AccueilExpressions par MontaigneDécarbonation : la stratégie française face au risque d'immobilismeLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Environnement19/05/2025ImprimerPARTAGERDécarbonation : la stratégie française face au risque d'immobilismeAuteur Joseph Dellatte Expert Résident - Climat, énergie et environnement La Commission européenne est en train de préciser sa trajectoire d'une réduction de 90 % de ses émissions d'ici 2040, notamment en vue de la COP30 au Brésil (10 au 21 novembre). La France se positionne pour défendre ses intérêts au niveau européen, mais la vision qu'elle promeut est-elle la bonne ? Dans sa tribune, Joseph Dellatte met en garde : s'acharner à la préservation d'industries destinées à se transformer ou disparaître, c'est tomber dans le piège de l'immobilisme. Or, nous dit-il, il n’est pas trop tard pour que la France et l'Europe soient pionnières et stratégiques.Alors que la Commission européenne s’apprête à préciser, avant l’été et en amont de la COP30 au Brésil, sa trajectoire vers une réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040, la France adopte une posture dissonante. Dans une note confidentielle adressée à Bruxelles, Paris conditionne son soutien à plusieurs exigences : flexibilités sectorielles, reconnaissance explicite du nucléaire comme énergie décarbonée (et plus largement du principe de neutralité technologique), et clarification de la répartition des efforts entre États membres.Cependant, la proposition française envisage également de recourir de manière considérable aux crédits carbone internationaux pour amener de la flexibilité - il est question de proposer jusqu’à 7 % du total - et ce afin d’assouplir les contraintes des industries européennes.La défense de la neutralité technologique et la prise en compte des écarts d’intensité carbone entre mix énergétiques nationaux sont des arguments légitimes. Cependant, la proposition française envisage également de recourir de manière considérable aux crédits carbone internationaux pour amener de la flexibilité - il est question de proposer jusqu’à 7 % du total - et ce afin d’assouplir les contraintes des industries européennes. Une proposition qui va même au-delà de la position allemande du chancelier Merz, qui plaide pour 3 % maximum de recours aux crédits internationaux. Crédit carbone internationalUn crédit carbone international (dont le principe a été introduit par le Protocole de Kyoto de 1997 et qui est désormais encadré par l’article 6 de l’Accord de Paris) correspond à une quantité négative d'émissions de gaz à effet de serre (soit que le CO2 n’ait pas été émis, soit qu’il ait été séquestré). Une entité (pays, entreprise ou particulier) peut obtenir des crédits carbone en investissant dans des projets de séquestration ou de réduction des émissions de CO2, en déduire ces crédits carbone de la quantité de ses propres émissions de CO2 (d'où les critiques de ceux qui appellent les crédits carbone des "droits à polluer".) En pratique, les crédits carbone se traduisent le plus souvent par des flux financiers des pays du Nord vers les pays du Sud ; ils peuvent soutenir des projets climatiques dans des pays tiers à moindre coût, mais ne contribuent pas à la décarbonation structurelle des économies qui les achètent.Derrière la volonté affichée par le gouvernement français de préserver une économie sous tension, un recours trop massif aux crédits internationaux risque de désarmer l’ambition collective du projet européen de transition. Pour donner un ordre de grandeur, autoriser jusqu’à 7 % de crédits carbone internationaux dans un objectif de - 90 % d’ici 2040 reviendrait à externaliser l'abattement d’environ 245 millions de tonnes équivalent CO₂ - soit l’équivalent des émissions annuelles combinées de pays comme les Pays-Bas et la Belgique. Un tel niveau de recours conduirait à délocaliser une part substantielle des efforts de décarbonation hors d’Europe, réduisant d’autant les baisses d’émissions domestiques. Surtout, c’est autant d’investissements technologiques et industriels qui seraient captés hors du continent grâce aux deniers européens.Certes, le recours aux crédits internationaux permettrait de réduire les émissions à moindre coût que des investissements réalisés en Europe. Mais ce choix affaiblirait profondément l’effet transformateur de l’objectif de - 90 % — un objectif qui vise avant tout à restructurer le tissu industriel européen autour des technologies bas carbone.L’utilisation de crédits internationaux n’est pas en soi illégitime. Cette option contribuera au financement de la transition dans les pays du Sud. Mais elle ne peut se substituer à une stratégie industrielle européenne, ni servir d’alibi à l’inaction. Car, au fond, de quoi s’agit-il ? Préserver l’existant en espérant qu’il résiste à la transition mondiale ? Ou pire : réinvestir dans des outils fossiles voués à devenir des actifs échoués ? Ou bien faire le choix stratégique d’investir dès aujourd’hui dans les outils industriels de demain ?L’objectif de -90 % d’ici 2040 n’est pas qu’un horizon écologique : c’est une boussole industrielle, un pari géopolitique et un levier de compétitivité.Il faut rappeler une évidence stratégique : dans un monde dominé par le retour du protectionnisme, la fragmentation des règles