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21/02/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - "Équilibre de la terreur" : les Allemands et la dissuasion nucléaire

[Le monde vu d'ailleurs] -
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Samedi 10 février, lors d’un meeting électoral en Caroline du Sud, Donald Trump menaçait les Européens, s’ils ne contribuaient pas davantage au budget de l’OTAN, de les abandonner à leur sort en cas d’agression russe. La perspective d’un retour du magnat à la Maison Blanche, jointe au péril de la guerre en Ukraine, ont impulsé un débat sur la défense européenne et sur la dissuasion nucléaire. Quelles sont les réactions en Allemagne, pays marqué par sa tradition pacifiste ? Si le gouvernement fédéral privilégie toujours la protection américaine, comment juge-t-il les solutions européennes en présence ? Quel rôle pourraient jouer les puissances nucléaires de l’UE ?

Le révisionnisme russe et D. Trump relancent le débat sur la défense européenne

Dans une tribune publiée à l’occasion de son récent déplacement aux États-Unis dans le Wall Street Journal, le chancelier a souligné l'importance de l'assistance militaire, financière et humanitaire fournie par l'Allemagne à Kiev, qui en fait le deuxième pays contributeur. Le changement d'époque ("Zeitenwende") que la guerre en Ukraine a induit dans la culture stratégique allemande a des conséquences tangibles. Pour la première fois depuis trois décennies, le budget alloué à la défense – qui était supérieur à 3 % du Produit intérieur brut (PIB) pendant la guerre froide - devrait légèrement dépasser en 2024 le seuil des 2 % du PIB (73 Mds €). Autre illustration, inédite, de ce réarmement, Olaf Scholz s'est récemment rendu en Basse-Saxe sur le site où l’entreprise Rheinmetall construit une usine de fabrication d'obus. Les principaux partis sont désormais convaincus de la nécessité d'une défense robuste. Roderich Kiesewetter, député CDU, a même proposé de porter de 100 à 300 Mds € le "fonds spécial" destiné à rééquiper la Bundeswehr. Le ministre de la Défense, Boris Pistorius, l'une des personnalités politiques les plus appréciées des Allemands depuis sa nomination, a jugé préférable un financement pérenne de la Bundeswehr car, a-t-il dit, il fallait se préparer à des décennies de confrontation avec la Russie.

Quelques jours après que, dans sa tribune au WSJ, Olaf Scholz a marqué la nécessité pour l'Alliance atlantique de maintenir une "dissuasion et une défense crédibles", Donald Trump prévenait les États membres de l'OTAN que, s'il revenait à la Maison Blanche, les États-Unis ne fourniraient pas d'assistance militaire aux mauvais payeurs qui ne respectaient pas l'objectif des 2 % et qu'il encouragerait même la Russie à les attaquer. Propos irresponsables, qui "font le jeu de la Russie", a réagi le Président Steinmeier. Ces derniers temps, le révisionnisme russe et la perspective d'une réélection de D. Trump ont relancé le débat sur la question nucléaire. En décembre dernier, Joschka Fischer soulignait la nécessité pour les Européens de "rétablir une capacité de dissuasion", car "aussi longtemps que nous avons un voisin comme la Russie, qui est mue par l'idéologie impériale de Poutine, nous ne pouvons renoncer à dissuader cette Russie".

"Aussi longtemps que nous avons un voisin comme la Russie, qui est mue par l'idéologie impériale de Poutine, nous ne pouvons renoncer à dissuader cette Russie".

L'ancien ministre des Affaires étrangères, membre du parti des Verts, plaidait non seulement en faveur de l’accroissement des moyens conventionnels - dont l'augmentation, notait-il au passage, n'était pas compatible avec le respect de l'équilibre budgétaire – il soulignait également que l'UE devait affronter la "question la plus difficile" et se doter de l'arme nucléaire.

La dissuasion nucléaire fait ouvertement débat

Fin janvier, c'est Manfred Weber, membre de la CSU bavaroise et président du Parti populaire européen (PPE), qui considérait que, indépendamment du résultat de l'élection présidentielle américaine, l'UE devait assurer son autonomie en matière de politique étrangère et de défense. Il faisait de la "dimension européenne d'une capacité nucléaire" un objectif "à long terme". Dans l'immédiat, le président du PPE invitait à considérer l’offre de dialogue d’Emmanuel Macron et à examiner de quelle manière l'arsenal nucléaire français pourrait s'intégrer dans les structures européennes. Manfred Weber se prononçait aussi pour l'ouverture d'un "dialogue constructif" avec les Britanniques, qui éprouvent des difficultés à financer leur appareil de défense. Dans un entretien à die Zeit, Olaf Scholz jugeait en revanche inopportune cette discussion, il était en effet "très important de poursuivre la coopération transatlantique", le maintien des arrangements en vigueur au sein de l'OTAN - le "partage nucléaire" - aux termes desquels des avions allemands peuvent acheminer sur leurs cibles des bombes américaines, lui apparaissant comme une voie "plus réaliste".

