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14/10/2025
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Yuan vs Dollar: la stratégie chinoise pour un ordre financier multipolaire

Yuan vs Dollar: la stratégie chinoise pour un ordre financier multipolaire
 Philippe Aguignier
Auteur
Expert Associé - Asie

En juin 2025, Pan Gongsheng, le gouverneur de la Banque populaire, a rendu publiques les positions de la Chine sur l’avenir d’un ordre financier international dominé par les États-Unis (le dollar est utilisé dans 80 % des transactions commerciales) et duquel la Chine cherche à s’affranchir. Le contexte géopolitique (usage grandissant des sanctions et rétorsions commerciales) et l'émergence de technologies financières (projet mbridge) accélèrent ce mouvement. Quelle est la stratégie chinoise ? Quels sont les atouts et les limites du yuan pour concurrencer le dollar ?

La Chine dans un ordre financier mondial dominé par les États-Unis

Depuis plus de vingt ans, la Chine œuvre activement à se ménager une position plus favorable dans l’ordre financier mondial. Ses objectifs sont clairs : renforcer le rôle du renminbi (CNY, ou yuan chinois) et réduire la vulnérabilité face aux pressions américaines. Avec l’entrée en fonction de leur nouvelle administration en janvier 2025, les États-Unis déploient une stratégie agressive de redéfinition de leurs interactions commerciales, financières et stratégiques avec le reste du monde, et en particulier avec la Chine. Les différends et les négociations en cours entre les deux pays sont pour l’instant surtout concentrés sur les tarifs douaniers, l’accès aux marchés et les restrictions à l’exportation que sur les questions monétaires.

Ces dernières devraient cependant prendre de plus en plus de place, alors que les États-Unis défendent la position du dollar dans le système financier international et que la Chine tente depuis des décennies d’internationaliser le yuan. Quels sont les objectifs stratégiques définis par la Chine et comment se prépare-t-elle à un éventuel affrontement avec les États-Unis ?

Conflits monétaires en vue : que veulent les États-Unis ?

La nouvelle administration américaine dirigée par Donald Trump n’a pas encore de doctrine officielle concernant l’avenir de l’ordre financier international. Le président est toutefois conscient de l’avantage coercitif que la position dominante du dollar procure aux États-Unis et menace de sanctions douanières les pays qui remettraient en cause cette suprématie.

À l’inverse, dans le même temps, plusieurs conseillers influents suggèrent que l’ordre financier tel qu’il existe génère un dollar trop fort, qui nuit aux entreprises américaines. En clair, les États-Unis souhaitent conserver la position dominante du dollar, mais à un taux de change plus bas. C’est la vision que défend notamment Stephen Miran, conseiller économique clé de Trump : il propose un "Accord de Mar-A-Lago" qui rappellerait les Accords du Plaza de 1985, qui avaient conduit à une forte réévaluation du yen japonais.

Comme le soulignait François Godement, les prédictions naguère jugées extravagantes de Stephen Miran, aujourd'hui président du Conseil des conseillers économiques, se sont concrétisées sous la présidence Trump.

Quel que soit le contenu final de la doctrine américaine, la question du taux de change sera inévitablement abordée. Les États-Unis chercheront à obtenir de la Chine des mesures en faveur d’une réévaluation du yuan. Si ces discussions n’ont pas encore eu lieu publiquement, c’est en partie parce que, dans la logique de Miran, les États-Unis doivent d’abord renforcer leur position dans les négociations : avant d’ouvrir des discussions sur les taux de change, il faut imposer des droits de douane. Du point de vue chinois, il est également trop tôt pour mettre cartes sur table, d’autant que les objectifs réels des États-Unis restent flous.

L’ordre financier international vu de Chine 

Longtemps, la Chine ne s’est guère inquiétée de l’ordre financier mondial, d’autant qu’elle y prenait peu part. Les réformes lancées en 1979 lui ont permis de moderniser la gestion de sa monnaie, en faisant de 2005 un horizon pour la libéralisation des transactions de change liées au commerce extérieur. Elle a en revanche maintenu son contrôle des comptes de capitaux afin d’empêcher les entrées spéculatives ou les fuites, et de garder la maîtrise des taux de change et des taux d’intérêt intérieurs pour s’adapter aux besoins de son économie. Même après son entrée à l’OMC en 2001, la Chine s’est surtout concentrée sur la gestion de ses flux de capitaux, sans chercher à concurrencer le dollar ni à mondialiser le renminbi.

Même après son entrée à l’OMC en 2001, la Chine s’est surtout concentrée sur la gestion de ses flux de capitaux, sans chercher à concurrencer le dollar ni à mondialiser le renminbi.

