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Juin 2022

China Trends #13 :
Chine-Japon : le périmètre d’une confrontation

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Auteurs
Dr. Shinji Yamaguchi
Senior Research Fellow au NIDS

Dr. Shinji Yamaguchi is a Senior Research Fellow in the Regional Studies Department of the National Institute for Defense Studies (NIDS), Ministry of Defense, Japan, located in Tokyo, and was a Visiting Scholar at Sigur Center for Asian Studies of George Washington University. He specializes in Chinese politics, China’s security policy, and contemporary Chinese history. He earned his B.A., M.A., and Ph.D. from Keio University. His publications include "Strategies of China’s Maritime Actors in the South China Sea: A Coordinated Plan under the Leadership of Xi Jinping?" China Perspective, 2016 No.3, (October 2016), pp.23- 31; Mo Takuto no Kyokoku ka Senryaku (Mao’s Grand Strategy to Build Strong Country) Tokyo: Keio University Press, 2021. He is a co-author of the NIDS China Security Report 2012, 2013, 2016, 2017, and 2018.

Mathieu Duchâtel
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Mathieu Duchâtel est le directeur des études internationales de l’Institut Montaigne. Ses travaux portent notamment sur la sécurité économique et sur les questions stratégiques en Asie orientale. Mathieu Duchâtel est docteur en science politique de Sciences Po.

Viviana Zhu
Analyste Chine - Anciennement Research Fellow - programme Asie, Institut Montaigne

Viviana Zhu était Research Fellow à l'Institut Montaigne jusqu'en janvier 2023. Avant cela, elle était coordinatrice du programme Asie à l’European Council on Foreign Relations (ECFR)

Introduction - Mathieu Duchâtel
Sécurité militaire : le Japon en travers du chemin - Shinji Yamaguchi
Sécurité économique : les échanges survivront aux restrictions - Mathieu Duchatel
Cinquante ans de relations diplomatiques : un optimisme contenu - Viviana Zhu

À propos

China Trends est une publication trimestrielle en anglais du programme Asie de l’Institut Montaigne. Chaque numéro est consacré à un thème unique et cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. À une époque où la Chine structure souvent l’agenda des discussions internationales, un retour aux sources de la langue chinoise et des débats politiques - lorsqu’ils existent - permet une compréhension plus fine des logiques qui sous-tendent les choix de politiques publiques de la Chine.

Introduction

Mathieu Duchâtel, Directeur du programme Asie

Commençons par une observation factuelle. Pour l’Europe, ces dernières années, la politique à l’égard de la Chine relève de moins en moins de la gestion des relations bilatérales avec Pékin que d’efforts croissants de coordination et de coopération avec des partenaires et alliés face au défi chinois. C’est là l’aboutissement inévitable de l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les relations entre l’Union européenne et la Chine, mais aussi des trajectoires de gouvernance de la Chine de Xi Jinping et du risque de guerre dans le détroit de Taiwan. Depuis que la Russie a lancé sa guerre d’agression contre l’Ukraine, même les décideurs politiques européens les plus optimistes, profondément convaincus jusqu’à récemment qu’une guerre dans le détroit était impensable car "son coût serait trop élevé", commencent à prendre ce risque très au sérieux.

Ce contexte doit inciter les Européens à soigneusement observer la dynamique de la relation Chine-Japon et à prêter attention à la manière dont les experts chinois appréhendent les choix faits par le Japon dans sa politique à l’égard de la Chine. Les initiatives du Japon ont des implications en matière de gestion de l’environnement de sécurité en Asie orientale et dans l’Indopacifique, mais elles sont aussi mues par l’ambition plus large de contribuer à façonner l’ordre international. L’approche adoptée par Tokyo offre en cela un point de référence pertinent pour évaluer les actions entreprises par l’Europe. Elle constitue aussi une source d’inspiration et un moyen de tester nos idées et d’améliorer nos propres politiques publiques, tout en ayant une valeur de signal d’alarme quant à la réalité du risque de guerre en Asie orientale.

Au-delà de la profondeur des interactions humaines et des relations commerciales qui lient entre elles les sociétés chinoise et japonaise, et à la lumière d’une histoire faite à la fois de profonds échanges culturels et de guerres tragiques, il n’est pas exagéré d’affirmer que le Japon appréhende la Chine sous l’angle de la grande stratégie - son propre positionnement dans le système international - et non seulement sous l’angle des opportunités économiques. Un certain nombre de questions sont tout simplement vitales pour la stabilité, la paix et la prospérité du Japon en tant qu’économie industrielle avancée. La Chine choisira-t-elle la guerre ou la paix dans le détroit de Taiwan ? Comment articulera-t-elle ses différends territoriaux avec le Japon en mer de Chine orientale ? La prochaine vague d’innovations technologiques sera-t-elle dominée par la Chine ou par l’Occident ? Dans quelle mesure l’influence chinoise s’étendra-t-elle dans la région Indopacifique ? Toutes ces questions d’ordre existentiel expliquent pourquoi la politique japonaise à l’égard de la Chine est conçue comme s’inscrivant dans une stratégie qui a pour horizon l’avenir de l’ordre international.

