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07/03/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Guerre, ferment d’une nouvelle ère : la Russie selon Vladimir Poutine

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[Le monde vu d'ailleurs] - Guerre, ferment d’une nouvelle ère : la Russie selon Vladimir Poutine
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le 29 février, Vladimir Poutine s’adressait à la Russie lors d’une intervention devant l’Assemblée fédérale. Deux semaines avant l’élection verrouillée du 15 mars, qui lui offrira de manière certaine un cinquième mandat, le dirigeant exposait sa vision du monde. Nouveau partage de la propriété, élimination de l’opposition politique et de la Russie "alternative", mise au pas de l’éducation et de la culture, stratégie de promotion d’une nouvelle élite : la guerre en Ukraine est, dans l'argumentaire du maître du Kremlin, le vecteur d’une transformation de l’État et de la société russes. Le monde vu d’ailleurs, par Bernard Chappedelaine.

Le ton martial employé par Vladimir Poutine dans son adresse annuelle à l'Assemblée fédérale, le 29 février 2024, est avant tout destiné à une population russe, jusqu'à présent peu concernée par la guerre en Ukraine, afin de la préparer à des sacrifices et peut-être à une nouvelle mobilisation, analyse le Deutschlandfunk (DLF). Le contenu de cette intervention traduit l'ambigüité fondamentale de la stratégie adoptée par le Président russe depuis l'invasion de l'Ukraine, qui redoute les réactions de son opinion et tente de maintenir les apparences de la normalité, mais qui doit simultanément mobiliser les esprits et les ressources dans sa confrontation avec Kiev et l'Occident. Aussi, Vladimir Poutine multiplie-t-il les mesures économiques et sociales (allocations aux familles, remise en état des infrastructures, annulation de dettes des régions...) qui, selon l'économiste Alexandra Prokopenko, représentent d'ici à 2030 une enveloppe de 54 Mds $.

À aucun moment, Vladimir Poutine n’esquisse une perspective de paix, on peut y voir un signe supplémentaire, comme l’a dit récemment Nikolai Petrov, qu’il est "intéressé à poursuivre la guerre indéfiniment"

À quelques jours du nouveau plébiscite destiné à légitimer son maintien au pouvoir pour six années supplémentaires – échéance qu’il n’a pas mentionnée - il s'agit de s'assurer de l'adhésion de l'électorat, même si, rappelle le politologue Andreï Pertsev, bien des promesses antérieures sont demeurées lettre morte, notamment les "décrets de mai" de 2012, pris au lendemain de son retour contesté au Kremlin. Mais, comme le souligne le DLF, ces longs développements ne doivent pas occulter que la guerre est au centre de son propos, non pas celle qu’il fait à l’Ukraine, mais celle qu’il mène contre l'Occident. À aucun moment, Vladimir Poutine n’esquisse une perspective de paix, on peut y voir un signe supplémentaire, comme l’a dit récemment Nikolai Petrov, qu’il est "intéressé à poursuivre la guerre indéfiniment".

Un nouveau chapitre de l’histoire de la Russie post-soviétique

Les développements consacrés à la politique étrangère ne comportent rien de vraiment nouveau, observe Sabine Fischer, experte du think-tank berlinois SWP, cette intervention illustre en revanche la "militarisation du système politique". Selon la Nezavissimaïa gazeta (NG), qui parle d'un "discours historique", la 19ème édition de cet exercice, qui réunit chaque année tout l'establishment russe, est "la plus importante depuis le début de sa présidence". "Pour la première fois depuis la disparition de l'URSS, la Russie est confrontée à la nécessité de changements radicaux dans un contexte d'isolement rigoureux et de confrontation avec l'Occident", estime le quotidien moscovite, pour qui la stratégie développée par Vladimir Poutine ouvre "un nouveau chapitre de la Russie post-soviétique". Dans sa longue intervention, Vladimir Poutine ne mentionne pas le nom d’Alexeï Navalny, dont les obsèques se sont déroulées le lendemain. Indépendamment des circonstances précises de sa mort, à quelques jours du scrutin présidentiel russe, la tentative d’empoisonnement et les mauvais traitements qui lui ont été infligés pendant son incarcération - dont le Kremlin porte la responsabilité – illustrent la volonté du pouvoir d’éliminer la "Russie alternative"qu’il personnifiait, écrit Andreï Kolesnikov. Les milliers de personnes qui ont assisté à ses obsèques et déposé des fleurs à sa mémoire à Moscou et dans d’autres villes de Russie montrent toutefois que l’espoir qu’il incarnait peut survivre.

