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26/04/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - En Allemagne, l'énergie échauffe le débat public

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[Le monde vu d'ailleurs] - En Allemagne, l'énergie échauffe le débat public
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine le débat animé sur la politique énergétique en Allemagne. Au moment même où une majorité de l’opinion se déclare finalement favorable au nucléaire, les trois dernières centrales viennent d’être arrêtées.

Les discussions de ces dernières semaines montrent la difficulté à concilier l’impératif écologique et les intérêts des différentes composantes de la coalition au pouvoir.

Des arbitrages difficiles au sein de la coalition

La politique énergétique et la protection du climat sont actuellement au cœur du débat politique allemand. Face à ce qu'ils considèrent comme de la procrastination de la part du gouvernement fédéral, les militants écologistes radicaux de "Letzte Generation" - comparés aux terroristes de la "Rote Armee Fraktion" par le chef des députés CSU au Bundestag - ont décidé d'actions spectaculaires cette semaine afin de bloquer les rues de Berlin. Les Verts invitent quant à eux le chancelier Scholz "à prendre la tête du combat contre la crise climatique au lieu de le freiner". Après plusieurs revers dans des scrutins régionaux, le FDP cherche à faire entendre sa différence, se voulant à l’écoute de la population et le garant de l’orthodoxie budgétaire. Les partis de la coalition ont tenté de surmonter leurs divergences en tenant fin mars une réunion de coalition (Koalitionsauschuss). Au terme de trois jours de discussions, le SPD, les Verts et le FDP ont réaffirmé l'objectif d'une neutralité carbone à l'horizon 2045 tout en marquant que les ajustements ne devaient pas entraîner de charge supplémentaire pour le budget fédéral. Alors que, jusqu'à présent, les objectifs de réduction des émissions de CO2 s'appliquaient à chaque secteur (énergie, bâtiment, transport), il a été décidé de les globaliser, ce qui répond notamment à une demande de Volker Wissing, ministre FDP des transports, qui peine à respecter ses objectifs. Autre geste à son égard, les procédures de construction d'autoroutes vont être simplifiées et accélérées, et les infrastructures routières modernisées, notamment les ponts. L'objectif de 15 millions de véhicules électriques en 2030 est réaffirmé, mais le développement des carburants de synthèse (E-fuel), dont le FDP se fait l'avocat afin de permettre l'utilisation des moteurs thermiques au-delà de 2035, va être encouragé.

Dans le même temps, les dirigeants de la coalition ont fait droit aux demandes des Verts, qui entendent promouvoir le rail, ils ont acté un besoin d'investissements de la Deutsche Bahn de 45 milliards € d'ici 2027 et convenu que le transport du fret devait être plus attractif avec pour objectif une part de marché de 30 % d'ici 2030. De même, les utilisateurs du "billet à 49 euros", forfait disponible à compter du 1er mai, vont bénéficier d'avantages supplémentaires. Ces mesures seront financées notamment par une hausse des péages autoroutiers pour les poids-lourds de 3,5 T et plus, 5 des 6 milliards d’euros de revenus supplémentaires devant financer le réseau ferré, selon Robert Habeck, vice-chancelier, ministre fédéral de l'Économie. L’obtention des permis de construction de parcs éoliens et solaires va aussi être facilitée, les terrains en bordure des routes, des autoroutes et des voies de chemins de fer seront privilégiés pour les accueillir. S’agissant du projet de loi, controversé, sur la performance énergétique des bâtiments, qui prévoit à partir de 2024 l'utilisation de 65 % d'énergies renouvelables dans les nouvelles installations de chauffage (assuré actuellement à 80 % par les énergies fossiles), les participants à la réunion ont affirmé leur volonté de promouvoir une "approche pragmatique" et de prendre en compte le coût social de ce texte. Une prise en charge partielle par l'État du coût du remplacement des chaudières au gaz et au fioul est prévue, mais un désaccord persiste entre Robert Habeck et le ministre FDP des Finances, Christian Lindner, sur le financement de cette mesure.

