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22/05/2023

Le nouvel ordre tripolaire du monde

Le nouvel ordre tripolaire du monde
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il analyse la confrontation entre "Occident-Global" et "Est-Global" qui naît de l'émergence d’un monde tripolaire.

Le monde serait-il devenu tripolaire ? Avec un affrontement "classique" Est/Ouest entre un Occident Global et un Est Global, et ce sous les yeux d’un Sud Global qui ne soutient pas clairement la Russie dans sa guerre d’agression en Ukraine, mais qui exprime toutes ses réserves à l’encontre du monde occidental ? 

Certes, ce nouvel ordre tripolaire est pour le moins asymétrique. Le Sud Global est infiniment plus divers dans sa composition que ne peuvent l’être l’Occident et l’Est Global. Mais on ne peut plus se contenter de penser le monde en termes de bipolarité entre les États-Unis et la Chine. Et l’Europe est encore loin d’être devenue un acteur autonome au sein d’un monde multipolaire.

Dans le monde tripolaire qui est en train d’apparaître, chaque pôle obéit à des règles propres et exprime une émotion particulière.

Rééquilibrage Europe-États-Unis

Commençons par l'Occident Global. Parce que les États-Unis ne possèdent plus le rayonnement moral et la supériorité économique, sinon militaire, qui étaient les leurs pendant la période de la guerre froide, l’équilibre est plus grand entre les membres de l’Occident Global que ce n’était le cas au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ce n’est pas nécessairement qu’il y ait "plus d’Europe", ou "plus d'Occident Asiatique", derrière des pays comme le Japon et la Corée du Sud. C'est qu'il y a moins d’Amérique. Lorsqu’il décrivait "Le Monde Post Américain" dans un livre publié en 2008, Fareed Zakaria, le journaliste, essayiste américain d'origine indienne, mettait l’accent, non sur le déclin des États-Unis, mais sur la montée des "Autres", au premier rang desquels la Chine. Il est vrai que la sortie de son essai coïncidait avec les Jeux Olympiques de Pékin. Aujourd'hui, s'il y a comme une forme de rééquilibrage entre l'Europe et les États-Unis, ne serait-ce pas avant tout, parce que l'Amérique n'est plus ce qu’elle était ? Même si l'Europe fait plus que des petits pas dans la bonne direction ? Les derniers développements de la guerre en Ukraine en sont l’illustration.

Peur et résilience
 

Au sommet du Conseil de l’Europe qui vient de se tenir en Islande il y a quelques jours, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas ont pris des positions plus avancées et courageuses que celles des États-Unis en soutenant la livraison d’avions de chasse F-16 à Kiev, poussant ainsi Washington à lever ses réserves initiales. Unifié face à la menace russe, l'Occident Global l'est un peu moins dans sa rivalité avec la Chine. En termes d’émotions, l'Occident Global est porteur d’un message qui oscille entre la peur et la résilience. La peur du déclin et de la perte du contrôle sur son avenir, mais la volonté aussi de préserver, sinon d’étendre les valeurs démocratiques et libérales qui sont les siennes.

Moscou sous tutelle chinoise
 

Le second pôle, celui de l'Est Global, derrière la Chine et la Russie (conviendrait-il d'y ajouter l'Iran ?) est beaucoup plus déséquilibré que ne peut l’être l'Occident Global. De fait, on y trouve toujours plus de Chine et toujours moins de Russie. Nous assistons à un renversement total et spectaculaire de l’équilibre qui existait entre ces deux pays dans les années 1950 et 1960. Et la guerre en Ukraine n’a fait qu’accélérer le processus de vassalisation de la Russie par la Chine. Comme si Pékin était en train de réussir dans sa relation avec Moscou, ce que Moscou avait complètement échoué à faire dans sa relation avec l'Ukraine : mettre de facto sous tutelle son grand voisin à l'Ouest. Hier aussi, l'URSS et la Chine étaient portées par un projet socialiste, un idéal positif, contrastant bien sûr avec la réalité. Aujourd'hui, l'autoritarisme, sinon la tentation totalitaire tient lieu de doctrine dans les deux pays, même si leur absolu cynisme se drape du manteau de l’humiliation qui leur a été infligée par l'Occident hier, ou avant-hier. 

Un nouveau géant mondial
 

On pourrait résumer la géopolitique mondiale à cet affrontement entre l'Occident Global et l'Est Global, comme s'il s'agissait d'une guerre froide bis. Mais outre le fait que la Chine s'est substituée pour l’essentiel à l’URSS - et que Beijing contrairement à Moscou, est une puissance multidimensionnelle, et pas seulement militaire - cette vision d’un monde bipolaire, ne rend pas compte d’une réalité devenue infiniment plus complexe. 

C’est que le Sud Global d’aujourd’hui, en dépit de son extrême diversité, est "beaucoup plus" que le simple mouvement des non-alignés d'hier. Et ce pour des raisons économiques et stratégiques, tout autant que démographiques. La différence s’exprime avant tout par l’émergence d’un nouveau géant mondial, l'Inde. Un pays qui est au cœur des attentions des Américains, des Européens comme des Russes. Sous l’impulsion de Narendra Modi - tout autant qu’en dépit de lui et de son nationalisme religieux - l'Inde prend progressivement conscience des cartes qui sont les siennes et du poids qu’elle est en train de prendre dans les affaires du monde.

Revanche sur l'Occident colonial
 

Pont entre l'Est et l'Ouest, l’Inde devient surtout le leader incontesté du Sud, ce qu’elle n’était pas pleinement au temps des Non-Alignés. L'Inde de Nehru devait alors partager cette position avec l’Indonésie de Sukarno, l’Égypte de Nasser ou le Ghana de Nkrumah. Être non aligné au temps de la guerre froide, c’était refuser de choisir entre l’Est socialiste et l’Ouest capitaliste, deux modèles issus du monde occidental. Aujourd’hui, le choix est devenu plus positif. Il s’agit de celui d’un Sud prêt à prendre sa revanche sur l’Occident colonial et impérial d’hier. Dans la vision du Sud, l’espoir du futur le dispute au ressentiment du passé. 

Modestie et réalisme
 

Que doit faire l'Occident face à l’émergence de ce monde tripolaire ? Avant tout prendre conscience de sa venue. Il ne s'agit pas seulement dans le cadre de notre affrontement avec la Russie de tout faire pour rallier le Sud Global à nos intérêts et valeurs. Il convient avec un mélange de modestie, de réalisme et d’ambition, de comprendre que dans ce nouveau monde tripolaire, nous ne possédons plus l’ensemble des cartes, comme ce fût le cas pendant des siècles. 

Il ne s'agit plus de prêcher aux autres des valeurs que l'on ne pratique plus (ou si mal) chez nous. Mais de retrouver l'exemplarité qui devrait être la nôtre en matière de démocratie. 

 

Avec l'aimable participation des Échos le 22/05/22

 

Copyright : Sergio LIMA / AFP

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