AccueilExpressions par MontaigneRéseaux sociaux : vers une politique de la résistance cognitiveLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Technologies05/11/2025ImprimerPARTAGERRéseaux sociaux : vers une politique de la résistance cognitiveAuteur Asma Mhalla Spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech Le 28 octobre 2025 à l'Élysée, Emmanuel Macron lançait un grand débat autour des réseaux sociaux et de leurs impacts sur la démocratie. Comment refaire nation dans une ère politique de la dislocation du lien ? Dans cette tribune inspirée de son essai Cyberpunk, Asma Mhalla, présente lors des échanges, offre une approche géopolitique appelant à l’émergence d’une doctrine française de la "liberté cognitive". Cette ambition peut s’incarner de manière simple et immédiatement intelligible à travers une campagne de santé publique structurante : "Cinq secondes avant de cliquer" pour réapprendre à suspendre, à vérifier, à penser. En bref, faire de la souveraineté un réflexe de défense citoyen.Le 28 octobre 2025, Emmanuel Macron annonçait le lancement d’un grand débat national sur les réseaux sociaux, soulignant la nécessité d’un dialogue collectif autour de leurs effets sur la démocratie, la santé mentale et la cohésion sociale. Aucune démocratie européenne n’avait, jusqu’ici, politisé aussi frontalement la question de la souveraineté technologique comme fait social total. Cela marque une prise de conscience : les réseaux sociaux relèvent du champ de notre souveraineté nationale mais aussi individuelle c’est-à-dire notre souveraineté attentionnelle et cognitive. En somme, notre capacité à être libres. Libres de penser, de s’émanciper, de dire, de décider la nature et la couleur de notre avenir.Les réseaux sociaux relèvent du champ de notre souveraineté nationale mais aussi individuelle c’est-à-dire notre souveraineté attentionnelle et cognitive.À l’aune de leur changement d’échelle fulgurant, au gré de leurs modèles économiques d’engagement - contraire à l’essence même de ce que doit être une information juste -, de l’évolution des agendas idéologiques de leurs propriétaires, ils se sont mués en infrastructures civilisationnelles privées, lieux où s’organisent la perception, le jugement, la mémoire collective et la colère.Ils recomposent ainsi la manière dont une nation se perçoit, se pense, s’émeut et se gouverne. Ce n’est donc pas d’un problème technique qu’il s’agit mais d’une mutation idéologique et géopolitique du nouveau siècle politique dont il nous faut prendre acte. Il n’y aura pas de solution simple, rapide ou magique. Le problème ainsi posé est à appréhender selon une approche systémique, multifactorielle et profondément transfrontalière."Fluxcratie" ou la dictature du fluxL’expression "réseaux sociaux" ne dit rien en soi. Elle rassemble des dispositifs hétérogènes - espaces d’expression, plateformes de communication, infrastructures d’influence - dont les logiques économiques, techniques et politiques diffèrent. LinkedIn n’est pas X ; Reddit n’est pas TikTok. Leur impact ne tient pas à la nature du réseau mais à l’architecture algorithmique qui régule la vitesse et la visibilité des flux. Les plateformes dominantes reposent sur un modèle d’engagement maximal : plus un contenu divise, plus il circule, plus il rapporte. C’est cette économie de la polarisation, et non la sociabilité numérique elle-même, qui produit les effets délétères observés : colère, panique morale, désinformation, complotisme, sentiment d’impuissance. À l’inverse, des réseaux coopératifs ou non indexés à l’économie de l’attention montrent qu’un usage démocratique du numérique est possible : forums, plateformes fédérées, espaces contributifs. Mais ces modèles restent marginaux, écrasés par la puissance des géants technologiques dont l’expérience intégrée du divertissement verrouille l’usage. Le problème n’est donc pas le réseau mais la gouvernance du flux : qui décide de ce qui circule, à quelle vitesse, et selon quelle logique de mise en visibilité ou d’invisibilisation.Rappelons également s’il était nécessaire