La "sortie du nucléaire" confirmée en dépit de projections peu optimistes

De prime abord, l'Allemagne a respecté en 2022 ses objectifs en matière de réduction de CO2, constate le groupe d'experts sur les questions climatiques, dans le rapport qu’il vient de remettre au gouvernement fédéral. L'an dernier, les émissions de CO2 ont atteint 746 millions de tonnes, en baisse de 1,9 % (- 14 millions de tonnes), résultat de la moindre activité économique et des mesures d'économie dans l’industrie, du fait de la hausse des prix de l'énergie. Les experts déplorent toutefois la volonté de la coalition de supprimer les objectifs sectoriels de réduction des émissions de CO2, ils pointent le transport et le bâtiment comme les deux domaines dans lesquels les engagements ne sont pas tenus. La trajectoire actuelle, si elle devait se poursuivre, ne permettra pas à l'Allemagne de respecter l'accord de Paris, loin s'en faut, avertissent les experts. Les émissions de CO2 ont certes diminué de 49 millions de tonnes depuis 2019, mais le niveau annuel de réduction (2,1 %) est insuffisant pour tenir l'objectif fixé en 2030. Le groupe d'experts a calculé qu'au rythme actuel, les émissions de gaz à effet de serre représenteraient 628 millions de tonnes en 2030 et dépasseraient de 40 % la cible (438 millions de tonnes). Au terme de la loi fédérale sur la protection du climat (Bundesklimaschutzgesetz), les ministères concernés doivent présenter dans les trois mois des mesures d'urgence.

En dépit de ce constat, la coalition dirigée par Olaf Scholz a confirmé l'arrêt définitif, mi-avril, des trois dernières centrales nucléaires encore en activité sur le sol allemand. Le calendrier de "sortie du nucléaire", décidé en 2011, au lendemain de la catastrophe de Fukushima, par Angela Merkel et le FDP - qui remettait en cause leur décision antérieure de poursuivre l'exploitation des centrales nucléaires jusqu'en 2036 - est pour l’essentiel respecté. À l'automne dernier, le gouvernement fédéral avait en effet repoussé de quelques mois la fermeture des trois réacteurs (Emsland, Isar 2 et Neckarwestheim 2) afin d'éviter une rupture d'approvisionnement électrique pendant l'hiver. Cette décision fait redouter un recours accru au charbon dans les mois à venir et de possibles tensions sur le marché de l'énergie, compte tenu du caractère intermittent des énergies renouvelables. Les dirigeants des Verts assument néanmoins ce choix. "La sortie du nucléaire rend notre pays plus sûr", affirme la ministre de l'environnement Steffi Lemke, le vice-chancelier Robert Habeck observe pour sa part que l'électricité fournie par ces trois centrales ne représente que 6 % du total, il assure que les réservoirs de gaz sont bien remplis, souligne que des terminaux de GNL ont été installés sur les côtes allemandes, que des contrats d'approvisionnement en gaz et en hydrogène ont été conclus (Norvège, Pays-Bas) pour se substituer à ceux signés avec la Russie, et que la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique ne cesse de croître.

Cette décision alimente toutefois le débat politique outre-Rhin. La renonciation à l'énergie nucléaire est au cœur de l'identité des Verts qui, du fait de la guerre en Ukraine, ont dû faire des concessions, notamment en matière de défense. Les partisans de la "sortie du nucléaire" rappellent l'objectif de porter à 80 % en 2030 la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité, ils font aussi valoir qu'une prolongation de l'activité de ces centrales découragerait les investissements dans les énergies renouvelables, qu'une trentaine des réacteurs doivent être démantelés et que la question du stockage définitif (Endlager) des déchets n'est toujours pas résolue, aucun site n'ayant été identifié. Au sein même de la coalition, des voix se sont cependant élevées, notamment au FDP, pour demander un report de l’arrêt de ces réacteurs nucléaires "très modernes et très sûrs", décision que Wolfgang Kubicki, vice-président du parti, qualifie "d'erreur tragique", qui aura des "conséquences économiques et écologiques douloureuses". Le président du groupe libéral au Bundestag, Christian Dürr, a plaidé pour maintenir en réserve ces trois centrales, une "situation dramatique" ne pouvant être exclue, argument repris par les milieux d'affaires. Markus Söder, ministre-président (CSU) de Bavière, a proposé de transférer la gestion de la centrale Isar 2 à son Land, ce qui nécessiterait cependant une modification constitutionnelle, le domaine nucléaire étant de la compétence du Bund.