Au fur et à mesure que l’économie chinoise s’est intégrée au reste du monde, la donne a changé. Les exportations chinoises ont fortement augmenté, et le déficit bilatéral des États-Unis avec la Chine est devenu le plus important de sa balance commerciale, comme c’était le cas avec le Japon des années 1980. Dès lors, accusée de manipuler sa monnaie pour favoriser ses exportations, la Chine a fait l’objet de virulentes critiques américaines. 

La crise financière mondiale de 2008-2009 a créé une forte inquiétude en Chine, liée à la taille de son portefeuille de titres américains. C’est de cette époque que date le mécontentement exprimé par Pékin vis-à-vis d’un système monétaire international centré sur le dollar.

L’approche chinoise entre continuités et changements

Le gouverneur actuel de la Banque populaire de Chine (PBOC), Pan Gongsheng, a profité du Forum financier asiatique à Shanghai en juin 2025 pour exposer publiquement les positions de la Chine sur l’avenir de l’ordre financier international, et la place que Pékin assigne au yuan et au dollar dans ce système. Son discours constitue une mise à jour importante de la dernière grande prise de position publique chinoise sur le sujet, en 2009, date de l’essai que Zhou Xiaochuan, alors gouverneur de la PBOC, avait publié sur le site de la Banque des règlements internationaux (BRI).

Pan a commencé par soutenir officiellement l’idée, déjà avancée par Zhou quinze ans plus tôt, d’un renforcement du rôle des Droits de tirage spéciaux (DTS), l’actif de réserve du FMI basé sur un panier de devises. Tout en reconnaissant que les obstacles techniques sont encore trop nombreux pour envisager une mise en œuvre à court terme, il s’est positionné comme défenseur du FMI à un moment où l’administration Trump s’apprête à revoir la participation américaine aux institutions internationales.

Il a aussi réitéré la volonté chinoise d’une réforme des droits de vote au sein du FMI, afin de mieux refléter la réalité économique mondiale et le poids croissant des pays en développement.

Une critique croissante du système dominé par le dollar

Pan a repris le réquisitoire traditionnel de la Chine contre un système dominé par une monnaie unique : risque de conflits d’intérêts pour le pays émetteur de la monnaie dominante, qui ne partage pas toujours les mêmes priorités que le reste du monde ; menace, inévitable pour les pays qui dépendent d’une monnaie, d’être exposés aux difficultés économiques du pays émetteur, notamment parce qu’il leur faut détenir des réserves de titres libellés dans cette monnaie ; risque d’"instrumentalisation" de la monnaie dominante par son émetteur, susceptible d’utiliser le contrôle des systèmes de paiements internationaux comme moyens de pression. Cette question, devenue encore plus centrale depuis que les États-Unis ont imposé des sanctions à l’Iran et à la Russie, avait déjà été soulevée à l’époque des sanctions contre l’Irak.

Pour Pékin, l’administration américaine actuelle, qui agit en dehors du cadre multilatéral, impose arbitrairement des droits de douane, a recours à des sanctions financières et adopte des politiques budgétaires irresponsables illustre parfaitement les dangers qui pèsent sur la stabilité financière mondiale et que la Chine dénonce depuis longtemps.

La Chine sait que ses arguments portent et souligne de façon récurrente que les États-Unis sapent l’ordre mondial qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer.

Il s’agit de faire du yuan une monnaies socle, sans qu’il s’agisse de remplacer le dollar, ce dont le yuan n’est de toute façon pas capable. 

Les propos de Pan étaient plus ouvertement critiques à l’égard du dollar que ne l’étaient ceux de Zhou en 2009. Mais Pan a aussi veillé à présenter les objectifs de la Chine comme la volonté de rééquilibrer le système monétaire international pour le rendre plus résilient : il s’agit de faire du yuan une monnaies socle, sans qu’il s’agisse de remplacer le dollar, ce dont le yuan n’est de toute façon pas capable.

Les obstacles à surmonter avant de prétendre jouer un rôle international de premier plan sont encore importants pour le yuan : contrôles des capitaux, absence de marchés financiers suffisamment profonds et liquides, manque de confiance dans la transparence et l’impartialité des institutions chinoises sont autant de freins.

Pan est conscient de ces limites, tout comme il sait que son principal levier - la libéralisation des comptes de capitaux - est aussi le plus risqué.

