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13/10/2025
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[Réseau social] - Addictologie : du mal-être individuel au risque collectif

[Réseau social] - Addictologie : du mal-être individuel au risque collectif
 Luna Vauchelle
Auteur
Chargée de projets - Nouvelles Technologies
 Lou Vincent
Auteur
Chargée de projets - Santé
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Réseau social, défi sociétal

OpenAI a dévoilé sa nouvelle application de vidéos générées par IA, Sora, ​le 30 septembre : un nouveau palier franchi par l'art de l'addictologie ? Ce deuxième épisode d'une série consacrée aux réseaux sociaux s'intéresse au "brain rot", ou "pourrissement" du cerveau qui résulte du scrolling, et étudie les effets des réseaux sur la santé mentale des jeunes et plus largement sur la cohésion sociale dans nos démocraties : que reste-t-il du commun dans un monde où chacun habite son propre flux ?

La santé des jeunes, première victime de l’économie de l’attention

L’objet de la récente commission parlementaire, destinée à analyser les effets psychologiques de TikTok, en témoigne : l’une des conséquences les mieux identifiées de l’usage des réseaux sociaux, et l’une des plus traitées médiatiquement concerne la santé mentale des jeunes utilisateurs. Toutefois, dans la mesure où aucun mécanisme de causalité n’a pour l’heure été mis en évidence par la recherche, il est délicat de trancher sur le sens de la corrélation : la dégradation de la santé psychique est-elle causée par l’usage massif des réseaux sociaux ou l’usage massif des réseaux sociaux est-il le symptôme de la dégradation de la santé psychique ? Sans doute les deux, mon général. Une récente enquête menée par l’Institut Montaigne, l’Institut Terram et La Mutualité Française parmi les 15-29 ans souligne une nette relation : 44 % des jeunes qui passent plus de huit heures par jour sur les réseaux (10 % des répondants) présentent des signaux symptomatiques de dépression, selon l’outil de dépistage utilisé dans le sondage. C’est trois fois plus que ceux qui y passent moins d’une heure (15 %). Par ailleurs, différentes études scientifiques soulignent que les profils les plus fragiles - adolescents anxieux ou en situation d’isolement - figurent parmi les plus gros consommateurs de ces plateformes et sont plus enclins à développer certaines pratiques problématiques (investissement émotionnel, cyber-harcèlement).

La dégradation de la santé psychique est-elle causée par l’usage massif des réseaux sociaux ou l’usage massif des réseaux sociaux est-il le symptôme de la dégradation de la santé psychique ?

Qu’il vienne alimenter une fragilité psychique déjà présente ou qu’il soit à l’origine de cette dernière, l’usage des réseaux sociaux, TikTok en première ligne, pourrait impacter la santé mentale des jeunes de deux manières. D’une part, l’application met en jeu l’ego et l’estime de soi selon une dynamique de comparaison très fragilisante pour l’équilibre psychique des plus jeunes.

Des recherches ont ainsi mis en lumière une dépendance accrue à la validation sociale et une multiplication des facettes identitaires créant une perte de repères chez les utilisateurs. D’autre part, elle véhicule des contenus anxiogènes, violents, sexuels ou haineux, qui ne connaissent d’autre hiérarchie avec le reste des publications que celle des likes et des algorithmes. Ainsi, selon la consultation lancée par la Commission d’enquête, 18 % des jeunes ont déjà vu ce type de contenu dit "choquant", et qui comprend notamment la promotion de conduites auto-agressives. Sous la pression de la ministre du numérique Clara Chappaz, l’application a par exemple été contrainte de supprimer cet été le mot clé #SkinnyTok, promouvant la maigreur extrême et les troubles alimentaires. Une victoire toutefois purement symbolique, puisque les utilisateurs parviennent toujours à contourner les mots clés identifiés par l’algorithme comme dangereux, et qui demeure une goutte d’eau face à la libre-prolifération des tendances : idéologie masculiniste, diffusion de contenus pédo-criminels, glorification du suicide, etc.
    
Au-delà des effets liés à la qualité du contenu, l’utilisation chronophage des réseaux sociaux au sens large fragilise le sommeil des utilisateurs, pourtant clé dans la construction des capacités cognitives. L’Insee indique que 37 % des 15-19 ans affirment limiter leur temps de sommeil afin de passer davantage de temps sur les écrans - ce chiffre grimpant même à 43 % parmi les 20-29 ans. Et, outre les effets indirects provoqués par la fatigue sur l’état général de santé - troubles de l’attention, nervosité, anxiété - , les dynamiques de consommation configurées par les plateformes contemporaines ont des conséquences profondes sur les réactions cognitives. Selon une étude récente, l'activation du circuit de récompense provoquerait des comportements nocifs comme le déficit de maîtrise de soi, et altérerait durablement la capacité d’attention pour les activités prolongées - comme lire ou étudier. C’est notamment "l’attention dirigée", notre capacité à affecter notre attention de manière opportune à des préoccupations utiles, qui pâtirait de cette redirection constante de l’attention vers des activités courtes, hyper-stimulantes et sollicitant peu d’efforts. 

