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Note
Décembre 2017

Espace :
l'Europe contre-attaque ?

Author
Arthur Sauzay
Avocat Counsel, Allen & Overy

Arthur Sauzay est contributeur à l'Institut Montaigne sur les questions spatiales. Avocat counsel à Allen & Overy LLP à Paris, il est auteur de la note de l’Institut Montaigne parue en décembre 2017, Espace : l’Europe contre-attaque ?  et co-auteur de la note Espace : le réveil de l’Europe ?  parue en février 2020.

Morgan Guérin
Fellow - Europe, Défense

Morgan est Fellow - Europe, Défense de l'Institut Montaigne depuis juin 2019.

Aupravant, il était responsable du Programme Europe et  chargé d'études à l'Institut. Il y conduisait les travaux liés aux questions européennes.

Il a notamment participé à la réalisation et à la publication des rapports et notes suivants : L'Europe dont nous avons besoin, Traité transatlantique : pourquoi persévérer ?, Bremain ou Brexit : Europe, prépare ton avenir ! .

Morgan est diplômé de Sciences Po Paris, de l’ESCP-Europe ainsi que d’histoire de l’art et d’archéologie à l'université Sorbonne Paris IV. Il a également étudié à l’Université Boğaziçi d’Istanbul.

Mission de Thomas Pesquet à bord de la station spatiale internationale (ISS), réussite de la sonde Rosetta/Philae, mise en service du service du GPS européen Galileo, lancements de satellites, construction d’une nouvelle fusée avec Ariane 6, ces dernières années, l’Europe a enchaîné les succès dans l’espace. En dépit de dépenses relativement faibles comparées à celles engagées par d’autres puissances, l’Europe s’est imposée comme un acteur de premier plan dans la course aux étoiles.

Aujourd’hui, cette position est menacée. Le secteur spatial connaît de profondes mutations économiques, technologiques et géopolitiques à l’échelle mondiale. De nouveaux acteurs privés américains comme SpaceX et Blue Origin, mais aussi étatiques comme la Chine ou l’Inde, émergent et développent de nouvelles technologies à même de concurrencer les acteurs historiques du secteur. Leurs ambitions sont très élevées.

L’aspect le plus visible de cette course est l’accès à l’espace, avec les fusées : en misant sur une rupture économique et technologique consistant à réutiliser plusieurs éléments clefs des fusées (au lieu de les détruire après chaque vol), ces nouveaux acteurs disposent d’un avantage compétitif important. Ils peuvent également compter sur un soutien public massif (le gouvernement américain leur achète par exemple des lancements pour les satellites de la NASA et de l’armée, ou pour ravitailler la station spatiale). Dans ce nouveau contexte, on peut craindre que la future Ariane 6, non-réutilisable et disposant d’un marché gouvernemental trois fois inférieur à celui des Etats-Unis ou de la Chine, ne soit pas suffisamment compétitive pour maintenir le leadership européen dans la décennie 2020. 

Mais l’enjeu le plus important est moins visible : il s’agit des nouvelles activités économiques et des questions de défense. Comme pour le numérique, où l’Europe n’a pas réussi à concurrencer les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), l’Europe risque de voir émerger les “GAFA du spatial” aux Etats-Unis et en Chine. Sur la défense, l’Europe investit trop peu et ne se coordonne pas, alors même que c’est un outil essentiel pour la sécurité et que les infrastructures spatiales (GPS, télécommunications) sont devenues critiques pour la souveraineté européenne.

À moins de réagir, l’Europe ne sera pas au premier rang des puissances spatiales du XXIème siècle. Les choix stratégiques qui seront faits dans les mois qui viennent, au moment même où l’on s’interroge sur le futur de l’Union européenne, auront des conséquences qui dépassent la sphère spatiale et toucheront directement notre économie, notre souveraineté et in fine notre sécurité.
 
L’Institut Montaigne appelle à réagir et formule des propositions pour que l’Europe contre-attaque.

2020 : l’Odyssée de l’espace

Comment est organisé le secteur spatial aujourd’hui ?

Au niveau mondial, il s’organise entre trois grandes catégories d’acteurs :

  • Les opérateurs de lancement de fusées (ex : Arianespace, SpaceX).
  • Les sociétés de production des satellites (ex : Thales Alenia Space, Boeing).
  • Les entreprises ou acteurs qui exploitent les satellites (ex : Eutelsat, Intelsat).