En 2009, Zhou avait déjà annoncé un assouplissement progressif des contrôles de capitaux, en visant à terme la convertibilité complète. Cette stratégie a déraillé en 2015, quand une mauvaise communication sur la gestion du taux de change du yuan a provoqué une fuite massive de capitaux, coûtant près de 1 000 milliards de dollars de réserves. La Chine a compris les dangers d’une ouverture totale et a fait marche arrière, annulant partiellement certaines mesures de libéralisation.

Aujourd’hui, le contrôle est plus que jamais au cœur de la doctrine monétaire chinoise. La fragilité financière de l’économie chinoise rend les autorités encore plus prudentes face au risque de fuite des capitaux.

Une telle approche limite fortement les perspectives d’expansion internationale du yuan, mais la Chine n’a pas renoncé pour autant : elle continue à avancer sur d’autres fronts - les contrôles de capitaux restant toutefois un tabou - pour réduire sa dépendance au système financier dominé par les États-Unis et tirer parti des nouvelles technologies financières.

Pan a souligné que la Chine a même renforcé certaines initiatives engagées depuis 2009, notamment le développement d’accords de swap du yuan vers d’autres devises avec certaines banques centrales ou le déploiement de Hong Kong comme centre offshore pour le yuan. En matière d'infrastructures, les initiatives chinoises ont donné lieu au CIPS, un système de paiements capable de concurrencer CHIPS et SWIFT, sous domination américaine, et au e-CNY, première monnaie numérique de banque centrale qui soit opérationnelle.

Toutes ces infrastructures ont été conçues pour ne pas dépendre des États-Unis, même si Pan a choisi de ne pas présenter les choses sous cet angle.

Vers de nouvelles infrastructures numériques ?

Le e-CNY est une monnaie numérique destinée pour l’instant aux particuliers pour un usage intérieur. Sur le papier, c’est une réussite : plus de 700 000 milliards de CNY ont été échangés depuis son lancement officiel en 2022, mais cela ne constitue qu’une petite proportion des paiements des consommateurs chinois, qui utilisent beaucoup plus volontiers Alipay et WeChat Pay.

La vraie plus-value du e-CNY, tel que les autorités voient les choses, réside plutôt dans les paiements transfrontaliers, où il n’y a pas d’alternative opérationnelle et où les solutions actuelles sont vulnérables aux interférences étrangères puisqu’elles dépendent des infrastructures et des réseaux internationaux.

Le projet a officiellement atteint le stade de "produit minimum viable" (MVP), c’est-à-dire que le prototype fonctionne et passe à la phase d’application. S’il venait à se généraliser, mBridge représenterait un changement radical, bien plus tangible que les discussions autour de la dé-dollarisation qui ont cours au sein des BRICS : mBridge serait une infrastructure indépendante de SWIFT et des réseaux bancaires traditionnels.

Pour l’instant, l’utilité du e-CNY en matière de dé-dollarisation ou pour échapper aux sanctions américaines est limitée. La numérisation ne répond pas à la question centrale : une fois que les pays étrangers auront accumulé des yuans, que pourront-ils en faire ? Qu’ils soient ou non numériques, le problème est le même : où les investir ? Car les paiements internationaux concernent majoritairement les achats en gros, non le commerce de détail, et il reste aux monnaies numériques de nombreux obstacles techniques et juridiques à surmonter avant de pouvoir être utilisées à grande échelle (lire ci-contre pour de plus amples détails). Ces obstacles pourraient toutefois être levés par le projet mBridge, un projet international que la Chine pilote en partenariat avec les banques centrales de Hong Kong, de Thaïlande, des Émirats arabes unis et désormais aussi de l’Arabie saoudite, dont l’objectif est de permettre l’usage transfrontalier des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) pour les paiements interbancaires.

Le projet a officiellement atteint le stade de "produit minimum viable" (MVP), c’est-à-dire que le prototype fonctionne et passe à la phase d’application. S’il venait à se généraliser, mBridge représenterait un changement radical, bien plus tangible que les discussions autour de la dé-dollarisation qui ont cours au sein des BRICS : mBridge serait une infrastructure indépendante de SWIFT et des réseaux bancaires traditionnels.

Ces obstacles pourraient toutefois être levés par le projet mBridge, un projet international que la Chine pilote en partenariat avec les banques centrales de Hong Kong, de Thaïlande, des Émirats arabes unis et désormais aussi de l’Arabie saoudite, dont l’objectif est de permettre l’usage transfrontalier des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) pour les paiements interbancaires.

