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09/12/2021

Macron dans le Golfe : une percée française à confirmer  

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Macron dans le Golfe : une percée française à confirmer  
 Bassma Kodmani
Auteur
Senior Fellow

Pour la France, se rendre dans les pays du Golfe c’est aller vers des pays arabes qui n’ont que de bonnes choses à offrir, là où elle n’a pas à se soucier de questions d’immigration, de visas, ou encore de mémoire. On y parle de contrats, de partenariats stratégiques, d’investissements sur le territoire national et du prestige français. La France y affirme son intention de jouer son rôle de "puissance d’équilibre", selon la formule employée par Emmanuel Macron dans son discours d’ouverture de la conférence des ambassadeurs en 2019 et qui pourrait rester attachée à son mandat, surtout s’il réussit à la parer de quelques succès. 
 
Depuis le départ américain d’Afghanistan et les signaux de désengagement des États-Unis, un vide stratégique se faisait sentir dans la région. Le Président français s’est positionné le premier parmi les pays européens pour venir l’occuper. Cette décision est prise à un mois du début de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (UE) et surtout à six mois de l’élection présidentielle dans l’Hexagone. Le moment est judicieusement choisi et la symbolique de France first devant ses concurrents habituels dans le Golfe est parfaite. Il est rare en effet qu’une visite d’un chef d’État français dans la région se termine par la signature de si nombreux contrats. Comme si Joe Biden, soucieux de compenser l’affront fait à la France dans l’affaire AUKUS, avait cédé des parts du marché à la France dans le Golfe, en échange de son pivot vers le Pacifique où se jouent des contrats d’armement plus avantageux encore.

Une récolte de contrats sans précédent 

Partout dans le Golfe, le Président Macron semble avoir trouvé une volonté de travailler avec la France jamais vue jusqu’à présent. Le partenariat avec les Émirats arabes unis, cinquième client le plus important de matériel militaire français au cours des dix dernières années, s’est consolidé avec la signature d’un contrat mirobolant de 80 avions Rafale. Le partenariat augure une coopération militaire prolongée, mais également diversifiée. Des contrats concernant des hélicoptères et des moteurs d’avion militaires et civils ont ainsi été signés en parallèle d’autres dans les domaines du numérique, de l'intelligence artificielle, du quantique, du spatial, de l’hydrogène et des solutions décarbonées. 

Partout dans le Golfe, le Président Macron semble avoir trouvé une volonté de travailler avec la France jamais vue jusqu’à présent. 

Les fonds souverains émiriens investiront en outre dans les secteurs d’avenir que la France veut développer dans le cadre du plan de relance "France 2030" : dans l’hydrogène, par exemple, en échange d’une promesse de création d’un pôle d'hydrogène vert à Abou Dhabi. Au total, la visite de quelques heures du Président français aux Émirats aura rapporté 25 milliards d’euros de contrats. Si le pétrole n’est plus au centre des contrats passés, ses revenus permettent ainsi d’en financer de nouveaux, à la fois civils et militaires.

L’appétit des jeunes princes est stimulé par un prix du pétrole qui gonfle à nouveau leurs caisses et leur permet de relancer le type de projets démesurés qu’ils ont toujours affectionnés. 

L'ingénierie touristique française, et plus encore culturelle, exerce un attrait tout particulier. Il faut dire que Paris était décidé à faire plaisir à ses interlocuteurs. Le Président a ainsi accepté de prêter de nouveaux joyaux artistiques au Louvre d’Abou Dhabi et ira jusqu’à donner le nom du cheikh régnant des Émirats à un théâtre national, un rêve pour ces hommes du désert et de la modernité qui aspirent à se constituer un patrimoine culturel national.
 
À Riyad, quelque 12 milliards d'euros de commandes ont été signés et les deux pays ont promis d’investir dans les projets de l’autre pour réaliser leurs plans 2030 respectifs. Les contrats se déclinent dans les secteurs militaire (annonce de joint-ventures) et civil - les énergies nouvelles, la gestion de l’eau et des déchets, l’aviation, le numérique, la santé et enfin le tourisme et le transport ferroviaire, deux secteurs encore balbutiants mais qui constituent potentiellement une nouvelle poule aux œufs d’or pour la France. 
 