Les opérateurs de lancement ont pour principaux clients les États. Trois d’entre eux (États-Unis, Chine et Russie) assurent les trois quarts des lancements. Les contrats portent sur la mise en orbite de satellites qui ont des objectifs divers (principalement télécommunications et observation). Le secteur public reste à ce jour le contributeur le plus important : en 2016 dans le monde, 62 lancements gouvernementaux ont été effectués, comparés à seulement 25 lancements commerciaux.
 

 

En 2016, l’Europe bien placée pour les lancements commerciaux

En 2016, l’Europe bien placée  pour les lancements commerciaux

 

Dans la famille des lanceurs, l’Europe a cependant réussi à s’assurer un leadership sur le segment commercial (les lancements qui sont mis en concurrence entre opérateurs). En 2016 par exemple, Arianespace, filiale du groupe Airbus, a lancé 10 des 19 satellites commerciaux et remporté 7 marchés sur 13. Ce segment est intéressant économiquement et surtout important pour l’Europe.

L’arrivée de nouveaux acteurs dans tous les domaines du spatial

Le mouvement “New Space” traduit la place grandissante du secteur privé dans le domaine spatial par rapport au secteur public traditionnel. Deux sociétés américaines, SpaceX, fondée par Elon Musk (également patron de Tesla) et Blue Origin, créée par Jeff Bezos (fondateur d’Amazon), sont les plus connues et les plus ambitieuses à ce jour. Mais de très nombreuses start-ups sont également apparues pour proposer de nouveaux services, grâce notamment à de nouveaux petits satellites bon marché. Par exemple, l’entreprise américaine Planet dispose de plus de cent “nanosatellites” photographiant la terre en totalité, chaque jour. Elle propose, avec ses données et ses algorithmes, des services pour l’agriculture, l’anticipation des activités économiques, etc. 

Les puissances émergentes développent également rapidement leur programme spatial. La Chine, tout d’abord, ambitionne de dépasser l’Union européenne puis les États-Unis pour devenir la principale puissance spatiale du XXIème siècle. L’Inde développe également de nouveaux lanceurs et des projets de sondes lunaires et martiennes. Beaucoup de pays créent leur propre agence spatiale (l’Australie par exemple).

Des projections de croissance importantes

Des projections de croissance importantes pour l'espace

Entre 2007 et 2016, le chiffre d’affaires lié au secteur spatial mondial a doublé pour atteindre 260,5 milliards de dollars. Deux études parues en 2017 anticipent même un chiffre d’affaires de 1 100 à 2 700 milliards de dollars d’ici 2040 et 2050, soit potentiellement une multiplication par dix par rapport à aujourd’hui.

Ces projections s’expliquent en partie par le développement important de nouveaux projets spatiaux comme par exemple la fourniture d’accès à internet depuis l’orbite terrestre, à très haut débit et bon marché. 

Lanceurs réutilisables : l’ubérisation de l’espace ?

Le principe de réutilisabilité n’est pas nouveau mais aucun opérateur n’a réussi jusqu’à aujourd’hui à le rendre fiable et compétitif. La navette spatiale américaine était fondée sur ce principe mais son coût prohibitif et deux accidents tragiques ont conduit à l’arrêt du programme.

 

Lanceur réutilisable : comment ça marche ? Le cas de SpaceX

lanceur réutilisable : comment ça marche ? le cas de SpaceX

SpaceX est à ce jour le seul opérateur à avoir réussi cette rupture technologique. Celle-ci repose sur un nouveau concept : ramener l’ensemble du premier étage (moteurs et réservoirs) du lanceur - qui représente 70 % du coût d’un lanceur entier - afin de le mettre en état de vol. La technologie est aujourd’hui maîtrisée, comme l’ont démontré les nombreux retours réussis (plus d’une vingtaine depuis 2015). Blue Origin et la Chine développent activement des technologies similaires. L’objectif à terme est de pouvoir tout réutiliser, avec deux idées : baisser très fortement les coûts et pouvoir lancer très fréquemment.