du commerce mondial et la course technologique entre la Chine et les États-Unis, l’Europe ne peut se permettre de perdre le cap. L’objectif de -90 % d’ici 2040 n’est pas qu’un horizon écologique : c’est une boussole industrielle, un pari géopolitique et un levier de compétitivité.C’est le seul cap cohérent pour permettre à l’Europe d’innover, d’investir et de rester maîtresse de son destin dans les transitions à venir.L’ambition comme moteur d’innovationLa réduction des émissions ne se fera pas sans bousculer certains modèles existants. Les entreprises innovent selon les signaux qu’on leur envoie. Si le cap est flou, si la cible 2040 devient une variable d’ajustement politique, les champions industriels européens de la décarbonation ne verront jamais le jour.Ce sont ces signaux politiques qui dirigent les capitaux vers les projets industriels propres, au premier rang desquels le prix du carbone. Sans objectif clair et stable, ces trajectoires, dont le signal-prix, s’essouffleront et l’Europe, qui délocalisera sa décarbonation via des crédits internationaux, se verra contrainte d’importer les technologies et les biens qu’elle n’aura pas su développer.Concernant la bataille technologique propre, il est temps de sortir de la fatalité. La Chine n’est en aucun cas irrattrapable en matière d’innovation propre. L’Europe et la France ne doivent pas avoir peur de leur ombre : elles doivent assumer leur volonté d’être pionnière, dans le peloton de tête des chaînes de valeur propres et de fixer le tempo mondial de l’innovation.L’Europe est encore dominante dans de nombreux segments industriels de la décarbonation : composants pour le nucléaire, turbines hydrauliques, générateurs éoliens, turbines vapeur, membranes nécessaire à l’électrolyse, batteries au cadmium, innovation sur la capture et l’utilisation du carbone (électrochimie). Ces atouts doivent être consolidés par des investissements, et non pas dilués. Dans les autres secteurs - comme les batteries de véhicules électriques - une politique de rattrapage est toujours possible, avec les bons instruments mis en place, ce qui inclut une exigence de contenu local des biens.Sortir de l’illusion fossileL’argument du réalisme, souvent invoqué pour justifier l’inertie, dissimule mal la défense d’intérêts établis. Il trahit aussi l’anxiété suscitée par la fin annoncée des quotas gratuits dans le système d’échange de quotas d’émission (ETS), combinée à un manque de confiance dans l’efficacité du Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF, ou CBAM en anglais, pour Carbon Border Adjustment Mechanism).Le MACFLe MACF est un ajustement tarifaire carbone qui s'applique aux frontières européennes sur les produits d'importation en provenance de pays moins stricts en matière d'objectif de décarbonation. Ce règlement a été adopté par la Commission en mai 2023 dans le cadre du projet Fit for 55, afin de préserver les entreprises européennes d’une concurrence déloyale. Il doit entrer graduellement en fonction en même temps que la fin des quotas gratuits sur le marché carbone européen.Si ces inquiétudes sont légitimes au regard de la compétitivité des entreprises européennes, elles ne sauraient justifier un recul stratégique. L’Europe n’a ni les ressources fossiles, ni les marges budgétaires pour en subventionner l’usage dans un monde en transition. Ralentir les objectifs de décarbonation au nom d’un prétendu pragmatisme revient à prolonger une dépendance coûteuse et à différer les transformations indispensables.Le problème de compétitivité européen ne vient pas des objectifs de décarbonation, mais du fait que nos politiques sont imparfaites et mal coordonnées entre les différents niveaux de pouvoir. Chaque euro d’argent public vers l’énergie et l’industrie devrait favoriser le "clean made in Europe", particulièrement dans les marchés moteurs (lead market) où se joue notre avenir industriel - acier bas carbone ou hydrogène propre, par exemple.Il est dans l’intérêt de la France de renforcer, non d’entraver, la dynamique européenne de décarbonation. Cela passe par une redirection progressive des subventions aux fossiles vers la transition propre (on pense à la fiscalité sur l’électricité qui pourrait être graduellement transférée sur le gaz), et par la mise en place d’un véritable outil européen de financement. Le Clean Industrial Deal ouvre une voie ambitieuse mais qui ne va pas assez loin. L’Europe a besoin d’investissements massifs et communs, qu’elle trouverait par exemple en anticipant les revenus futurs du carbone, ce qui permettrait de mutualiser les investissements nécessaires à l’objectif 2040.La flexibilité ne doit pas devenir une fuiteLa demande française d’introduire de la "flexibilité" dans les objectifs 2040 et particulièrement dans la répartition des efforts entre États ou secteurs est raisonnable. Mais elle ne doit pas devenir une échappatoire. Le recours aux crédits carbone ne peut être légitime que dans un cadre strict, traçable, et très au-delà des standards actuels de l’article 6 de l’Accord de Paris, et dans les secteurs où la décarbonation est technologiquement la plus difficile à obtenir rapidement (c’est le cas de certains secteurs de la Chimie, ou du ciment).Ces échanges de crédits pourraient d'ailleurs faire l'objet de discussions dans le cadre