S’il existe bien des dispositifs de régulation internes aux plateformes (modérateurs, fonctionnalités et paramètres spécifiques) que Tik Tok a pris soin de rappeler en réponse aux conclusions de la Commission, ces derniers manquent manifestement d’efficacité. Selon les données issues de rapports internes de TikTok, le nombre de modérateurs francophones mobilisés par la plateforme a baissé de 26 % entre 2023 et 2024. Cette fragilisation du contrôle humain interroge au moment même où l’Union européenne consacre, à travers le Digital Services Act (DSA), le principe de responsabilité directe des grandes plateformes dans la prévention et la modération des risques systémiques liés à leurs services. Un principe au nom duquel la Commission a déjà ouvert plusieurs enquêtes (contre X, soupçonné de manquements graves à ses obligations de modération et de transparence, ou contre Meta, pour l’exposition des mineurs à des contenus addictifs et potentiellement nocifs). En ce sens, le DSA consacre une responsabilité juridique aux plateformes clairement assumée. Pourtant, en réponse aux conclusions du rapport parlementaire, TikTok a regretté la focale à son égard, se présentant comme le bouc émissaire d’une problématique plus large. Cette réaction, si elle tend à diluer la responsabilité de la plateforme chinoise, souligne un enjeu bien réel : la régulation du numérique ne peut faire l’économie d’une réflexion globale sur la responsabilité des acteurs et ne s'arrête les dérives et effets pervers des nouveaux usages du numérique ne s’arrêtent pas aux portes de l’application chinoise.

Au-delà du coût individuel, notre socle démocratique en jeu

La substitution de l’impulsion affective à la réflexion fait écho au "brain rot", expression désormais ancrée dans le vocabulaire des jeunes générations et désignée mot de l’année 2024 par le Oxford dictionary. Littéralement "pourriture cérébrale", ce terme désigne la "détérioration supposée des capacités mentales et intellectuelles d’un individu face à un contenu perçu comme trivial ou peu stimulant". Si un tel mécanisme de putréfaction n’a évidemment pas de fondement scientifique réel, les racines de l’expression, empruntée au philosophe du XIXe siècle Henry David Thoreau, disent beaucoup. Ce dernier l'employait pour dénoncer la "dévalorisation des idées complexes" et le "déclin général de l’effort moral et intellectuel"de la société d’alors. Une inquiétude qui n’est pas née avec l’émergence des réseaux sociaux ou plus récemment de l’intelligence artificielle générative, mais qui trouve un écho profond à l’ère contemporaine.

Dans une économie de l’attention où l’objectif ultime est de pousser à la consommation de contenu, les algorithmes favorisent ceux qui choquent, encourageant la circulation de contenus haineux ou discriminatoires.

En fragilisant la santé mentale des plus jeunes, l’emprise du numérique ne se contente pas d’éroder le lien social : elle met à l’épreuve les ressorts démocratiques qui assurent la cohésion de nos sociétés. Dans une économie de l’attention où l’objectif ultime est de pousser à la consommation de contenu, les algorithmes favorisent ceux qui choquent, encourageant la circulation de contenus haineux ou discriminatoires.

Cette dynamique tend à fragmenter l’opinion tout en renforçant les biais (de confirmation). Comme l’explique le chercheur Mehdi Khamassi : "cette situation est dangereuse pour la démocratie car elle enferme les utilisateurs dans des bulles de contenus polarisants, limitant ainsi les échanges constructifs et le vivre-ensemble". L’UNESCO alertait récemment l’opinion sur l’impact des réseaux sociaux sur les stéréotypes de genre, affectant le bien-être ou encore les choix d’orientation des femmes de manière durable. Le défi de la désinformation constitue par ailleurs une menace particulièrement criante, qui contribue à affaiblir les fondements d’une société démocratique et pluraliste, notamment en l’absence d’une littératie numérique adaptée : près de 7 jeunes sur 10 parmi les 18-24 ans adhèrent à une contre-vérité scientifique selon l’Ifop .