Si le coût de l’accès à l’espace diminue comme annoncé grâce à cette technologie, l’effet sera majeur pour l’ensemble du domaine spatial. Si l’Europe ne parvient plus à conserver ses parts de marché, elle risque de perdre sa capacité d’investissement et in fine d’innovation. C’est tout un secteur qui a beaucoup à perdre, et le France aussi car elle a un grand poids dans le secteur.

L’Europe spatiale menacée

Historiquement, l’Europe a su créer sa place dans l’espace

Dans l’ombre des puissances américaine et soviétique, l’Europe a su progressivement s’imposer dans l’espace pour être aujourd’hui reconnue comme un acteur majeur du secteur spatial. Ses forces sont :

  • une place de premier rang dans les lancements “commerciaux” grâce aux fusées Ariane ;
  • un système de positionnement par satellite (GPS) européen avec Galileo ;
  • un programme de niveau mondial d’observation spatiale avec Copernicus et Sentinel (essentiel par exemple pour la lutte contre le réchauffement climatique) ;
  • une place de leader dans les télécommunications spatiales, l’exploitation et la construction de satellites ;
  • un capital humain de premier rang grâce à son système d’enseignement supérieur et de recherche publique.

Ariane 6 : une nécessité… qui risque de ne pas suffire

Au milieu des années 2000, les responsables européens ont pris conscience de la nécessité d’envisager un lanceur moins coûteux et plus adapté aux nouveaux besoins. 

En 2015, notamment pour réagir face à SpaceX, la décision a été prise d’inscrire Ariane 6 dans la continuité d’Ariane 5, en réduisant les coûts, en répondant à l’évolution du marché et en simplifiant la gouvernance du projet (rapprochement des principaux acteurs industriels dans ArianeGroup). Ce choix pragmatique place pourtant l’Europe dans une situation de fragilité, du fait des moyens engagés par les concurrents américains et demain chinois. En tenant compte de l’impact vraisemblable de la réutilisabilité, Ariane 6 pourrait être significativement plus chère et moins flexible que ses concurrentes. Dans un environnement de plus en plus compétitif, la future Ariane 6 risque ainsi de perdre son leadership en matière de lancements commerciaux. Par ailleurs, en ne garantissant pas suffisamment de lancements gouvernementaux aux lanceurs européens (y compris le petit lanceur Vega), l’Europe spatiale pourrait fragiliser son accès indépendant à l’espace.

Dans l’ombre d’Ariane 6, des réflexions ont été menées sur le développement des éléments nécessaires à un lanceur réutilisable ou permettant de baisser les coûts. Le principal projet actuel est le projet Prometheus, dont l’objectif est de créer un moteur moins cher et réutilisable, grâce à un nouveau type de carburant et de nouvelles méthodes de production. Désormais supervisé par l’ESA et confié à un consortium principalement franco-allemand, le projet vise un moteur fonctionnel autour de 2025 au mieux.  On peut aussi citer le projet Callisto, mené en coopération entre le CNES (France) le DLR (l’agence spatiale allemande) et la JAXA (l’agence japonaise), qui vise un démonstrateur de petite taille inspiré du lanceur de SpaceX. Cependant, ces projets visent un horizon lointain (2025 environ) et ne disposent pas d’une organisation claire et des financements adéquats. Et si par ailleurs l’Europe n’a pas plus d’ambitions spatiales, il n’est pas évident que l’investissement soit justifié.

Ariane 6, Prometheus et Callisto

Ariane 6, Prometheus et Callisto

Les futurs GAFA de l’espace : à nouveau américains... et chinois ? 

Les start-ups européennes liées au domaine spatial se comptent actuellement par centaines. Elles sont soutenues par des initiatives publiques ou privées : on peut citer en exemple les 18 incubateurs de l’ESA soutenant près de 500 start-ups. Le Luxembourg a également engagé une politique très volontariste : deux entreprises américaines spécialisées dans l’exploration et l’exploitation des ressources spatiales, Planetary Resources et Deep Space Industries, y ont ouvert des filiales. Côté privé, Airbus par exemple a créé le fonds de capital-risque Airbus Ventures qui investit dans des start-ups en Europe et ailleurs. D’autres fonds pourraient bientôt être créés.