que les réseaux sociaux ne sont pas des espaces publics mais des environnements privés, d’expression collective. L’espace public repose sur l’égalité d’accès, la délibération et la responsabilité commune. Les plateformes, elles, obéissent à une souveraineté d’entreprise : leurs propriétaires fixent les formats, les seuils de tolérance, les priorités de diffusion, les degrés de censure. Le citoyen y parle comme "utilisateur" sous contrat, non comme sujet politique. La liberté d’expression y est tolérée tant qu’elle alimente le flux ou ne contredit pas la ligne implicite du propriétaire de l’espace, rejouant la dialectique marxienne entre infrastructure et superstructure [manière dont la production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel, qui justifie et informe en retour la production de vie matérielle]. Confier la délibération démocratique à ces plateformes revient à déléguer une fonction régalienne, la démocratie s’exerce alors dans un espace qui n’est plus le sien.Enfin, rappelons que les réseaux sociaux n’ont pas créé la crise démocratique. Ils l’ont amplifiée et révélée puis instrumentalisée. Bien avant Facebook ou TikTok, la démocratie s’était épuisée dans deux directions : celle du politique et celle du collectif. L’épuisement du politique vient de la substitution progressive de la représentation par la gestion. L’épuisement du collectif vient de l’individualisme érigé en valeur morale et de la marchandisation du lien social. Les plateformes ont prolongé ces tendances jusqu’à leur point de rupture. Elles n’ont pas détruit le politique, elles en ont produit le simulacre.La fluxcratie, que je définis dans Cyberpunk - Le nouveau système totalitaire, décrit ce nouveau régime de pouvoir, la dictature du flux, fondé sur la circulation ininterrompue des signes. La souveraineté ne s’exerce plus tout à fait par la loi mais par la maîtrise des flux de données, d’images, d’émotions. C’est une domination par la vitesse. Tout s’y dissout avant de pouvoir être compris, pensé. La tyrannie du bruit permanent dicte le tempo du pouvoir : gouverner devient commenter. Ceux qui occupent l’espace public - responsables politiques, journalistes, influenceurs - ne peuvent plus ignorer leur responsabilité dans ce vacarme permanent. L’exemplarité de la parole devient une condition de la survie démocratique.Bien avant Facebook ou TikTok, la démocratie s’était épuisée dans deux directions : celle du politique et celle du collectif. L’épuisement du politique vient de la substitution progressive de la représentation par la gestion. L’épuisement du collectif vient de l’individualisme érigé en valeur morale et de la marchandisation du lien social.D’autant que ces plateformes sont aussi devenues les vecteurs d’un projet idéologique. Côté chinois, TikTok incarne une stratégie d’influence soupçonnée d’être au service d’un projet d’État tandis qu’aux États-Unis, la galaxie techno-libertarienne, portée par Elon Musk, Peter Thiel, J.D. Vance ou Curtis Yarvin, promeut un imaginaire autoritaire et néoréactionnaire. Leur récit, hérité du "Dark Enlightenment", conjugue culte du génie individuel, mépris des institutions, darwinisme cognitif et accélérationnisme technologique.La démocratie libérale est perçue comme une anomalie à corriger. Sous le masque de la liberté d’expression absolue, ces plateformes diffusent une idéologie qui remplace la médiation démocratique par la viralité brute. Ainsi gouvernés, c’est-à-dire mal, les réseaux sociaux fonctionnent comme des technologies de masse au sens d’ingénierie sociale. Ils coordonnent, synchronisent, mobilisent. Ils permettent la propagande, le recrutement, la radicalisation, sans structures ni hiérarchie, par affinité algorithmique. Un signe devient émotion, une émotion devient adhésion. L’idéologie circule comme réflexe. De l’autre côté du spectre, la censure n’y opère plus par la répression ou par silenciation directe mais par opérations d’intimidation (les milices numériques se coordonnent puis attaquent leurs cibles sous forme de raids numériques), saturation attentionnelle et