Il faut néanmoins rester prudent : la Banque des règlements internationaux (BRI) qui parrainait initialement le projet s’est retirée en 2024, au moment de l’annonce du MVP, considérant que les résultats étaient suffisants pour laisser les partenaires continuer seuls. Des rumeurs suggèrent que la BRI aurait préféré se retirer discrètement en raison de la part croissante prise par les objectifs géopolitique du projet, destiné à être utilisé comme une arme anti-sanctions.

Depuis lors, les communications officielles sur l’état d’avancement réel de mBridge sont rares et le projet reste opaque.

Chine vs États-Unis : deux visions opposées de la monnaie numérique

En même temps que la Chine développait mBridge et le e-CNY, les États-Unis ont interdit à la Réserve fédérale ne serait-ce que d’étudier un projet de Monnaie numérique de banque centrale, faisant une nouvelle fois la preuve du fossé idéologique qui sépare les deux puissances.

Autre divergence radicale : les cryptomonnaies. La Chine les a complètement bannies en septembre 2021, en réaction au projet Libra/Diem de Facebook et à la montée en puissance des géants du numérique. Le pouvoir de contrôle - en matière de monnaie, de numérique ou dans tout autre domaine - est capital. En prenant un peu de recul, la Chine a néanmoins assoupli sa position. En mars 2025, Hong Kong, avec le soutien de Pékin, a voté une loi autorisant et encadrant l’émission de stablecoins (cryptos adossées à des monnaies fiat - monnaies qui ne sont pas adossées à la réserve d'une autre marchandise - comme le CNY). Ces actifs sont considérés comme moins risqués que les cryptos classiques, car ils doivent être couverts par des réserves équivalentes en monnaie réelle ou en titres d’État.

La Hong Kong Monetary Authority a même indiqué qu’elle pourrait approuver des stablecoins adossés au yuan. C’est un mouvement stratégique habile : Hong Kong sert de laboratoire expérimental, avec la possibilité pour Pékin d’intervenir à tout moment si nécessaire. Cela permet aussi à la Chine de ne pas laisser le champ libre aux États-Unis, qui viennent d’adopter le Genius Act, très favorable aux stablecoins en dollars.

Réduction de l’exposition au dollar

La Chine a également pris des mesures pour réduire son exposition au dollar américain. Ces dernières années, elle est devenue un acheteur majeur d’or sur les marchés internationaux, tandis que ses achats de bons du Trésor américain ont diminué. Il est cependant difficile de mesurer précisément l’ampleur de cette réduction car la Banque populaire de Chine (PBOC) ne publie plus de détails sur la composition de ses réserves depuis 2018. Elle semble également mandater certaines grandes banques publiques chinoises pour détenir des bons du Trésor américain en son nom, qui peuvent à leur tour les conserver via des sous-comptes dans d’autres banques internationales non chinoises. Même si l’exposition totale de la Chine au dollar n’a peut-être pas beaucoup diminué en valeur absolue, ces actifs sont désormais plus difficilement saisissables en cas de conflit ouvert avec les États-Unis.

Des résultats modestes, mais une véritable stratégie de résilience

À première vue, les efforts de la Chine n’ont pas produit de résultats spectaculaires : selon un indice de "mondialisation des monnaies" calculé par la Fed, le dollar américain atteint un score de 70 sur 100, contre moins de 5 pour le yuan, avec peu de progrès en dix ans. Des indicateurs plus précis confirment cette tendance : en juillet 2025, le yuan représentait moins de 3 % des paiements mondiaux traités via SWIFT, et est même en légère baisse sur deux ans. Le yuan compte pour environ 2 % des réserves de change des banques centrales mondiales, contre près de 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. En revanche, la Chine a fait quelques progrès dans le financement du commerce. En 2025, le yuan représentait ainsi près de 6 % des transactions commerciales traitées par SWIFT, contre 2 % en 2021. Il vient de dépasser l’euro et se classe deuxième, loin derrière le dollar, qui reste très majoritairement dominant et est utilisé dans plus de 80 % des transactions commerciales.

Le yuan compte pour environ 2 % des réserves de change des banques centrales mondiales, contre près de 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro.

Mais ce que prouve l’augmentation de l’usage du yuan, c’est qu’une part croissante du commerce chinois se fait directement dans la devise chinoise, notamment depuis que les échanges pétroliers sino-russes se font en yuan : l’usage de cette monnaie entre pays tiers reste quant à lui négligeable.

Le système CIPS progresse aussi : il compte aujourd’hui parmi ses participants plusieurs grandes banques internationales, mais ses volumes, même s’ils croissent rapidement, restent modestes comparés à SWIFT.