Toutefois, ces initiatives européennes obtiennent pour l’instant des résultats trop faibles en comparaison du leadership américain. D’après une étude parue en octobre 2017, sur 250 start-ups spatiales ayant reçu un investissement privé, 170 sont américaines et 70 sont européennes. Autre fait marquant, les premières “licornes” (entreprises non-côtées valorisées à plus d’un milliard de dollars) du spatial, ou pressenties pour le devenir, sont exclusivement américaines : SpaceX, RocketLab, Planet, mais aussi Oneweb (malgré la participation d’Airbus). Les GAFA les soutiennent technologiquement et financièrement, ce que l’Europe ne peut pas faire pour ses propres entreprises : c’est l’une des conséquences du retard pris par l’Europe dans la révolution numérique. De son côté, la Chine voit apparaître des acteurs privés financés par des milliardaires, et dispose elle de géants numériques tels que Tencent et Alibaba. La France, malgré de grands groupes aérospatiaux, de nombreuses start-ups dans l’aérospatiale et des levées de fond réussies, ne parvient pas pour l’instant à faire émerger de nouveaux acteurs.

Le secteur spatial est porteur de risques pour les investisseurs et de nombreuses start-ups feront faillite avant de trouver leur marché. Toutefois, comme pour la bulle internet des années 2000, on peut anticiper que, parmi ces nouvelles entreprises, se trouvent les GAFA du spatial de demain. Or, compte tenu des investissements et des rapports de force aujourd’hui, il est probable que ces leaders soient américains ou chinois et non européens. C’est un enjeu majeur et stratégique pour l’Europe.

Huit propositions pour réaffirmer une véritable ambition spatiale pour l’Europe

Une approche globale et cohérente doit ainsi être retenue : investissement public et privé accru, soutien à l’autonomie européenne en matière d’accès à l’espace et gouvernance européenne et associant à la fois plus les entreprises (partenariats) et les citoyens (communication plus ambitieuse sur l’intérêt et les avantages de l’espace).

Affirmer publiquement l’objectif pour l’Europe d’être l’acteur spatial dominant à l’horizon 2030. La première étape est de prendre acte des enjeux et, une fois une stratégie globale définie, de l’affirmer au plus haut niveau européen à l’initiative des pays leaders, principalement la France, l’Allemagne mais aussi l’Italie.

Accélérer le processus en cours d’optimisation de la filière et la mise en service d’Ariane 6. Alors même qu’Ariane 5 est en fin de cycle, une fragilisation d’Ariane 6 mettrait en péril la pérennité même de la filière et de l’accès européen indépendant à l’espace.

En parallèle d’Ariane 6, maîtriser dès que possible les principales briques technologiques de la réutilisabilité, à commencer par les moteurs. L’objectif serait de disposer dès que possible durant la décennie 2020 d’une flotte de lanceurs réutilisables à coûts encore plus réduits.

Instaurer un mécanisme de "préférence européenne" pour les lancements institutionnels communautaires et nationaux. Des équivalents sont déjà en vigueur aux Etats-Unis et en Chine. Cette mesure est cohérente avec les efforts supplémentaires demandés en termes de compétitivité, d’investissement et d’innovation.

Obtenir une augmentation importante du budget spatial de l’Union européenne, en commençant par la négociation du prochain cadre financier pluriannuel de l’Union, et au profit de projets concrets à définir rapidement. Ceux-ci pourraient porter sur les applications civiles (internet spatial, nettoyage de l’orbite terrestre, vol habité, etc.) mais aussi militaires (observation et défense des satellites européens en orbite).

Refonder la gouvernance spatiale européenne. Le spatial doit être davantage porté au niveau de l’Union européenne, en lui donnant une plus grande visibilité dans les institutions (Conseil, Parlement, Commission). La politique commerciale des concurrents non-européens, qui n’hésitent pas à proposer des prix très bas à l’international, doit être mieux surveillée.

Susciter l’émergence de nouveaux acteurs privés en Europe en recourant à des partenariats public-privé innovants. Ceux-ci sont au cœur de l’actuel dynamisme américain, et permettraient de maximiser l’efficacité d’investissements publics supplémentaires. 

Améliorer la communication autour du secteur spatial, tant par les dirigeants politiques que par les industriels.

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