détérioration cognitive (brain rot). Dans le bruit permanent, les signes prolifèrent et saturent : trop de messages, trop de contenus, trop d’alertes, trop d’émotions contradictoires pour qu’une pensée puisse se fixer. Contrôler les masses passe désormais par la saturation des esprits. Et c’est peut-être la forme la plus redoutable de censure, celle qui, sous le masque de la liberté absolue, neutralise la possibilité même de penser. Bien que la doxa dominante aime parler de "chaos", je préfère parler d’un nouvel ordre technopolitique à l’agenda très clair, lisible, parfaitement autoritaire qui prendrait les allures du désordre alors qu’au fond, nous ne faisons que rejouer indéfiniment la dialectique du dominant et du dominé.Ce régime attentionnel produit une forme de totalisation nouvelle. Les réseaux sociaux, augmentés des intelligences artificielles et demain des métavers ou des implants neuronaux, cherchent à occuper l’ensemble du champ mental. Leur puissance ne réside pas dans chaque technologie isolée mais dans le continuum qu’elles forment. Les réseaux capturent l’attention, les IA modélisent la pensée : ensemble, elles ferment la boucle. Le réseau nourrit l’IA ; l’IA restructure le réseau. Cette interdépendance fabrique un écosystème sans extérieur où perception, production et cognition se confondent. L’utilisateur devient un nœud de données. Le smartphone est son interface vitale ; la super-app son environnement clos. La boucle attentionnelle et cognitive devient une forme de pouvoir total : une architecture qui façonne artificiellement le réel avant même qu’il ne soit perçu.Partant, la puissance et la souveraineté d’un État se mesurera à l’avenir à la maîtrise des architectures mentales. Les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle forment le cœur d’une nouvelle forme politique totale, celle des "empires cognitifs".Un nouvel ordre géopolitique : les Empires cognitifsDe ce point de vue, les plateformes sont les vecteurs d’un nouvel impérialisme cognitif : elles exportent des modèles de société autant que des produits. La bataille n’est donc pas seulement économique ou technologique mais anthropologique.La dimension idéologique et technique se voit donc triplée d’une dimension géopolitique puisque ces infrastructures structurent les rapports de force entre puissances. Les États-Unis et la Chine ne s’affrontent pas seulement pour les routes maritimes ou les micro-puces mais aussi pour le contrôle des architectures cognitives : TikTok, X, Meta, OpenAI ou WeChat sont autant d’outils d’influence civilisationnelle. À travers la maîtrise des flux d’attention, chaque bloc cherche à imposer ses valeurs, ses récits, ses émotions.Une nouvelle figure politique dominante, l’hegemon du XXIe siècle, prend l’apparence d’un Léviathan à deux têtes : BigTech et BigState coopérant autour d’une alliance fonctionnelle, parfois chaotique et mutagène entre les méga-corps technologiques et leurs États référents, où la frontière entre souveraineté publique et souveraineté privée s’efface au service d’un agenda supérieur : la puissance. Le Big State, la tête étatique, revendique le pouvoir, la légitimité démocratique et la souveraineté territoriale ; Les BigTech, la tête technologique, détiennent la puissance d’ingénierie à l’échelle, la maîtrise des flux et la capacité d’anticipation. Les BigStates américains et chinois, flanqués de leur BigTech, fabriquent la next frontier du concept même d’empire : l’"empire cognitif", étirant les contours mêmes du concept de puissance qui tient désormais à son triple ancrage :Économique et industriel par la concentration du capital technologique ;Symbolique par la structuration du sens et du langage ;Cognitif par le contrôle des conditions mêmes de la pensée. Les États capables d’articuler cette triple maîtrise - capital technologique, récit symbolique, pouvoir cognitif - définiront la carte de la puissance au XXIᵉ siècle. Les autres se verront relégués dans un statut de dépendance (ou de vassalisation) intégrée.Les États capables d’articuler cette triple maîtrise - capital