AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - Ukraine, Asie centrale, Arctique - le partenariat russo-chinois à l'épreuveL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.20/10/2022[Le monde vu d'ailleurs] - Ukraine, Asie centrale, Arctique - le partenariat russo-chinois à l'épreuve AsieImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Ukraine, Russie : le destin d'un conflitTous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, le partenariat russo-chinois. À peine conclu, début février, le partenariat russo-chinois montre ses limites depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, qui affaiblit au profit de Pékin les positions russes en Asie centrale et met en question leur coopération dans cette région stratégique qu’est devenue l’Arctique. Les limites d’un partenariat qui se veut exemplaireSa situation géopolitique, ses ressources et la structure de son commerce extérieur font que la Chine ne peut être considérée par la Russie comme une menace sur le long terme, estime Timothée Bordatchev. Elle est notre "allié objectif dans la destruction du système néocolonial, établi par l'Occident", ajoute ce promoteur du "pivot asiatique" de la Russie. Aussi, l'alliance de facto Moscou-Pékin est-elle "la stratégie la plus justifiée non seulement pour garantir notre survie, mais pour promouvoir nos objectifs et renforcer notre position sur la scène internationale". La relation sino-américaine prend "un tour antagonique", alors qu'il n'y a "aucun motif de conflit" entre la Chine et la Russie, selon cet expert du club Valdaï. Au contraire, Pékin assure les "arrières" de la Russie dans ses efforts pour rétablir son influence régionale, en Europe orientale, au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. On peut penser, écrit Timothée Bordatchev, que le rapprochement russo-chinois est l'une des raisons qui ont amené Washington à "mettre des bâtons dans les roues de la politique russe en Europe", ce qui aurait conduit à la crise ukrainienne. La Russie, comme la Chine, lutte contre l'hégémonie occidentale, et si Pékin ne la soutient pas, l'Occident pourra concentrer toutes ses forces sur la Chine, avance Ivan Zouenko, expert du MGIMO. Ambassadeur de Russie à Pékin pendant une décennie (2013-2022), Andreï Denissov se montre plus nuancé. "Parler de soutien n'est pas vraiment approprié", admet-il, "même si elle le voulait", la Chine ne pourrait se le permettre. C'est aussi pourquoi "nous ne sommes pas alliés". De ce fait, Pékin "adopte vis-à-vis de la politique actuelle de notre pays une position neutre".En réalité, le comportement russe, destructeur de l'ordre international, diffère de l'attitude chinoise, soucieuse de stabilité, et qui cherche à investir les organisations multilatérales. Au-delà de la mise en cause d'un ordre unipolaire dominé par les États-Unis, objectif partagé par Pékin, Moscou conteste le droit à l'existence de l'État ukrainien et entend redéfinir l’ordre de sécurité européen. Il reste, observe Alexander Gabouev, que Moscou et Pékin se soutiennent mutuellement dans les organisations internationales et partagent une approche commune sur nombre de questions globales, comme le contrôle d'internet. Leurs économies sont complémentaires. Riche en matières premières et en énergie, exportatrice d’armes, la Russie a besoin de technologies et d'investissements, que peut lui apporter la Chine. Depuis 2014, sa part dans le commerce extérieur russe est passée de 10 à 18 % et la dépendance économique de Moscou envers Pékin est appelée à croître, accentuée par le recours au Yuan dans les échanges bilatéraux. D'ores et déjà, la Russie a dû accepter d'importants rabais dans ses fournitures d'énergie. Pour assurer sa survie, le régime de Vladimir Poutine pourrait aussi être contraint, estime Alexander Gabouev, de réduire ses exportations d'armes à l'Inde et au Vietnam et d'apporter un appui plus ferme aux positions chinoises dans les mers du Sud et à Taïwan.Le soutien très mesuré de la Chine dans le conflit russo-ukrainienAu-delà de la mise en cause d'un ordre unipolaire dominé par les États-Unis, objectif partagé par Pékin, Moscou conteste le droit à l'existence de l'État ukrainienTrois semaines avant l'invasion de l'Ukraine, Poutine et Xi ont signé une longue déclaration commune, qui institue une "coopération sans limite" entre les deux pays. Or, cette guerre n'a pas tardé à montrer les limites de ce partenariat. Aux Nations Unies, la Chine a maintenu la position de neutralité (abstention lors des votes) adoptée lors des précédents conflits en 2008 (Géorgie) et 2014 (Ukraine). Après l'annonce de la mobilisation partielle de l'armée russe en septembre, la diplomatie chinoise a appelé au cessez-le-feu et au dialogue, ajoutant que les intérêts légitimes de sécurité de toutes les parties devaient être pris en compte.Lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), organisé à Samarcande à la mi-septembre, Vladimir Poutine a admis, de manière surprenante, que son homologue chinois lui avait fait part de ses "questions et inquiétudes" sur la situation en Ukraine. Pékin est soucieux de ne pas être frappé par des sanctions secondaires américaines, d'où la prudence manifestée par les entreprises chinoises en matière d'investissements et de rachat de sociétés occidentales en Russie. Ainsi, le projet de gazoduc "force de Sibérie 2" n'a pas été finalisé, le Président Xi n’a pas donné suite à une invitation à se rendre en Russie.Les experts russes s'accommodent de la tiédeur de cet appui. Commentant l'ouverture du 20ème congrès du Parti communiste chinois, Alexeï Maslov souligne que, "pour la Russie, il est important que la base de la politique de la Chine, qui convient parfaitement à Moscou, ne change pas". Le discours de Xi Jinping montre que Pékin "ne va pas modifier l'orientation politique et économique prise à l'égard de la Russie", se félicite ce professeur à l'université Lomonossov, et "le fait que la Chine se soit abstenue de toute déclaration forte sur l'Ukraine satisfait aussi la Russie". "Il ne faut pas s'attendre à ce que les grandes entreprises chinoises s'exposent à des sanctions américaines", admet Timothée Bordatchev, qui déclare ne pas redouter un changement de position de Pékin en raison de l'évolution négative sur le terrain ou des pressions de Washington. Comme l'écrit Vladimir Skossyrev, "chaque pays a son agenda", mais, du fait de ces difficultés, "la solidarité de la Chine est très importante". S’agissant de l'acquisition d'armes chinoises, "Moscou n'a jamais posé la question ", affirme Vassili Kachine, expert du MGIMO. La guerre en Ukraine a fait de Moscou le "junior partner de Pékin", estime quant à lui Alexander Gabouev, mais la Chine craint aussi le départ de Vladimir Poutine, elle tire profit de son hostilité envers l'Occident, l'instauration à Moscou d'un régime bien disposé à son égard serait pour elle un "cauchemar stratégique", les dirigeants chinois sont conscients de l'importance que revêt l'Ukraine pour le Président russe, ils n'ont ni la capacité ni l'expérience nécessaires pour jouer un rôle dans des négociations, alors même, relève Andreï Denissov, que la Chine maintient des "relations normales" avec l'Ukraine.L’affaiblissement des positions russes en Asie centrale profite à la ChineLa Russie remet désormais ouvertement en question les frontières issues de l'époque soviétique, elle voit son rôle traditionnel de pourvoyeur de sécurité mis en cause par la reprise des combats entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, mais aussi entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, Moscou n'a pas donné suite aux appels à l'aide de l'Arménie, membre de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et a dû transférer sur le front ukrainien une partie des contingents russes stationnés dans ces zones de crise.La Russie remet désormais ouvertement en question les frontières issues de l'époque soviétiqueC'est "la fin de l'ordre post-soviétique", affirme Marlène Laruelle. La mobilisation de nombreux conscrits et réservistes originaires de communautés musulmanes et l'octroi de la citoyenneté russe aux migrants d'Asie centrale, enrôlés en Ukraine, renforcent l'image de la Russie comme puissance coloniale. Un mois après la réunion de l’OCS, qui a illustré l'influence déclinante de la Russie, visible aussi sur le plan protocolaire, Poutine ayant dû, de manière très inhabituelle, patienter avant de rencontrer plusieurs de ses homologues, un sommet de la CEI s’est tenu à Astana. De manière également inédite, le Président tadjik a exprimé, en présence du président russe, la frustration des dirigeants de la région et invité Moscou au "respect" et à l’abandon du modèle soviétique de relations avec l’Asie centrale, critiques qui ont rencontré beaucoup d'écho.L’évolution du Kazakhstan, qui compte une importante communauté russophone (18 % de la population), vivant non loin de la longue frontière commune avec la Russie, traduit l’évolution en cours. Le Président Tokaïev, dont le pouvoir a été contesté dans la rue en début d’année et qui a alors bénéficié du soutien militaire de la Russie, a organisé une élection anticipée pour