À l’issue de son long entretien au Kremlin avec Vladimir Poutine le 7 février dernier, le Président Macron a confié qu’il avait trouvé son homologue "changé". Poutine paraissait enfermé dans le passé, ressassant toujours les mêmes griefs, peu intéressé par d’éventuelles solutions pour sortir de la crise qu’il avait lui-même déclenchée autour de l’Ukraine quelques semaines plus tôt.
Les deux hommes ne s’étaient pas rencontrés depuis décembre 2019. Que s’est-il passé entre les deux dates pour expliquer ce "changement" ? De nombreux observateurs développent la thèse d’un isolement croissant du dirigeant russe, dû simplement à la situation sanitaire ; c’est par exemple ce qu’indique un excellent connaisseur des arcanes du pouvoir russe, Michael Zygar, dans un article du New York Times au titre en lui-même révélateur : How Vladimir Putin lost Interest in the Present. Le Président russe aurait cessé pendant cette période de voir la plupart de ses confidents et collaborateurs. Il se serait enfermé dans un tête-à-tête avec Yuri Kovalchuk, un ami de toujours devenu l’homme le plus influent de son entourage, à la fois oligarque et idéologue, professant selon Michael Zygar un "mélange de mysticisme orthodoxe, de complotisme anti-américain et d’hédonisme".
Auteur d’un livre très informé sur la Russie, Ben Judah évoque de son côté, dans une interview au Figaro l’"itinéraire intellectuel" qu’aurait parcouru le chef du Kremlin dans son confinement prolongé. Son article de juillet 2021 sur l’unité des peuples ukrainiens et russes serait un reflet d’une rumination intense sur son propre rôle dans l’Histoire comparé à Pierre le Grand et Catherine II, Alexandre Ier et Nicolas Ier. De fait, si la négation de la nation ukrainienne constitue un leitmotiv ancien dans les propos de Vladimir Poutine, il semble que la crise du Covid-19 ait correspondu en effet chez lui à la cristallisation d’une mystique néo-impérialiste dans laquelle se retrouvent la nostalgie de la grandeur de l’URSS, des pulsions ethno-nationalistes et une lecture révisionniste de l’Histoire.
Selon d’autres observateurs, l’isolement rigoureux que Vladimir Poutine s’est dans une large mesure infligé à lui-même dénoterait un élément pathologique, sur le plan psychologique avec une phobie du virus spectaculaire (cf. le "syndrome de la longue table"), peut-être même sur le plan physique si l’on fait l’hypothèse que cette hantise du virus résulte d’un état immunodéprimé du chef du Kremlin. Ce dernier élément pourrait expliquer la vision particulièrement sombre de l’interlocuteur d’Emmanuel Macron.
Nous ne nous prononcerons pas sur ces différents points. Au demeurant, dans la pratique diplomatique, la prise en compte de l’équation personnelle est impérative et pourtant difficile à manier. Un dirigeant est en effet toujours le produit de facteurs structurels autant qu’il influence le système dans lequel il opère. C’est donc d’abord la politique menée par Vladimir Poutine qu’il faut examiner, avant de s’interroger sur l’évolution éventuelle de sa personnalité. Dans cette note, nous partirons de l’idée suivante : si le Vladimir Poutine de 2022 est animé par des réflexes qui n’ont pas changé depuis sa formation dans le KGB des années 1970 puis à la mairie de Saint-Pétersbourg dans les années 1990, une analyse pragmatique de son action sur deux décennies invite à distinguer plusieurs phases dans sa relation à l’Occident.
Un opérateur au Kremlin nommé Vladimir Poutine
Une des raisons de faire preuve de prudence dans le recours aux explications psychologisantes en politique internationale vient de ce que les personnages parvenus au faîte du pouvoir, surtout dans des systèmes autoritaires, pratiquent rarement la candeur et la sincérité dans leurs rapports avec les autres. La capacité de Vladimir Poutine à dissimuler sa vraie personnalité aurait été la clef, selon Arkady Ostrovsky, cité par Quentin Peel dans son portrait du Président russe pour l’Institut Montaigne, de son accession au pouvoir : "Il était censé correspondre à l’image de l’homme fort mais pas à sa réalité. C’est du moins ainsi qu’il a été vendu à Eltsine".
Angela Merkel disait de Vladimir Poutine qu’il "vivait dans un autre monde", notamment parce que chez lui alternaient la séduction, la brutalité et une capacité de mensonge illimitée. On retrouvera la citation exacte dans le long portrait que Roger Cohen consacre à Vladimir Poutine dans le New York Times. Cet article commence par une évocation du Poutine des débuts, celui qui proclame sa foi dans la démocratie et les droits de l’Homme en allemand devant le Bundestag en 2001 ou qui appelle le Président Bush junior pour lui proposer son aide après l’attentat contre les tours jumelles de New York. À la même époque, le même Vladimir Poutine, parvenu au pouvoir dans des conditions douteuses, n’hésitait pas à mener une guerre atroce en Tchétchénie et avait commencé à s’en prendre systématiquement aux libertés acquises par les Russes dans les années 90. L’un de ses premiers gestes en arrivant au pouvoir est de reprendre le contrôle des grands médias de masse. Ce sera le même chef du Kremlin qui, par la suite, allait raser Alep comme il avait rasé Grozny, ou qui accepte, s’il ne les commande pas, les assassinats d’Anna Politkovskaïa et de Boris Nemtsov, de Sergei Skripal au Royaume-Uni ou d’un opposant tchétchène au cœur de Berlin, ainsi que de tant d’autres.
Les biographies récentes de Vladimir Poutine mettent en exergue ses liens avec la mafia, noués auprès du maire de Saint-Pétersbourg dans les années 1990, ou encore son choix de faire de la kleptocratie un pilier du système de pouvoir qu’il a bâti. Un détail devrait troubler les observateurs : on nous dit que Vladimir Poutine, au faîte de sa carrière, aurait regardé en boucle les vidéos de la fin infamante du colonel Kadhafi, comme s’il s’identifiait au dictateur libyen. Même en faisant la part de la paranoïa classique d’un ancien guébiste à l’égard des desseins maléfiques des Américains, n’est-ce pas étrange pour le chef d’État d’un aussi grand pays que la Russie, bénéficiant d’une légitimité constitutionnelle, de s’identifier à un dictateur de troisième zone à l’esprit plus ou moins dérangé ?
En toute hypothèse, s’il y a eu évolution de la personnalité de Vladimir Poutine, il y a bien chez lui une continuité dans la violence et le mensonge typiques du moule soviétique.
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