technologique, récit symbolique, pouvoir cognitif - définiront la carte de la puissance au XXIᵉ siècle.L’empire cognitif américain repose sur ce modèle bicéphale : les grandes plateformes forment les pôles de projection de la puissance américaine dans l’espace mondial. Elles incarnent la continuité du projet impérial américain, à savoir la conquête du monde par les réseaux, la diffusion d’un imaginaire individualiste et la centralité du dollar comme unité d’échange, prolongée ici par la monnaie attentionnelle. Ce modèle repose sur la dérégulation comme instrument d’influence.En laissant proliférer l’écosystème privé, les États-Unis ont produit un standard global d’infrastructures, de protocoles et de langages. Les architectures techniques, les normes du cloud, les frameworks de l’IA sont américains avant d’être occidentaux puis éventuellement universels. Cette hégémonie se fonde certes sur le rapport de force mais aussi sur l’adoption spontanée de standards : la dépendance se confond avec l’usage. Le réseau est l’empire, et l’empire s’étend à mesure que la connexion se généralise.Cette hégémonie par la norme technique constitue l’une des expressions les plus efficaces du pouvoir cognitif : elle naturalise la domination en la présentant comme interopérabilité. La dérégulation fonctionne ici comme un levier géopolitique à double effet. Elle permet, à l’intérieur, la concentration du capital technologique pour accélérer la restauration de l’Empire américain. Elle sert, à l’extérieur, de monnaie d’échange diplomatique par laquelle Washington impose ses cadres de référence aux autres puissances - notamment à l’Europe - en échange de l’accès au marché, aux données ou aux technologies critiques. C’est une forme d’impérialisme normatif inversé : ce n’est pas la loi américaine qui s’impose mais l’absence de loi convertie en standard mondial d’agilité et d’efficacité.Cette logique se traduit dans le discours politique américain. En février 2025, J. D. Vance, figure de la droite techno-nationaliste, présentait explicitement l’Europe régulatrice comme "faible" et en faisait une menace à l’innovation américaine. Selon l’administration américaine, les initiatives européennes de réglementation constitueraient des entraves idéologiques à la liberté d’expression posée comme concept absolu. Ce discours traduit une évolution : les attaques contre les régulations européennes ne sont plus seulement économiques ni même géopolitiques mais idéologiques. Ce que ces attaques visent, ce n’est pas la bureaucratie bruxelloise, mais la tentative européenne de préserver une souveraineté propre, c’est-à-dire la capacité de définir elle-même ses règles du jeu. Autrement dit, contester le modèle régulatoire européen, c’est contester la possibilité d’une autonomie de jugement face à l’hégémonie cognitive américaine. C’est un affrontement structurant entre deux visions du monde :celle d’un capitalisme cognitif, selon l’expression du chercheur Yann Moulié Boutang, dérégulé où la "liberté" est manipulée pour se confondre avec la domination des acteurs privés ;et celle d’une souveraineté démocratique régulée où la liberté suppose des médiations collectives et des limites à la captation.L’empire cognitif chinois repose quant à lui sur une matrice autoritaire et planificatrice. Il articule le contrôle étatique et la performance technologique dans un modèle intégré. L’État y conserve la primauté : il pilote les plateformes (Tencent, Alibaba, ByteDance, Baidu, …) et oriente leur développement en fonction des objectifs politiques de stabilité, de sécurité et d’expansion régionale. Le projet chinois ne vise pas la dérégulation mais la cohérence systémique : la donnée est un instrument de gouvernement, l’IA un outil de planification, et la plateforme un prolongement du Parti. L’architecture technologique produit une machine de socialisation contrôlée : chaque service - paiement, mobilité, communication - renvoie à des bases de données centralisées, où la frontière entre citoyen et utilisateur n’existe plus.Les deux modèles divergent par leur régime