Vladimir Poutine pour sa part se veut offensif. Il y a un an, rappelle Tatiana Stanovaya, son intervention avait une tonalité défensive et même victimaire, aujourd'hui le ton employé est victorieux, les dirigeants russes sont en effet de plus en plus convaincus de leur supériorité militaire dans la confrontation avec l'Ukraine et confortés dans leur perception d'un Occident faible et désuni, ce qui explique "l'assurance inédite dont fait preuve Vladimir Poutine". Son message dépasse largement le cadre de l'Ukraine, il présente la Russie comme "le bastion des valeurs traditionnelles, sur lesquelles se bâtit la civilisation humaine", comme un acteur idéologique qui s'appuie sur "la majorité de la population du monde, et notamment des millions de citoyens des pays occidentaux". Ce serait une erreur de sous-estimer la portée de ces paroles, souligne la politologue, ce n'est pas seulement de la propagande, elles reflètent la volonté d'une exportation du "poutinisme" dans les pays occidentaux. Dans le même temps, le Kremlin entend mobiliser l'opinion interne et instrumentaliser la guerre pour sanctionner toute manifestation de déloyauté, de pacifisme et de doute sur l'action du pouvoir.

Tatiana Stanovaya paraphrase la formule bien connue du Président de la Douma ("Sans Poutine pas de Russie") pour résumer ainsi le message de Vladimir Poutine : "sans guerre il n'y aura pas de Russie". Il s'agit de substituer à une intégration dans les structures occidentales, fondée sur l'exportation des matières premières et la constitution d'un "matelas de sécurité" en dollars, les impératifs de souveraineté et de sécurité, explique la NG.

Ces paroles, souligne la politologue, ce n'est pas seulement de la propagande, elles reflètent la volonté d'une exportation du "poutinisme" dans les pays occidentaux.

Le Président russe fixe des objectifs ambitieux pour 2030, les crédits alloués à la recherche doivent atteindre 2 % du PIB, la part des importations doit être réduite à 17 % du PIB, celle des exportations hors matières premières doit connaître une hausse de 2/3, la valeur ajoutée dans l'industrie doit s'accroître de 40 %, la Russie doit développer des technologies concurrentielles, notamment dans les industries spatiale et nucléaire.

La formation d’une nouvelle élite

D'ores et déjà, la guerre en Ukraine a un impact profond sur l'économie russe, elle se traduit, selon la BBC, par une nouvelle "redistribution de la propriété" ("передел собственности"), la plus importante depuis la décennie 1990. Sur fond de guerre en Ukraine, souligne Ilya Choumanov, directeur de Transparency Russia, l'administration russe conteste depuis 2022 certaines des privatisations opérées à l’ère Eltsine. L'adoption, le mois dernier, d'une loi qui permet la confiscation des biens de ceux qui "commettent des crimes contre la sécurité de la Fédération de Russie" en apporte une illustration supplémentaire. L'invasion de l'Ukraine a provoqué le départ de centaines de sociétés étrangères, rappelle le New York Times qui, au terme d'une enquête, chiffre leurs pertes à plus de 100 Milliards $. Vladimir Poutine a transformé leur départ du marché russe en une "manne pour l'élite qui lui est loyale et pour lui-même". Les entreprises qui ont voulu quitter la Russie ont dû vendre leurs actifs à des prix bradés, ceux-ci ont parfois été confisqués. Les règles ont été durcies dès que l'économie russe s'est stabilisée. Peu après l'invasion de l'Ukraine, certaines entreprises ont pu céder leurs activités au management local, mais, aux termes d'un décret paru à l'été 2022, une commission, présidée par le ministre des Finances Silouanov, doit désormais autoriser ces transactions. De grandes sociétés occidentales comme Siemens, Ikea, Toyota et Caterpillar sont soumises à l'arbitraire de l'administration russe et du Kremlin, qui transfère leurs actifs à l'État ou à ses affidés. Ces pratiques touchent des personnalités russes de l'opposition. Le groupe de distribution automobile ("Рольф"), fondé par Sergueï Petrov, ancien député à la Douma, a été transféré fin 2023 à l'Agence en charge des propriétés de l'État russe, qui gère aussi les activités de Danone et de Baltika. Les économistes consultés par la BBC font observer que la croissance actuelle du PIB russe est assurée par le complexe militaro-industriel ("ВПК") qui bénéficie de l'essentiel des investissements au détriment des secteurs civils, déséquilibre qui pourrait à terme conduire à une stagnation de l'économie.