de futurs accords commerciaux propres (Clean Trade and Investment Partnerships) qu’entend promouvoir la Commission Européenne, notamment avec des pays clés pour notre politique commerciale, comme le Brésil. Il s’agirait d’une manière intelligente de jumeler décarbonation, partenariat commercial et technologique, et finance climatique. Néanmoins le recours à ces crédits doit être limité à une faible part de l’objectif – certainement pas les 7 à 8 %. Tout recours massif impliquera que les investissements nécessaires à notre avenir industriel se feront ailleurs.Retarder les objectifs de décarbonation n’offre pas une "bouffée d’air" aux industriels. Cela retardera juste la création de la demande pour les biens décarbonés, cela repoussera l'émergence des nouveaux marchés pour les produits propres, et cela signifiera donc simplement que les technologies de demain seront développées hors d’Europe.S’ il n’y a pas de marché, il n’y a pas de production. Retarder les objectifs de décarbonation n’offre pas une "bouffée d’air" aux industriels. Cela retardera juste la création de la demande pour les biens décarbonés, cela repoussera l'émergence des nouveaux marchés pour les produits propres, et cela signifiera donc simplement que les technologies de demain seront développées hors d’Europe, là où l’investissement est plus lisible, le coût plus bas, et les règles plus simples.Décarboner à hauteur de 90 % suppose évidemment de profonds changements, qui auront un coût, et implique de transformer notre industrie, pas de compenser ailleurs ce que l’on refuse de faire ici. Le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières doit être étendu, consolidé, et utilisé comme levier de réindustrialisation. Il doit couvrir les produits transformés, combler les failles réglementaires et être accompagné d’une diplomatie climatique offensive. C’est cela, le vrai combat stratégique que la France devrait mener à Bruxelles. Nous devons assumer de choisir le “made in Europe”.La Chine avance, l’Europe ne doit ralentirLa Chine associe désormais étroitement sa stratégie géopolitique à une prétendue performance climatique — qui reste très relative. En 2024, elle a investi 676 milliards de dollars dans la transition énergétique, un montant supérieur à celui de n’importe quel autre pays. La même année, l’Europe en investissait la moitié. La Chine mobilise ces investissements sans se fixer d’objectifs aussi ambitieux que l’Europe. Elle le fait grâce à une intégration stratégique poussée de sa politique industrielle et d’investissement — un modèle que l’Europe ne peut pas reproduire à l’identique. Si l’Union veut rester dans la course en s’appuyant sur l’investissement privé, elle doit impérativement maintenir le cap de la décarbonation sans le diluer afin d’envoyer le signal aux investisseurs.La Chine diffuse ses technologies dans les pays du Sud, finance l’export de solutions bas carbone, impose ses standards industriels. Elle regarde aussi l’Europe, non seulement comme un débouché pour ses technologies, mais comme un continent affaibli, qui peine à protéger ses marchés et à sécuriser ses champions.Si nous diluons nos ambitions, les technologies du futur seront non seulement produites ailleurs, mais parfois même par nos propres entreprises délocalisées. L’Europe et la France ont encore de nombreux atouts industriels. Mais elles doivent les protéger davantage, cesser d’être naïves face aux stratégies des autres, et affirmer leur propre vision.Décarbonation, compétitivité, souveraineté, et simplification vont ensembleAvoir un objectif 2040 ambitieux et non dilué par trop de crédits internationaux est la pierre angulaire d’une stratégie d’influence industrielle, commerciale et de sécurité énergétique. Il doit s’inscrire dans un pacte industriel fondé sur la compétitivité et la coopération internationale – notamment avec les économies partenaires en dehors de l’affrontement sino-américain comme le Japon, la Corée, l’Inde, le Mercosur, et les pays africains.Elle doit évidemment simplifier ses règles - trop lourdes - et se concentrer sur l’intensité carbone des biens plutôt que sur un nombre incalculable de règles de reporting.L’Europe a le choix d’être marginale ou motrice. Elle doit évidemment simplifier ses règles - trop lourdes - et se concentrer sur l’intensité carbone des biens plutôt que sur un nombre incalculable de règles de reporting sans pour autant sacrifier la direction.Viser la neutralité technologique est une exigence, mais ne peut pas signifier "on verra plus tard". Cela suppose de maintenir un cap stable et ambitieux pour orienter innovation, investissement et formation.Copyright image : Fabrice COFFRINI / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneOctobre 2024Forger l’industrie post-carbone Comparatif Europe-AsieCe rapport de l'Institut Montaigne analyse l'avenir du Clean Industrial Deal de l'UE et la place de l'industrie européenne dans un monde post-carbone. Basé sur plus de 500 entretiens, il compare les stratégies de décarbonation et propose des recommandations pour renforcer la compétitivité européenne.Consultez le Rapport 19/02/2025 La décarbonation européenne sous le feu croisé de Washington et de Pékin Joseph Dellatte 25/11/2024 COP29 : entre l’Europe et la Chine, le grand marchandage Joseph Dellatte