politique, mais convergent dans leur objectif : produire le prochain ordre mondial (ou sa fragmentation) via l’expansion impérialiste de leurs infrastructures cognitives. Les États-Unis l’obtiennent par le rapport de force transactionnaliste, antilibéral et la dérégulation ; la Chine, par le plan et la surveillance. Les premiers externalisent une partie de leur souveraineté aux BigTech ; la seconde les met au pas par l’instrument de la loi. Mais dans les deux cas, l’impérialisme s’exerce par la maîtrise des environnements mentaux : ce que les sociétés voient, croient, désirent, et comment elles se représentent elles-mêmes. Les empires cognitifs américain et chinois dessinent ainsi deux formes en miroir du Big State. Cette hégémonie par la norme technique constitue l’une des expressions les plus efficaces du pouvoir cognitif : elle naturalise la domination en la présentant comme interopérabilité.Entre ces deux pôles se recompose la géopolitique contemporaine où la souveraineté des États tiers (ou du tiers monde technologique ?) se joue dans la capacité à maintenir une autonomie d’interprétation et de sens. Ainsi, parler de géopolitique des réseaux, c’est reconnaître que nous sommes entrés dans une ère où les méga-corporations technologiques sont devenues des puissances idéologiques mondiales, des goulots d’étranglements géostratégiques où les réseaux sociaux ne sont plus qu’une infime partie de leurs empires cognitifs, propriétaires d’infrastructures cognitives quasiment totales. La souveraineté renvoie à la capacité d’une nation à protéger ses imaginaires, son langage et son rapport au vrai.La limite des solutionnismes sur étagèreLa tentation, face au gigantisme du phénomène, est de chercher des solutions sur étagère - un filtre de plus, une loi supplémentaire, une innovation de plus - autrement dit, de répondre au désordre systémique par une logique de solutionnisme, par nature parcellaire, qu’il soit technologique ou réglementaire. Mais agir n’est pas s’agiter. La frénésie de la réaction apparente risque de retarder la résolution, forcément plus lente et fastidieuse, du problème : celui d’un monde où les technologies ne sont plus des instruments extérieurs à la politique, mais les milieux de pouvoir et de subjectivation eux-mêmes.L’enjeu n’est donc pas seulement de "réguler" ou de "modérer", mais de réapprendre à faire société dans un environnement informationnel fracturé et disons-le, asservi : un espace où le langage se délite et où le réel lui-même se déstructure sous la pression des flux. Comment refaire nation dans une ère politique de la dislocation du lien ? Autrement dit, la question est celle du sens et du commun, capable de résister à la totalisation algorithmique du monde.Dès lors, le véritable enjeu pour la France consistera dans les années à venir à retrouver sa capacité à choisir les cadres de son attention et à protéger la liberté intérieure des citoyens. Et il sera impossible de faire "sans" eux, ou "contre" eux. Nous accusons un retard doctrinal important : là où les superpuissances technologiques alignent le récit de la puissance impériale, nous avons légiféré sur la modération, la transparence ou les données, nous avançons sur les réponses punitives (interdiction des écrans, majorité numérique, etc…) mais sans penser la partie plus "positive" de ces espaces ni penser politiquement la forme du réseau lui-même. Ce grand débat ne devrait donc pas chercher à résoudre un dossier aux multiples ramifications mais à fixer une doctrine : comment, à l’ère des empires cognitifs, une démocratie peut-elle redevenir souveraine sur ses flux, ses affects, ses imaginaires propres ?Vers une doctrine française du "quatrième capital" et de la liberté cognitiveNous avons à disposition de nombreuses solutions punitives (réglementations, interdiction des smartphones à l’école, l’âge d’accès aux réseaux…) Il nous manque pourtant encore une promesse et un récit. À défaut d’être en mesure de tenir jusqu’au bout notre rapport de force face à l’allié américain, nous pourrions faire de la résistance cognitive une fierté