Le Qatar, avec lequel la lune de miel était tout aussi généreuse il y a quelques années et qui se trouve aujourd’hui quelque peu en froid avec les princes émiriens, n’a pas non plus été négligé. La France interviendra ainsi au moyen de nouvelles technologies pour aider le pays à décarboner partiellement son gaz. Il s’agit de rendre cette énergie fossile moins polluante et toujours attrayante. Les prévisions indiquant une hausse constante de la consommation dans les années à venir, le Qatar - premier producteur de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde - a de belles perspectives devant lui, et l’engagement français aussi.

La coopération politique sans les droits de l’Homme 

Les affaires de droits de l’Homme, bien embarrassantes dans le cas de l’Arabie saoudite, n’ont pas encombré cette tournée triomphante. Tout en assurant publiquement qu’il avait soulevé la question, le Président n’a pas explicitement fait référence à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Il faut dire que, hormis les organisations des droits de l’Homme et les médias, ces questions intéressent trop peu d’électeurs pour que le Président s’y attarde et valent moins, à leurs yeux, que la promesse de création de milliers d’emplois en France. 

Un des grands objectifs de la visite d’Emmanuel Macron était aussi le Liban, pays que l’Arabie saoudite a toujours soutenu à bout de bras - avec celui des autres pays du Golfe, son appui financier est vital pour la survie de Beyrouth. Engloutis par l‘effondrement du système financier national, les Libanais subissaient en outre le contrecoup d’une querelle supplémentaire.

Un des grands objectifs de la visite d’Emmanuel Macron était aussi le Liban.

L’Arabie, suivie par trois autres monarchies, a en effet rappelé ses diplomates et coupé les vivres au Liban à la suite des propos d’un ministre, autrefois choyé par un vaste public (notamment féminin) dans le Golfe pour une émission télévisée populaire, qui s’est autorisé une critique de Riyad pour son rôle dans la guerre au Yémen. Il y avait donc crise dans la crise, et le Président français avait pour souci d’obtenir le renversement de cette décision en échange de la démission du ministre libanais à l’origine de l’affaire. Le quid pro quo a été annoncé suite à un entretien téléphonique conjoint d’Emmanuel Macron et du prince Mohamed Ben Salman (MBS) au Premier ministre libanais Najib Mikati. Il s’en est suivi la mise en place d’un fonds commun franco-saoudien pour financer des projets dans les domaines de la santé, l'éducation et les services publics dans le pays, d’un mécanisme conjoint pour l’acheminement de l’aide humanitaire d’urgence et la réouverture des marchés du Golfe aux produits libanais. Le succès reste limité - l’allusion timide du Président français au monopole de l’État sur la détention d’armes, qui vise le Hezbollah, ne trompe personne - mais Emmanuel Macron a dissipé l’image d’une France impuissante qui lui restait attachée depuis sa dernière visite à Beyrouth. Quant à MBS, il s’est vu traité en digne responsable malgré son acte pour le moins irresponsable. Mais on pardonne bien à Poutine des crimes du même ordre…
 
La France partage avec les jeunes princes émiriens et saoudiens une hostilité franche à l’égard de l’islamisme politique. Car - et c’est là un tournant historique - l’Arabie saoudite, longtemps le temple du puritanisme wahhabite et l’inspiration des mouvements salafistes à travers la région, affiche désormais un grand dessein d’avenir résolument moderniste et a réduit au silence les salafistes qui voudraient l’entraver. Ceci au point, dit-on, que de nombreux salafistes de par le monde s’en trouveraient déboussolés. Cela ouvrira peut-être la voie à une collaboration pour traiter le salafisme en France. En tout cas, la France n’a plus à endiguer un prosélytisme d'État saoudien sur son territoire, même si certains cheikhs saoudiens continuent de sévir pour leur propre compte, au Maghreb et en Europe. 
 
Avec les Émirats, l’axe Paris-Abou Dhabi a soutenu le général Haftar en Libye, avec, il faut le dire, un succès mitigé. Ils entretiennent également des relations compliquées avec la Turquie. Un exemple de coopération plus fructueuse est néanmoins le soutien financier à l’action militaire française dans le Sahel et une importante aide humanitaire aux populations locales.
 
Tous ces éléments ont sans doute renforcé Emmanuel Macron dans l’idée que la coopération avec les pays du Golfe pouvait amplifier la voix de la France sur les questions régionales. 

