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05/11/2021

Soudan. Incorrigibles militaires...

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Soudan. Incorrigibles militaires...
 Bassma Kodmani
Auteur
Senior Fellow

En l’espace d’une décennie, le Soudan a connu la division de son territoire en deux états et une guerre tragique dans la province du Darfour. Le pays semblait condamné à vivre indéfiniment sous le joug d’un dictateur, accusé de génocide par la Cour pénale internationale, et asphyxié par les sanctions économiques. Or, depuis maintenant trois ans, la société s’est organisée et mobilisée pour tenter de se débarrasser d’une des "sécuritocraties" les plus vénéneuses du monde arabe et africain. 

Le général Omar El-Béchir, qui avait pris le pouvoir en 1989, finit par être renversé en avril 2019 par un coup d'État des généraux, à la faveur d’un soulèvement populaire. Pourtant, la contestation continue contre le pouvoir des nouveaux militaires putschistes. Après la répression d’une manifestation qui fit cent morts et s’accompagna d’une médiation africaine, la population obtint gain de cause deux mois plus tard avec la mise en place d’une formule de gouvernance transitionnelle originale. Un conseil mixte - dit "de souveraineté" - de onze membres, composé d’un nombre égal de militaires et de civils, présidait aux affaires du pays sous l’égide des Nations Unies. Ce conseil intérimaire gouvernait en vertu d’une déclaration constitutionnelle signée par les civils réunis au sein des Forces pour la liberté et le changement (FLC), d’une part, et le Conseil militaire de transition (CMT), d’autre part. Il était présidé par le général Abdel-Fattah Al-Bourhan qui devait passer la main au bout de 21 mois à une présidence civile, la transition devant durer au total 39 mois. Ce conseil promettait une transition ordonnée : alors que les militaires devaient assurer la sécurité, les civils, des technocrates choisis pour leurs compétences et leur intégrité, formeraient un gouvernement. Le conseil était donné en exemple, et il commença bientôt à servir d'inspiration à d’autres pays d’Afrique et du Moyen-Orient, le Mali entre autres. Or, voilà que ces mêmes généraux membres du conseil opèrent un nouveau coup d’état le 25 octobre, soit quelques jours avant la date prévue de l’alternance, ramenant le Soudan à la case départ.

Des militaires prédateurs

L’héritage du dictateur s’avère plus difficile à démanteler que ne se l’imaginaient les acteurs civils et leurs soutiens extérieurs. En effet, les militaires continuaient dans les faits à contrôler tous les rouages du pouvoir et l’essentiel des ressources naturelles et de l’économie du pays, à l’instar des militaires d'Égypte et d'Algérie. Le Soudan n’est en outre pas un pays pauvre. Il jouit notamment de terres arables étendues - le pays est réputé avoir longtemps servi de grenier à blé au monde arabe - et détient d’importantes réserves d’or et d’uranium, encore largement inexploitées. Les militaires ont ainsi loué, voire vendu, à leurs principaux alliés arabes (l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite) des terres agricoles et leur ont accordé des concessions avantageuses pour l’exploitation de l’or. À la Russie, plus particulièrement intéressée par l’uranium et l’or mais aussi, bien sûr, par la position stratégique du Soudan entre le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Ouest, ils ont concédé une base militaire sur la mer Rouge. 

Depuis plusieurs mois, le processus de transition démocratique semblait en panne, et la province du Darfour était à nouveau sujette aux exactions des sinistres milices Janjaweed, responsables du génocide dans les années 2000. Convaincus désormais que les Soudanais du centre - et non plus El-Béchir seul - veulent les éliminer, les habitants du Darfour sont gagnés par la tentation sécessionniste. Le Premier ministre déchu Abdallah Hamdok, technocrate unanimement respecté, se plaignait que son gouvernement ne contrôlait que 18 % des ressources de l’État.

Les militaires ont jugé qu’ils pouvaient se permettre de renverser la table et de reprendre par la force les rênes du pouvoir.