française, au même titre que la gastronomie ou la laïcité. Ce serait un acte symbolique fort : prolonger la tradition des Lumières dans l’ère numérique par une pédagogie de la fraternité et de la nuance.Car la crise démocratique est aussi une crise du sens. Elle prolonge la crise sociale par une fracture cognitive qui sépare désormais ceux qui conservent une autonomie de jugement de ceux dont les affects sont capturés par les architectures attentionnelles, doublant souvent la fracture sociale. Le pays se fragmente à la fois par ses territoires et par ses flux d’attention. La souveraineté cognitive, concept émergent dans la littérature scientifique et juridique anglosaxonne, consiste alors à garantir la possibilité pour une nation de penser et de débattre par elle-même, hors des médiations d’interfaces étrangères et des logiques marchandes de captation.Après les capitaux social, économique et culturel, un quatrième capital émerge : le capital cognitif. Il désigne la somme des capacités attentionnelles, réflexives et émotionnelles disponibles dans une société pour produire du sens commun, de la cohérence et du jugement. L’approche française doit reposer sur la reconnaissance de ce capital et l’amendement des droits humains dont la traduction contemporaine serait la liberté cognitive : le droit de ne pas voir sa pensée manipulée, ni ses affects instrumentalisés par des architectures techniques. Ce droit à l’intégrité mentale doit être reconnu comme un droit humain inaliénable.À partir de ce socle, une doctrine française de la résistance (ou de la liberté) cognitive peut être fondée sur un modèle hybride, militaro-civil, à l’image du cyber :Coopérer entre État, société civile, chercheurs, influenceurs et médias dans une logique de task force permanente de "protection cognitive" pour mobiliser les citoyensMobiliser des influenceurs crédibles comme ambassadeurs cognitifs pour faire de la pédagogie positive Soutenir les standards européens existants, tels que le label Journalism Trust Initiative (JTI), pour bâtir une base normative de qualité et de confiance dans l’informationResponsabiliser la parole publique, celle des responsables politiques et des leaders d’opinionProtéger les trois organes vitaux du monde commun pour reprendre l’idée de Hannah Arendt : la justice (responsabilité), les universités (pensée), et la presse (réalité partagée).L’idée d’un programme "5 secondes avant de cliquer" serait simple, peu coûteuse, mais symboliquement décisive.À court terme, une campagne nationale, sur le modèle des campagnes de santé publique, pourrait revaloriser la parole lente et la vérification. L’idée d’un programme "5 secondes avant de cliquer" serait simple, peu coûteuse, mais symboliquement décisive. Le rôle de l’État n’est pas de dire la vérité, mais de créer les conditions du vivre-ensemble et ce n’est pas la même chose.Cette approche rompt avec la verticalité classique. La défense du débat démocratique devient une coproduction nationale. Un véritable service civique de cette nouvelle littératie pour celles et ceux qui croient encore en la singularité de leur pays, de leur mémoire, de leur histoire et de leur futur.Au fond, la bataille des réseaux sociaux est celle des consciences, celle de la réaffirmation de la souveraineté d’un pays sur sa capacité de discernement. Si elle veut éviter sa colonisation cognitive, la France doit se doter d’une doctrine articulant droit, technologie et culture. Elle a tout pour redevenir un laboratoire démocratique dans la tempête attentionnelle mondiale, à condition de transformer l’attaque des flux hostiles des nouveaux Empires en un projet collectif de résistance pour la liberté.Copyright image : Kiran RIDLEY / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 07/10/2025 [Réseau social] - La fabrique de la "captologie" Luna Vauchelle Lou Vincent 13/10/2025 [Réseau social] - Addictologie : du mal-être individuel au risque collectif Luna Vauchelle Lou Vincent 21/10/2025 [Réseau social] - De Paris à Bruxelles, dilemmes et urgence de la régulatio... Luna Vauchelle Lou Vincent