La nécessité d’un renouvellement des élites figure en bonne place du discours, c’est, selon le quotidien moscovite MK, "le moment le plus important de l’intervention du Président". On se souvient que, peu après le début de l’invasion de l’Ukraine, en mars 2022, il avait dénoncé les "traîtres" qui "pensent appartenir à une caste supérieure, à une race supérieure" et affirmé que "le peuple russe sera toujours en mesure de reconnaître la racaille et les traîtres, de les recracher comme on recrache un moucheron avalé par mégarde", en évoquant un "processus d'autopurification". En janvier dernier, le Président russe a commenté la soirée de la jet set moscovite ("presque nus"), qui a fait scandale, déclarant que "l’élite russe doit être constituée par ceux qui défendent leur patrie et non par ces cinglés". Devant l'Assemblée fédérale, Vladimir Poutine estime que le terme "élite" a été "largement discrédité par ceux qui n'ont aucun service envers la société à faire valoir, qui se considèrent comme une caste avec des droits et des privilèges particuliers". "J'ai à l'esprit en particulier ceux qui se sont remplis les poches avec les réformes économiques des années 1990. Ils ne constituent certainement pas une élite", affirme Vladimir Poutine.

Beaucoup de ceux qui estiment faire partie de cette élite intellectuelle et économique ont quitté le pays, démontrant par là-même qu'ils n'appartenaient pas à la véritable élite.

Beaucoup de ceux qui estiment faire partie de cette élite intellectuelle et économique ont quitté le pays, démontrant par là-même qu'ils n'appartenaient pas à la véritable élite, commente Gevorg Mirzaïan, ils ont libéré des places pour les jeunes artistes qui vont soutenir les soldats, pour les entrepreneurs qui produisent pour le front et fournissent une aide humanitaire.

 Ce sont eux qui constituent, selon Vladimir Poutine la "véritable élite" de la Russie, qui doit dorénavant "occuper les postes de responsabilité dans le système éducatif, les organisations sociales, les entreprises publiques, les affaires, l'administration de l'État et des municipalités, diriger des régions, des entreprises et conduire les grands projets nationaux". Le Président russe annonce la mise en place, à compter du 1er mars, d'une nouvelle filière de formation ("Le temps des héros") destinée à ceux qui ont combattu sur le front ukrainien. "La Russie a la chance de former une élite entièrement nouvelle, sans équivalent dans le monde", se félicite Elena Panina, qui rappelle qu'à l'issue de la "grande guerre patriotique", les anciens combattants ("Фронтовики") avaient démontré leurs qualités dans la vie civile. Après-guerre, ce groupe social détenait des postes-clé, il a relevé le pays et a largement porté le projet soviétique jusqu'en 1991, souligne aussi Natalia Ossipova. Gevorg Mirzaïan relève toutefois les lacunes fréquentes dans l’éducation des vétérans, tandis qu'Ilya Choumanov voit dans ces annonces la volonté de tirer les leçons des guerres d'Afghanistan et de Tchétchénie et d'intégrer les anciens combattants pour qu'ils ne deviennent pas une "force destructrice".

La mise au pas de l’éducation et de la culture

"L'État poursuit la militarisation de l'enseignement supérieur en Russie et relègue par là-même au second plan cet enseignement", constate une étude, qui déplore que "les grandes écoles soient transformées en casernes". Dans les premiers temps de la présidence Poutine, rappelle Dmitry  Dubrovskiy, les établissements d'enseignement supérieur avaient mis en place des programmes de coopération et d'échanges, la Russie avait rejoint le processus de Bologne, les grandes écoles de Moscou - HSE, MSSES ("Chaninka") - et de Saint Pétersbourg (Université européenne) jouissaient d'une liberté académique et pouvaient prétendre occuper les premiers rangs des classements mondiaux. Mais, ces dernières années, leur autonomie a été progressivement limitée. Le départ, en 2021, de Yaroslav Kouzminov (époux de la présidente de la Banque centrale Elvira Nabioullina) de la direction de la prestigieuse Haute école d'économie (HSE) a marqué un tournant. Au début de la guerre en Ukraine, les recteurs des universités ont apporté leur soutien à la "décision difficile prise par le Président Poutine". Un dossier récemment publié dresse un panorama du secteur universitaire russe, marqué par l'endoctrinement, la surveillance et par le départ pour l'étranger de nombreux enseignants et chercheurs, ce qui a un impact sur la qualité de l'enseignement et sur la production universitaire (le nombre de thèses soutenues en 2023 a baissé de 22 % en 2023).

Définie désormais comme un "État-civilisation", la Russie se replie à nouveau sur elle-même et réoriente sa coopération universitaire en direction de la Chine, de l'Inde et de l'Iran, note Dmitry Dubrovskiy. La culture est également affectée par cette mise au pas, aggravée depuis février 2022. Des artistes et chanteurs sont désormais bannis de la scène publique russe, de même que plus de 250 œuvres littéraires ont été mises à l'index pour "propagande LGBT", parmi ces auteurs figurent Fiodor Dostoïevski, Oscar Wilde et Stephen King

Plus de 250 œuvres littéraires ont été mises à l'index pour "propagande LGBT", parmi ces auteurs figurent Fiodor Dostoïevski, Oscar Wilde et Stephen King. 

Copyright image : Gavriil GRIGOROV / POOL / AFP

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