Un tableau géographique et électoral contrasté

Certains aspects de la politique énergétique font débat chez les dirigeants écologistes eux-mêmes. Le projet du ministère de l'Économie d'utiliser des surfaces agricoles pour développer l'énergie solaire se heurte aux réticences des ministères de l'Agriculture et de l'Environnement, dirigés par des membres de die Grünen. La controverse sur l'énergie nucléaire occulte le défi majeur qu'est la renonciation au charbon, souligne la FAZ. Cette année, note le journal, le tiers de la production d'électricité en Allemagne provient du charbon et du lignite, l'installation d'éoliennes et de panneaux solaires ne pourra combler leur disparition du mix énergétique, d'autant que la demande d'électricité est appelée à croître en raison de l'installation de pompes à chaleur et de la production de véhicules électriques. Aussi, un programme important - 20 à 25 gigawatts - de construction de centrales à gaz ces prochaines années est indispensable, selon le journal de Francfort, qui écarte aussi l'option nucléaire, l'Allemagne n'ayant plus construit de centrale depuis 1982 et l'exemple de la France (Flamanville) étant peu concluant. Pour expliquer les réticences du SPD à renoncer au charbon, le quotidien alternatif Tageszeitung met en exergue les liens historiques entre les sociaux-démocrates et le syndicat des mines, de la chimie et de l'énergie (IG BCE), dont est membre une part importante de la cinquantaine de députés SPD au Bundestag, élus du Bade-Wurtemberg. Le Land de Basse-Saxe est quant à lui le deuxième actionnaire de Volkswagen (11,8 % du capital), son ministre-président siège au conseil de surveillance de VW.  

L'investissement des Länder dans le tournant énergétique ("Energiewende") fait l’objet  d'importantes disparités régionales. Au premier trimestre, 117 nouvelles éoliennes d'une puissance totale de 546 mégawatts sont entrées en service, soit une hausse de 17 % par rapport à la même période de 2022, rapporte die Zeit. Comparé à l'an dernier, le nombre d'autorisations (295) est aussi en augmentation (38%) pour une puissance installée de 1,65 gigawatt, la durée moyenne de la procédure étant actuellement de 20 mois. Mais, en dépit de conditions favorables, les Länder orientaux (Mecklembourg-Poméranie, Brandebourg, Saxe) sont à la traîne, le retard étant encore plus important dans le sud industriel du pays, la Bavière n'ayant accordé, ces trois derniers mois, que deux autorisations, et le Bade-Wurtemberg une seule. Depuis plusieurs mois, le projet d'installation sur l'île touristique de Rügen (Mecklembourg-Poméranie), d'un terminal flottant de GNL, qui serait raccordé au réseau national de distribution de gaz et se substituerait à Nord stream, suscite des protestations, certains mettant en avant des arguments écologiques d'autres, y compris au sein du gouvernement du Land, doutant de son intérêt économique. Olag Scholz et Robert Habeck se sont rendus sur place en avril pour dialoguer avec la population.

Désormais, une majorité de l’opinion se déclare favorable au recours à l’énergie nucléaire. 53 % des personnes interrogées soutiennent la proposition du ministre-président de Bavière de maintenir en activité les dernières centrales, une forte minorité de 42 % y reste cependant hostile. Alors qu'en 2011, après l'incident de Fukushima, 54 % des Allemands souhaitaient une sortie rapide du nucléaire, aujourd'hui, 59 % jugent cette décision erronée, approuvée seulement par 34 % des personnes interrogées. Pour l'essentiel, les adversaires du recours au nucléaire se trouvent chez les jeunes (18-34 ans), parmi les électeurs des Verts, hostiles à 82 % au maintien en activité de ces centrales, et chez ceux du SPD (56 %). En revanche, 65 % des sympathisants du FDP et 83 % de l'électorat de la CDU/CSU se déclarent favorables à l’énergie atomique. Ce revirement apparaît notamment lié au retour de l'inflation (7,9 % en 2022 et 6 % attendus cette année), qui suscite une forte inquiétude dans les deux-tiers de l'opinion et provoque un mouvement social d’ampleur et des grèves dans le secteur public. Les sympathisants des Verts se singularisent là aussi en ne marquant pas, majoritairement, de préoccupation particulière à l’égard de la hausse des prix. Les enquêtes d'opinion les plus récentes accordent à l’actuelle coalition 41-43 % des intentions de vote, le FDP consolide légèrement sa position, tandis que le SPD et les Verts subissent une érosion de leurs soutiens.

 

Copyright Image : Christof STACHE / AFP

Un tournesol en fleur, près de la centrale nucléaire d'Isar et de sa tour de refroidissement à Essenbach près de Landshut, dans le sud de l'Allemagne, le 3 août 2022. Le 3 août 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz a évoqué la possibilité de maintenir les centrales nucléaires en activité. La prolongation de la durée de vie des centrales suscite de vifs débats en Allemagne, où l'énergie nucléaire est une source de discorde. L'ancienne chancelière Angela Merkel avait renoncé de façon spectaculaire à l'énergie atomique en 2011, à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon.

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