Il s’était d’ailleurs donné pour priorité de ramener les entreprises dépendantes des hommes de l’appareil sécuritaire et militaire sous le contrôle du gouvernement. Pour ce faire, il attendait sans doute l’échéance de novembre, qui devait donner aux civils la pleine autorité sur le pays pour la première fois depuis des décennies. Devant l’imminence de cette échéance, les militaires ont jugé qu’ils pouvaient se permettre de renverser la table et de reprendre par la force les rênes du pouvoir, en prenant prétexte du mécontentement social et des manifestations déclenchées par la suppression de certaines subventions.

Les généraux ont déclaré l’état d’urgence, dissout le conseil de souveraineté et le gouvernement, arrêté la plupart de leurs membres ainsi que des dizaines de journalistes, pris le contrôle des médias et coupé internet. Pour parfaire le tableau, ils ont annoncé la dissolution des associations professionnelles, pensant ainsi éliminer toutes les structures du mouvement civil, et déployé les forces dites de "soutien rapide" - une milice aux ordres du général Hamdan, adjoint du général Bourhan - et d’autres groupes paramilitaires dans la capitale et les grandes villes. 

Sur le plan intérieur, les généraux bénéficient du soutien des fouloul, survivances de l’ancien régime, et s'appuient sur les unités paramilitaires. Néanmoins, ils n’ont pas l’appui de partis politiques. À l’extérieur, ils estiment pouvoir compter sur quelques dirigeants clé du monde arabe, notamment le prince héritier Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite et le Sheikh Mohammed ben Zayed des Émirats arabes unis. Le Président Poutine continue également de courtiser les militaires soudanais qui s’efforcent de concilier les appétits des uns et des autres. Le refus de la Russie de condamner le coup d’État a ainsi motivé une formulation très prudente de la résolution votée par le Conseil de sécurité au lendemain de la prise du pouvoir par les généraux.

Les civils ont tout pour réussir

Combien de pays sont soumis au pouvoir de militaires sous prétexte que l’alternative civile n’est pas crédible ? Au Soudan, ce n’est pourtant plus le cas : cette fois, les militaires n’ont plus en face d’eux de simples activistes meneurs de manifestations, mais bien un camp organisé. Une coalition d’associations professionnelles et de la société civile, dont un puissant mouvement féministe et des comités populaires de quartiers, leur tiennent tête. Plus que les partis politiques, cette coalition sert d’appui aux dirigeants civils. Les syndicats et associations professionnelles sont plus actifs que jamais, et l’ordre de désobéissance civile qu’ils ont lancé continue d’être suivi avec une grève générale qui paralyse le pays. Outre son ancrage populaire, la coalition peut surtout compter sur l’appui d’une bonne partie de l’armée régulière, qui voit son autorité défiée par les milices. Enfin, les institutions civiles jouissent d’une forte légitimité internationale. Depuis la création du conseil de souveraineté, les pays occidentaux mettent tout en œuvre pour renforcer le pouvoir des civils en son sein. Ainsi, la suppression du Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme par les États-Unis devait contribuer à renforcer les moyens du gouvernement Hamdok pour exercer son contrôle sur les activités économiques des généraux. 

Que peut faire la communauté internationale ?

Pour soulager les finances du pays, la France avait organisé une conférence spéciale au printemps 2021 au cours de laquelle les pays riches avaient accordé au Soudan diverses facilités pour aider le pays à rembourser sa dette de plus de 50 milliards d’euros. Il reste que ces aides étaient conditionnées par un plan de redressement dont le coût social s’est avéré insupportable et a enflammé la colère populaire.

À la veille du coup d'État, l’envoyé spécial américain avait clairement mis en garde les militaires que des millions de dollars d’aide seraient bloqués s’ils tentaient de prendre le pouvoir par la force. Le général Bourhan est passé outre ces avertissements, et les condamnations internationales ne se sont pas faites attendre. Les États-Unis, l’Union européenne, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International ont suspendu les aides promises au pays, et l’Union africaine a suspendu la représentation du Soudan en son sein. 

