère serbe. Sur le Kosovo, la reconnaissance de l’indépendance est une ligne rouge qui, selon lui, mettrait en cause l’identité nationale. En cela, plus de 85% de la population serbe le soutient et place de fait l’opposition dans une situation de silence embarrassé. Il y a peu de chance de voir le Président Vucic abandonner cette trajectoire pro-russe, en dépit de pressions régulières voire même de menaces occidentales. Le président serbe cultive  en cela la mémoire yougoslave d’un non alignement flattant les sentiments patriotiques d’un pays en proie à la déségrégation de « l’expérimentation auto-gestionnaire ».    

Sur l’adhésion à l’Union européenne, le pays se refuse à devenir un "État membre" comme les autres, qui appliquerait sans discuter l’acquis communautaire.

En somme, les déclarations virulentes du président Vucic rappellent, par-delà la conjoncture politique intérieure tendue, les lignes de force de la politique extérieure serbe. Sur le Kosovo, la reconnaissance de l’indépendance est une ligne rouge qui mettrait en cause l’identité nationale. Sur l’adhésion à l’Union européenne, le pays se refuse à devenir un « État membre » comme les autres, qui appliquerait sans discuter l’acquis communautaire. Et sur la relation privilégiée avec la Russie, elle se refuse à rejoindre le consensus européen.

Le président Vucic incarne le désir serbe de suivre une voie propre, fortement liée à l’Union européenne, puisque cela demeure l’objectif stratégique du pays, maintes fois répété notamment par l’ancienne Première ministre Ana Brabić, mais qui ne peut remettre en cause ce qu’il considère comme relevant de l’intérêt national indépassable de la Serbie : le Kosovo est une province, aussi le non alignement de sa politique étrangère avec l’UE et l’Occident est-il à la fois un clin d’œil mémoriel et la garantie d’une indépendance opportuniste essentielle  à ses yeux.

La Serbie et le futur de l’Europe

Les Balkans occidentaux représentent encore un défi majeur pour l’Union européenne, plus d’une dizaine d’années après le début des négociations avec le Monténégro et la Serbie. La réponse de l’Europe face à l’agression russe en Ukraine - qui a choisi d’en accélérer la trajectoire européenne- a quelque peu froissé les susceptibilités de ceux à qui on a promis une adhésion aussi rapide que leurs progrès leur permettraient. Mais l’évolution politique de la Serbie ne cesse d’interroger y compris les plus fervents promoteurs de l’élargissement à Bruxelles, tant l’ambiguïté du Président Vucic semble contredire ce qui est attendu d’un pays candidat.Le rôle pivot de la Serbie dans cette péninsule, au Kosovo bien entendu, mais aussi au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine, lui a garanti jusqu’à ce jour une attention bienfaisante, à Paris en particulier, car on considère que Belgrade  offre une garantie de stabilité malgré tout. En attente d’un nouveau gouvernement (en 2022, il avait fallu plus de 7 mois sans Parlement opérationnel avec un gouvernement technique délégitimé), le Président Vucic continue d’osciller et de régner sur le pays, à la manière d’un Viktor Orban en Hongrie. La suite des négociations européennes est liée à cette absence de solidarité avec les 27 et au processus de normalisation avec le Kosovo sous l’égide de l’Union européenne, pleinement soutenu par les États-Unis.

Il est à craindre que le résultat des élections européennes, la future présidence hongroise du Conseil de l’Union européenne et enfin les élections américaines finissent par renforcer les convictions du Président Vucic sur le bien-fondé de son action politique. Face à une opposition encore trop faible, il pourra donc continuer de se prévaloir d’être l’unique interlocuteur fiable, auquel l’Union européenne et les États membres doivent donc passer  l’originalité de ses positions et initiatives. À n’en pas douter, il s’agit d’un nouveau test pour l’Union européenne ou d’une opportunité pour différencier son évolution, comme la Communauté politique européenne en offre une possibilité.

Copyright image : Andrej ISAKOVIC / AFP

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