Ce numéro de China Trends explore les débats qui portent aujourd’hui en Chine sur trois pans distincts des politiques menées par le Japon.

Tout d’abord, les relations sino-japonaises sont, souvent, en premier lieu définies par des aspects de compétition en matière de sécurité et relatifs au domaine militaire. Au moment où le président Biden était au Japon en mai dernier, des bombardiers stratégiques chinois et russes ont survolé la zone d’identification de défense aérienne japonaise, réponse directe de la Chine à cette visite officielle américaine à Tokyo. Ce fut là un symptôme sans équivoque du fait que la Chine perçoit aujourd’hui l’alliance nippo-américaine et le rôle central du Japon dans le maintien du statu quo en Asie orientale comme des menaces, et comme une forte contrainte sur son propre espace stratégique. L’article de Yamaguchi Shinji met en lumière d’importantes nuances parmi les commentateurs chinois qui analysent la politique de sécurité du Japon. Mais l’auteur souligne aussi trois points de convergence qui émergent de ces analyses. Premièrement, les commentateurs chinois ont tous en commun une inquiétude face au fait que le Japon cherche de plus en plus activement à dissuader la Chine d’attaquer Taiwan. Deuxièmement, ils ne peuvent faire autrement que d’admettre que le Japon prend aujourd’hui l’initiative de la construction d’une coalition dans l’Indopacifique dont l’ambition première est de s’opposer à la montée en puissance de la Chine. Troisièmement, ils notent que le Japon fait de plus en plus entendre sa voix en matière de droits de l’Homme - même s’ils ne sont néanmoins pas certains qu’il s’agisse ici d’une transformation profonde et fondamentale d’un pays traditionnellement moins fervent que l’Occident à propos des violations des droits de l’Homme en Chine.

Le second article s’intéresse au virage que prend aujourd’hui le Japon vers une plus grande intervention de l’État dans la course technologique, et dont le fait marquant est l’adoption récente par le gouvernement Kishida d’une nouvelle loi visant à promouvoir la sécurité économique du pays. Cette loi cible en particulier la résilience des chaînes d’approvisionnement, prévoit des mesures de protection renforcées contre l’acquisition de technologies par des utilisateurs finaux militaires, et injecte de nouvelles ressources pour stimuler l’innovation dans des industries jugées stratégiques. À l’image des "instruments défensifs autonomes" européens, si l’approche japonaise ne cible aucun pays en particulier, elle est surtout une réponse au capitalisme d’État chinois. Seul un petit nombre d’analystes chinois voient dans cette loi un élément hostile ou un facteur de défiance accrue pour la relation bilatérale. Un expert académique va jusqu’à accuser le Japon de chercher la "sécurité économique absolue", faisant délibérément écho aux éléments de langage articulés par la Chine et la Russie visant à dénoncer le fait que les États-Unis cherchent aujourd’hui la "sécurité absolue" en entravant leur pouvoir de dissuasion nucléaire. Mais l’essentiel est ailleurs. Les experts chinois tâchent de comprendre et de rationaliser les choix japonais, voyant dans le Japon un leader mondial qui élabore de nouvelles mesures défensives simplement pour parer les transferts de technologie intangibles. Pour ces experts, les actions entreprises par le Japon sont à la fois le symptôme d’un élan international plus global et le fruit d’une tendance propre à l’histoire du pays. Certains mettent en doute l’efficacité de ce changement d’approche au nom de la sécurité économique et questionnent l’intensité de son impact réel sur les intérêts chinois. Selon eux, une chose est claire : ces mesures demeurent ciblées, et ne marquent pas le début d’un découplage absolu entre les économies chinoise et japonaise.

Le troisième article de ce numéro de China Trends cherche à présenter ce qu’on peut déceler de positif et d’optimiste dans l’évaluation de l’avenir de la coopération Chine-Japon par les commentateurs chinois. 2022 marque le cinquantième anniversaire de la normalisation de leurs relations diplomatiques. L’ampleur de leurs relations économiques à la fois étourdit par son volume (les échanges commerciaux bilatéraux s’élevaient à 372 milliards de dollars en 2021) et a aussi été un facteur décisif de croissance et de prospérité depuis l’ouverture économique de la Chine. Dans chacun de ces trois articles, on trouve toujours des voix qui doutent de l’engagement pris à long terme par le Japon au nom de la compétition stratégique avec la Chine. Viviana Zhu, qui signe cette dernière analyse, révèle l’important accent mis par les analystes chinois sur la portée du Partenariat économique régional global (RCEP) comme démonstration du fait qu’à leurs yeux le gouvernement japonais est malgré tout déterminé à resserrer ses liens avec la Chine. Mais on sent dans le ton employé un optimisme contenu, et pour cause. Lors du Shangri-La Dialogue qui s’est tenu à Singapour début juin 2022, le Premier Ministre japonais Fumio Kishida, interrogé par un officier chinois quant à ce que le Japon prévoyait d’entreprendre pour ce cinquantième anniversaire, s’est contenté d’une réponse lapidaire indiquant que "davantage de communication" était important.