L’Iran et l’agenda sécuritaire régional

Comment asseoir dans la durée ces relations ? La France et les Émirats, la France et l’Arabie saoudite et un certain comeback de la relation entre la France et le Qatar : autant de partenariats bilatéraux qui sont déjà grandement bénéfiques à toutes les parties. Il est néanmoins important que cela ne reste pas une juxtaposition de relations bilatérales, aussi avantageuses soient-elles. La France a tout intérêt à amorcer un dialogue régional sécuritaire qui lui permettrait d’asseoir ces relations dans le temps, et elle en a aujourd’hui les atouts. Le Président français dit avoir eu des discussions stratégiques pour la stabilité et la sécurité régionale et avoir développé avec ses interlocuteurs un agenda sécuritaire régional.
 
Ce dialogue régional, même s’il est nécessaire, paraissait impossible il y a quelques mois. Le message en faveur de l’apaisement était venu de l’administration Biden et les signes de détente entre l’Iran et l’Arabie saoudite, entre la Turquie et les Émirats arabes unis et entre monarchies du Golfe elles-mêmes sont clairement perceptibles. Mais, depuis plusieurs mois que ces contacts ont lieu, ils n’ont donné aucun résultat tangible à ce jour.

La sécurité du Golfe, et plus largement du Moyen-Orient, ne peut devenir une affaire régionale sans que les pays occidentaux ne s’impliquent, au moins pour un temps.

La sécurité du Golfe, et plus largement du Moyen-Orient, ne peut devenir une affaire régionale sans que les pays occidentaux ne s’impliquent, au moins pour un temps. Si l’Amérique assure encore la protection des monarchies, elle a cessé de se poser en organisatrice de la sécurité régionale. Elle considère qu’il lui incombe de restaurer l’accord sur le programme nucléaire iranien (dit JCPOA) et entend s’appuyer plus lourdement sur Israël pour certaines fonctions sécuritaires dans la région. Son désintérêt politique et stratégique est évident.

Or, depuis la reprise des négociations dites 5+1 sur le programme nucléaire de l’Iran il y a maintenant dix ans, les pays arabes du Golfe se plaignent que les négociations se concentrent exclusivement sur le programme nucléaire du pays sans tenir compte ni de son programme de missiles balistiques ni de l’expansion tentaculaire de son réseau de milices chiites déployées à travers la région. C’est ce que le Président français a voulu souligner. "Je fais le lien entre la stabilité régionale et le nucléaire iranien. Il n’y aura pas d’avancée sans associer les pays voisins" a déclaré, en substance, Emmanuel Macron. Douce musique aux oreilles des dirigeants arabes du Golfe. 
 
Pour mettre en œuvre cet agenda sécuritaire et conforter son rôle de puissance d’équilibre, la France devra travailler avec patience et activer tous les relais possibles. Les pays participants à la conférence de Bagdad en juillet dernier devraient être associés à un dialogue, et le Président avait vu juste en s’y rendant, feignant d’en être en partie l’organisateur. Cependant, au-delà de la symbolique et de l’impact médiatique, les discours de la Conférence étaient restés convenus. Or, il est nécessaire de développer un cadre propice à des échanges soutenus dans la durée, qui permettent d’aborder les sujets en profondeur et d’éviter le reproche souvent fait à la France de se mêler de tous les grands dossiers et de n’en faire avancer aucun. 
 
Le format de diplomatie parallèle, ou track 1.5, serait sans doute le plus adapté. Tenu dans un cadre informel et protégé, associant des experts et universitaires aux côtés des responsables officiels, il permet de tester des idées que ces derniers ne pourront et ne voudront aborder dans un cadre officiel, et de creuser plus librement des pistes de solutions. En outre, ce format permettrait de sélectionner les partenaires européens pertinents (sans obligation de travailler à 27) dans la phase initiale d’élaboration de l’agenda sécuritaire afin de s’assurer de leur adhésion. Enfin, un dernier outil serait la construction d’un réseau mêlant experts, universitaires, responsables gouvernementaux, journalistes, hommes d’affaires, à l’instar du réseau Gulf 2000, créé il y a près de trente ans par des think tankers américains, et qui avait grandement servi la stratégie américaine dans tous les domaines. 
 
Il y a incontestablement une responsabilité nouvelle de l’Europe dans ce Moyen-Orient convoité par la Chine et délaissé par les États-Unis, et une opportunité pour la France d’en prendre discrètement le leadership

 

Copyright : Ammar Abd RABBO / AFP / POOL

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