Pourquoi l’adoption du yuan reste lente

Les leviers dont dispose la Chine pour forcer ou accélérer l’adoption du yuan à l’international sont rares, et le simple chantage ou l'incitation ne suffisent pas toujours. La principale raison à cela vient des effets de réseau : quand plusieurs systèmes sont en compétition, plus l’un d’eux devient dominant, plus les utilisateurs ont intérêt à le rejoindre. Il faut aussi tenir compte d’un effet d’inertie : les utilisateurs n’ont pas intérêt à changer de système ou de monnaie - à moins que les avantages de ce changement soient considérables. Il en ressort que, pour qu’un changement ait lieu, les bénéfices perçus doivent être nettement supérieurs aux coûts de l’adaptation.

C’est aussi vrai en Chine et cela explique l’adoption limitée du e-CNY : il fonctionne parfaitement, mais Alipay et WeChat Pay sont déjà très efficaces, et l’utilisateur a peu d’intérêt à changer ses habitudes.

À plus grande échelle, il en va de même pour les banques centrales ou les multinationales : pourquoi changer de pratiques en matière de devises si le jeu n’en vaut pas la chandelle ?

Mais la Chine ne rend pour autant pas les armes : même si l’usage réel du yuan reste pour l’instant limité, c’est en cas de crise qu’on verra que ses efforts n’ont pas été vains. Elle a réussi à faire émerger des alternatives crédibles au dollar, ou est en passe de le faire avec ses monnaies numériques. 
Les pays et entreprises qui utilisent le dollar depuis dix ans continueront à utiliser la monnaie américaine mais, désormais, elles ont le choix, et cela change tout. La Chine a créé les conditions de sa résilience : si un jour elle se voyait fermer l’accès au dollar ou aux infrastructures sous domination américaine, elle serait prête.

Un exemple parlant : les pays producteurs d’énergie n’ont pas massivement basculé vers le yuan après 2022 - sauf ceux qui y étaient contraints, comme la Russie ou l’Iran - malgré le choc psychologique des sanctions occidentales contre Moscou. Pourquoi ? Parce que basculer vers le yuan aurait impliqué de l’accumuler, et donc de le stocker comme réserve, ce qui expose à des incertitudes nouvelles, surtout dans un contexte de tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine.
Mais si ces tensions devaient déboucher sur des sanctions financières américaines contre d’autres pays, l’existence d’alternatives comme CIPS ou mBridge changerait la donne. Ces pays pourraient continuer à commercer avec la Chine sans passer par le dollar, en limitant le risque de représailles financières.
Par leur existence même, ces nouveaux canaux financiers changent déjà l’équation.

Le yuan roi ? Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir…

Quels sont les scénarios possibles pour l’avenir ? Quelles sont les retombées et les compromis envisageables dans un contexte monétaire et financier en pleine évolution ?

Les États-Unis gardent la main sur le système financier mondial grâce à la puissance coercitive du dollar et au pouvoir de sanction qu’il leur confère mais ils ne disposent sur la Chine ni du même levier stratégique et militaire qu’ils avaient sur le Japon au moment des accords du Plaza en 1985, ni de celui qu’ils ont actuellement sur l’Europe. Face à la pression américaine pour qu’elle réévalue sa monnaie dans les années 2000, la Chine avait fini par céder à la pression américaine, mais à son propre rythme et seulement dans une certaine mesure. Depuis, elle a œuvré à se prémunir contre les pressions et a construit des alternatives qui ouvrent son champ des possibles. Dans ce contexte, une seule chose est sûre : la Chine et les États-Unis sont tous deux capables de frapper et de faire mal. 

Pour l’instant, la place dominante du dollar dans les échanges et comme monnaie de réserve est solidement établie, et la Chine est quasi impuissante à y changer quoi que ce soit, mais il suffira que les États-Unis commettent une erreur stratégique pour tout remettre en cause.

La réaction des marchés après l’annonce par Trump de droits de douane massifs lors du "Jour de la Libération" avait constitué un avertissement : les taux d’intérêt américains avaient alors augmenté et les taux de change été mis à rude épreuve. Pour la première fois, dans un contexte de crise mondiale, les investisseurs, loin de se réfugier dans le dollar, s’en sont éloignés.

Le coup de bluff des États-Unis n’a pas pris et, si l’ordre existant devait s’effondrer de l’intérieur, la Chine serait bien placée pour ramasser les morceaux…

Copyright image : Pedro Pardo / AFP
Pan Gongsheng, Gouverneur de la Banque populaire de Chine, lors de la deuxième session du 14e Congrès national du peuple (NPC) à Pékin, le 6 mars 2025.

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