Ainsi, tous les leviers pacifiques - politique, diplomatique, économique - ont donc été actionnés pour isoler les militaires, mais ceux-ci pensent pouvoir compter sur leurs soutiens extérieurs, notamment sur les pays arabes qui forment un cordon de protection et que les pays occidentaux veulent ménager. Washington, Paris et d’autres gouvernements ont œuvré en coulisses pour que Le Caire, Riyad et Abou Dabi fassent pression sur les militaires pour qu’ils exercent une certaine retenue à l'encontre des manifestations populaires qui ont suivi le coup d'État. Si les généraux et les forces paramilitaires qu’ils contrôlent ont usé malgré cela de la violence, le bain de sang a été évité, laissant ainsi la porte ouverte à une médiation diplomatique. 

Tous les leviers pacifiques - politique, diplomatique, économique - ont donc été actionnés pour isoler les militaires, mais ceux-ci pensent pouvoir compter sur leurs soutiens extérieurs.

Les civils soupçonnent tous les acteurs extérieurs d’ambiguïté, voire de duplicité, et déclarent ne pouvoir compter que sur leurs propres forces. La population réclame un pouvoir entièrement civil, l’annulation de toutes les mesures prises par les auteurs du coup d'État et le retour à la déclaration constitutionnelle. "Nous avons pour mandat de démanteler l’ancien régime, de compléter la mise en place des institutions de l’autorité de transition et d’engager la justice transitionnelle" clament les forces de la liberté et du changement. Ils voudraient enfin avoir le pouvoir d’engager une réforme du secteur de la sécurité, en commençant par la dissolution des milices et le transfert de toutes les entreprises contrôlées par les généraux au gouvernement en tant que biens publics.

Comment traiter avec les militaires qui se sentent assiégés et sont persuadés qu’ils auraient tout à perdre s’ils quittent le pouvoir ? Ceux-ci savent, en effet, que si la légitimité démocratique triomphe, leur sort ne pourra être que similaire à celui réservé au dictateur El-Béchir : la prison en attendant d’être jugés pour crimes contre l’humanité. Faut-il leur sauver la face au risque de paraître récompenser leur recours à la force ? Leur permettre de conserver leur emprise sur des secteurs vitaux de l’économie pendant que les bailleurs gèrent la dette en soumettant la population à des mesures d’austérité draconiennes ? Comment désamorcer la capacité de nuisance des militaires et éviter qu’ils cherchent à tout détruire ? 

Si proche du précipice, Hamdok doit veiller à maintenir l’unité des rangs au sein de la coalition civile et de sa base en pleine ébullition, mais il semble comprendre qu’il lui faut aussi composer avec la donne régionale et internationale. Il demande le retour à la déclaration constitutionnelle qui organise le partage et la rotation du pouvoir, veut former un nouveau gouvernement sans ingérence des militaires et exige la libération de tous les prisonniers politiques, notamment les ministres de son gouvernement, comme préalable. 

Appuyé par une troïka américaine, britannique et norvégienne, l'envoyé spécial des Nations unies, l’Allemand Volker Perthes, tente de trouver un compromis. Plusieurs options sont envisagées, mais celle d’un retour au conseil de souveraineté semble enterrée. Il est question d’une présidence collégiale de trois personnes au rôle largement honorifique, d'un gouvernement dirigé par le même Hamdok avec les "pleins pouvoirs sur les affaires civiles", ainsi que de l’élection d’un parlement, tandis que les généraux conserveraient la direction du conseil militaire et sécuritaire.

Ce médiocre compromis a tout du marché de dupes, car il soustrairait la sécurité intérieure au contrôle des civils pour la laisser entre les mains des militaires. Cela reviendrait à laisser l’appareil sécuritaire et militaire intact, et l’emprise des prédateurs qui le dirigent sur l’économie entière. Les civils doivent-ils se résigner à un tel arrangement dans l'espoir qu'un jour les institutions politiques d'un système démocratique soient en mesure d’exercer leur contrôle sur ce funeste appareil ? La route semble encore longue pour les démocrates soudanais, observés avec espoir et appréhension par les peuples autant que par les régimes des pays arabes et africains. 
 

 

Copyright : AFP

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