Si ces mécanismes menacent de manière indirecte les règles de notre jeu politique, l’essor massif des réseaux sociaux est aussi l’occasion d’attaques plus frontales à notre démocratie. Un rapport de la Commission Européenne alertait dès 2022 en ce sens. Il soulignait disposer de preuves de l'utilisation de TikTok par certaines puissances étrangères, comme la Russie ou la Chine, pour "s’immiscer dans les processus démocratiques de l’UE" via la manipulation d’information et d’autres tactiques d’ingérence. Ainsi, les exemples de déstabilisation et de stratégie d’influence se multiplient. En 2023, l’entreprise Meta avait annoncé le démantèlement de l’opération "Spamouflage", une opération de désinformation chinoise d’ampleur opérée sur les réseaux sociaux, via des faux comptes destinés à diffuser des narratifs anti-occidentaux et à valoriser la Chine. Récemment, la justice roumaine a même annulé l’élection du candidat hostile à l’UE et l’OTAN Calin Georgescu, vainqueur surprise des élections présidentielles en décembre dernier, et très populaire sur les réseaux. En cause : le soupçon d’une ingérence pro-russe, fondé sur le recensement de milliers de comptes directement liés à la campagne de Georgescu, très actifs dans les semaines précédant l’élection.

Le bouleversement des usages des réseaux sociaux questionne la structure même de nos rapports sociaux

Derrière les déstabilisations démocratiques, les biais d’information et de compréhension et la remise en cause de notre capacité à conduire une réflexion critique, ce sont les fondements de nos rapports sociaux contemporains qui vacillent avec les réseaux sociaux. L’enjeu n’est plus seulement politique, il est anthropologique. Certains y voient l’émergence d’une société "post-littéraire", dans laquelle l’écrit n’est plus le vecteur principal de la connaissance, de la culture et de la connaissance, remplacé par les images, les sons et les contenus analphabètes. Cette nouvelle ère marquerait un tournant historique comparable à celui de l’imprimerie. Là où cette dernière avait permis un accès accru à la connaissance et l’émergence d’une pensée "rationnelle" et structurée, le basculement actuel vers des contenus rapides, brefs, majoritairement visuels, pourrait impacter en profondeur notre rapport au savoir et pire encore, notre manière de penser.

Le basculement actuel vers des contenus rapides, brefs, majoritairement visuels, pourrait impacter en profondeur notre rapport au savoir et pire encore, notre manière de penser.

L’évolution anthropologique induite par les usages du numérique n’affecte pas seulement notre rapport au savoir, elle bouleverse aussi les conditions mêmes de nos rapoports sociaux. Les modes de conversation, de confrontation d’idées et de construction collective de sens se déplacent vers le virtuel, souvent instantané et éphémère, où la visibilité et la rapidité priment sur la profondeur et la nuance.

Il ne s’agit pas alors de rejeter en bloc ces nouvelles formes de socialité et d’ignorer leurs vertus, mais plutôt d’interroger leur juste place et leur impact sur la qualité du lien humain.

Alors qu’aujourd’hui, l’inquiétude porte, à juste titre, sur l’influence de TikTok sur les jeunes esprits, OpenAI s’apprête à lancer Sora, un réseau social 100 % artificiel où les contenus ne sont plus produits mais générés par IA, où chacun peut mettre en scène des avatars de soi-même - ou de quiconque - dans un univers sans limite. Là où TikTok façonnait le réel par la mise en scène, Sora s’apprête à l’abolir purement et simplement, offrant à chacun le pouvoir de fabriquer son propre monde, lisse et parfaitement contrôlé.

Ce "meilleur des mondes" numérique, dans lequel la création se confond avec la simulation, semble nous promettre l’abolition de toute contrainte, de toute imperfection : bref, de toute humanité. Derrière la promesse d’un imaginaire sans borne et d’un accès démocratisé à la création, se profile une uniformisation sans précédent car si tout peut être inventé, plus rien ne semble devoir être vécu. Comme le formule Michel Levy-Provençal, "si chacun vit dans un monde produit à la demande, si la carte devient plus séduisante que le territoire, où se situe encore le terrain commun ?"

Le tableau aux couleurs sombres ainsi esquissé - qui éclipse par l’ampleur des dérives et des effets pervers des réseaux sociaux leurs vertus potentielles -, conduit à une question centrale : comment utiliser ces plateformes de manière à préserver à la fois le bien-être et le développement cognitif, tout en garantissant un espace démocratique viable ? C’est précisément toute la tâche d’une politique de régulation, à laquelle s’est notamment donnée pour mission de répondre la Commission sur les effets psychologiques de Tik Tok. Car tout l’enjeu n’est pas d’interdire les réseaux, au risque de déplacer une pratique désormais bien ancrée vers la clandestinité, où elle échapperait à tout suivi et tout contrôle. Au contraire, il s’agit de réguler, c'est-à-dire, d’adapter les règles du jeu aux différents publics, en tenant compte des usages et des pratiques spécifiques

Les bâtiments de TikTok à Culver City, en Californie, le 30 septembre 2025.
Copyright Patrick T. Fallon / AFP

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