Le sommet UE-Japon du 12 mai 2022 a fait de la politique à l’égard de la Chine un enjeu de coopération bilatérale. La déclaration conjointe adoptée à cette occasion affirme que les deux parties "approfondiront leurs échanges au sujet de la Chine, notamment en ce qui concerne les dynamiques politiques, économiques et sécuritaires, y compris la situation à Hong Kong, ainsi que les droits de l'homme, notamment au Xinjiang". Il y est aussi fait mention de la "sécurité économique" comme sphère de coopération Europe-Japon, une évolution marquante en cela que nombre de décideurs européens étaient jusque-là réticents à l’idée d’adopter cette terminologie, dans laquelle ils voyaient une attaque directe aux principes du libre marché. Les temps changent, et la diplomatie patiente déployée par le Japon semble être parvenue à convaincre ses interlocuteurs européens. Sur le plan de l’agenda commercial, technologique et d’investissement, la coopération avec le Japon peut agir comme un complément aux relations transatlantiques, et dans une certaine mesure équilibrer l’importance des États-Unis dans l’agenda de l’UE. Au fur et à mesure que les relations entre la Chine et le Japon glissent progressivement vers une dimension de rivalité assumée, l’Europe peut observer lesquels des gains économiques que tire le Japon de sa relation avec la Chine sont néanmoins préservés de phénomènes de politisation ou de "sécuritisation".

 

Sécurité militaire : le Japon en travers du chemin

Yamaguchi Shinji, Senior Research Fellow au Département d’études régionales du National Institute for Defense Studies (NIDS)

Les tensions sécuritaires entre la Chine et le Japon sont une composante essentielle de l’ordre régional en Asie orientale. Depuis 2012 et le gouvernement Abe II, la politique étrangère du Japon est devenue plus volontariste : l’alliance entre Tokyo et Washington s’est renforcée et, à travers la promotion de sa vision d’un "Indo-Pacifique libre et ouvert", le Japon a montré sa détermination à contribuer à la construction de l’ordre régional. Le discours de Tokyo est aussi devenu plus direct à propos de la question de Taiwan et a mis davantage l’accent sur les valeurs démocratiques et les droits de l’Homme. Comment la Chine appréhende-t-elle la politique étrangère et de sécurité japonaise au vu de ces évolutions ? Pour Yamaguchi Shinji,Senior Research Fellow au Département d’études régionales du National Institute for Defense Studies (NIDS), la manière dont les commentateurs chinois perçoivent aujourd’hui les relations Chine-Japon se divise en trois grandes catégories. L’auteur en explore les bien-fondés et les limites. 

 

Sécurité économique : les échanges survivront aux restrictions

Mathieu Duchâtel, Directeur du programme Asie

Le 11 mai dernier, le Parlement japonais, la Diète, a promulgué une nouvelle loi visant à renforcer la sécurité économique du pays, offrant un nouveau cadre conçu pour guider les politiques menées par le Japon en matière de résilience des chaînes d’approvisionnement, d’infrastructures critiques et d’innovation dans les secteurs jugés stratégiques. Bien que cette nouvelle loi ne cible pas explicitement la Chine, elle a été élaborée en réponse directe aux défis que soulève la Chine pour l’économie japonaise. Comment les experts chinois évaluent-ils les conséquences de cette loi sur les relations qu’entretiennent la Chine et le Japon en matière de commerce, d’investissement et de technologie ? Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie de l’Institut Montaigne, passe en revue les analyses récemment formulées en Chine sur cette nouvelle loi et sur la manière dont l’intervention du gouvernement japonais dans les affaires économiques du pays affecte les intérêts chinois en matière d’accès aux technologies.

 

Cinquante ans de relations diplomatiques : un optimisme contenu

Viviana Zhu, Research Fellow au sein du programme Asie de l’Institut Montaigne

2022 marque le cinquantième anniversaire de la normalisation des relations diplomatiques entre la Chine et le Japon. Du fait du poids symbolique qui en découle, on note de la part de certains analystes chinois une volonté de créer une atmosphère positive dans la relation bilatérale. Viviana Zhu, Research Fellow au sein du programme Asie de l’Institut Montaigne, souligne combien certaines analyses chinoises présentent le commerce bilatéral comme le véritable moteur stratégique de la relation entre les deux pays. L’attractivité du marché chinois et de sa puissance industrielle sont autant de facteurs qui entretiennent parmi les experts chinois un certain degré de confiance quant à l’avenir de la relation. Le discours et le ton adoptés par ces commentateurs lorsqu’ils décrivent ces aspects positifs suggèrent en revanche un scepticisme plus profond à l’endroit de la capacité réelle des dynamiques commerciales à atténuer la concurrence et la défiance entre les deux nations.

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