se relégitimer et s’affranchir de Moscou. Il s'est rendu en Turquie pour nouer un partenariat stratégique avec Ankara, puis en Azerbaïdjan où il a salué les efforts d'Ilham Aliev visant à "restaurer l'intégrité territoriale" de son pays. Les autorités kazakhstanaises ont également annulé les célébrations de la victoire du 9 mai. Malgré une forte dépendance économique envers Moscou, le Kazakhstan applique les sanctions décidées à l'encontre de la Russie.Dans ce contexte, le choix du Président chinois de se rendre au Kazakhstan en visite d'État, avant de participer à la mi-septembre au sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, prend tout son sens. Il s'agissait en effet du premier déplacement à l'étranger du leader chinois depuis le début 2020, dans un pays qui venait d'accueillir le Pape François. Xi a assuré le Président Tokaïev du soutien à son "programme de réformes politiques et économiques", mais aussi à "la défense de l'indépendance, de la souveraineté et de l'intégrité territoriale" de son pays. Les mêmes assurances ont été prodiguées à Tachkent, Pékin a confirmé son intérêt pour la construction de l’axe ferroviaire Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan (CKU), susceptible d’être prolongé jusqu’à la Caspienne. La Chine développe aussi une coopération bilatérale sur le plan sécuritaire, longtemps domaine réservé de la Russie, avec l’Asie centrale, notamment le Kirghizistan et le Tadjikistan (surveillance des frontières, formation, fournitures d’équipements).La Chine développe aussi une coopération bilatérale sur le plan sécuritaire, longtemps domaine réservé de la Russie, avec l’Asie centrale, notamment le Kirghizistan et le TadjikistanUne confrontation dans l’Arctique peut mettre en question la coopération russo-chinoise"L'Arctique concentre tous les aspects de la sécurité nationale de notre pays", a déclaré en avril dernier Vladimir Poutine et, compte tenu des sanctions, "nous devons accorder une importance spécifique à tous les projets liés à l'Arctique, il ne doit y avoir ni retard ni report" et la Russie doit " s'engager activement dans une coopération avec les pays et alliances extérieurs à la région".La guerre en Ukraine modifie la situation géopolitique de la région polaire, avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande, tous les autres membres du Conseil arctique - dont les travaux sous présidence russe ont été suspendus en mars – seront bientôt membres de l'OTAN, ce qui pose la question de l'avenir de cette enceinte, qui avait pu poursuivre une coopération concrète après 2014. Depuis l'annexion de la Crimée, la Chine, observateur permanent au Conseil arctique depuis 2013 (la Russie ayant levé son véto), a développé sa présence dans la région et investi dans les infrastructures, l'exploitation du gaz naturel liquéfié (Yamal LNG, Arctic-2 LNG) et dans son transport en se substituant aux sociétés occidentales. Pékin est aussi intéressé à l'utilisation de la route maritime du Nord, un projet visant à transformer Arkhangelsk en port en eau profonde a été adopté en 2016. Un consulat chinois a été ouvert à Mourmansk.Une confrontation géopolitique s'annonce en Arctique, le Président Biden vient d'approuver une nouvelle stratégie nationale. La montée des tensions dans ce qui était jusqu'à présent un espace préservé de coopération place en position inconfortable la Chine, qui a adopté en 2018 un livre blanc sur l'Arctique, et qui nourrit de grandes ambitions pour cette région. L'importance des investissements chinois dans les régions polaires russes, dont l'avenir suscite dorénavant des interrogations du fait des sanctions occidentales, ne peut dissimuler les divergences qui existent entre les deux pays sur la gouvernance de l'Arctique. Moscou cherche à y préserver son influence et à maintenir à distance les États extérieurs, alors que Pékin souhaite son internationalisation pour s'imposer comme un acteur important dans cette région. La "route de la soie polaire" devait relier la Chine aux marchés occidentaux, bien plus stratégiques pour elle que le marché russe, mais il est possible que, désormais, Pékin privilégie le "corridor terrestre" (CKU). La diplomatie chinoise doit aussi d'interroger sur l'intérêt d'un engagement plus prononcé aux côtés de la Russie alors qu'elle a noué une coopération, notamment scientifique, avec plusieurs autres États riverains de l'Arctique.Copyright : Greg Baker / POOL / AFP ImprimerPARTAGERcontenus associés 06/10/2022 [Le monde vu d'ailleurs] - Mobilisation, annexions : où va le régime russe ... Bernard Chappedelaine