Les dernières déclarations de D. Trump donnent une ampleur inédite à cette discussion sur la dissuasion nucléaire. Ancien ministre SPD de l'Économie et des Affaires étrangères, Sigmar Gabriel estime à son tour que "l'UE doit disposer d'une dissuasion crédible" avec une "composante nucléaire", car, "à terme, la protection américaine va prendre fin". "Je n'aurais jamais pensé devoir réfléchir à ce sujet", admet l'ancien président du SPD, mais "le débat doit commencer maintenant", il nécessite, d'après lui, "une grande offensive stratégique de la part de l'Allemagne et de la France, si possible avec les Britanniques, pour répondre à ces questions". "Mon inquiétude, écrit Sigmar Gabriel, est que nous n'ayons pas encore pris vraiment conscience de la menace" qui plane sur l'Europe, il en veut pour preuve ceux qui, au sein même du SPD, critiquent l'ancien Président fédéral J. Gauck favorable à un accroissement de l'aide à l'Ukraine, ou qui rejettent l'objectif des 2 % du PIB alloués à la Défense. Au lendemain des déclarations de D. Trump, Christian Lindner prend à son tour la plume. Il est de plus en plus clair que l'époque de l'après-guerre froide, qui a garanti la sécurité, la stabilité et la prospérité de l'Allemagne, est révolue et que le pays doit maintenir son effort de défense dans la durée, ce qui impliquera de gros efforts financiers, explique le ministre fédéral des Finances. L'alliance avec les États-Unis demeure le fondement de notre sécurité, écrit-il, néanmoins, les membres européens de l'OTAN doivent endosser plus de responsabilités et rendre leurs industries de défense plus efficaces. Les armes nucléaires françaises et britanniques contribuent déjà à la sécurité de l'Alliance, note Christian Lindner, qui mentionne les offres de dialogue faites dans le passé par Emmanuel Macron, et réitérées récemment à Stockholm, il y voit une incitation à réfléchir au rôle de la force de dissuasion française comme "composante de la sécurité européenne sous le toit de l'OTAN".

Mais ce sont les déclarations de Katarina Barley, tête de liste du SPD aux prochaines élections européennes, qui vont enflammer le débat. Dans un entretien au Tagesspiegel, cette ancienne ministre fédérale de la Justice estime que la question d'une capacité nucléaire de l'UE mérite d'être posée, suggestion qui reçoit un accueil très mitigé.

Les dernières déclarations de D. Trump donnent une ampleur inédite à cette discussion sur la dissuasion nucléaire.

Boris Pistorius juge préférable d'éviter une discussion publique sur ce sujet sensible, considérant que la garantie nucléaire américaine restait solide. Comme plusieurs parlementaires des partis de la coalition (Verts, FDP), Lars Klingbeil, co-président du SPD, met plutôt l’accent sur une européanisation des industries d'armement. Souscrivant à cette proposition, Marie-Agnes Strack-Zimmermann, tête de liste du FDP aux élections européennes, met en garde contre des discussions de "café du commerce". Dans l'opposition, les experts de la CDU se montrent très critiques à l’égard d’un débat qui risque d’accentuer les doutes sur la solidité du lien transatlantique. "Dans la situation actuelle de crise internationale, nous avons besoin, non pas d'alarmisme, mais de décisions rationnelles", déclare Johann Wadephul, qui reproche à Katarina Barley de "faire totalement l'impasse sur la marque unique de confiance des États-Unis envers leurs alliés que constitue le "partage nucléaire" ". Le maintenir doit être "le but suprême de tout gouvernement fédéral", souligne le député chrétien-démocrate. Les États européens sont incapables de se substituer en quelques années au parapluie nucléaire des États-Unis, affirme son collègue Roderich Kiesewetter. La Russie sera gagnante d’une discussion publique sur le découplage Europe/États-Unis, poursuit-il. À tous égards, ce débat est "irréel", tranche Norbert Röttgen, ancien président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag.

Les différentes options suscitent nombre d’interrogations

Il y a pourtant urgence, souligne Berthold Kohler, l'un des éditeurs de la FAZ, car, à la différence des dirigeants soviétiques, Vladimir Poutine ne se satisfait pas du statu quo, il entreprend ses conquêtes territoriales sous la menace explicite de l'arme nucléaire, chantage efficace, note-t-il. Soucieux d'éviter toute escalade et une frappe nucléaire russe, le gouvernement fédéral exclut l'envoi de troupes en Ukraine, comme l'y autorise pourtant le droit international, il se refuse jusqu'à présent à livrer des missiles Taurus. Berlin demeure enclin à relativiser la menace que ferait peser un retour de Donald Trump sur la solidarité transatlantique, ce faisant, estime Berthold Kohler, il "joue à la roulette américaine avec la sécurité de l'Allemagne", car D. Trump n'est que l'incarnation la plus extravagante de la tendance américaine à un désengagement progressif du continent européen. L'éditorialiste de la FAZ rappelle que les doutes sur la détermination des États-Unis à défendre les alliés européens ont surgi dès les années 1960 avec la doctrine de la "riposte graduée". Aussi Berthold Kohler appelle les Européens à procéder sans retard à un réarmement conventionnel massif, mais aussi à se doter d'un arsenal nucléaire afin de rétablir "l'équilibre de la terreur" en Europe. L'UE ne peut échapper à la spirale du réarmement, fait aussi valoir le politologue Herfried Münkler. En attaquant l'Ukraine, qui avait renoncé à ses armes nucléaires en contrepartie de garanties de sécurité (mémorandum de Budapest), Vladimir Poutine ôte toute crédibilité à la stratégie de non prolifération, comme le montrent les exemples de la Corée du nord et de l'Iran, souligne ce spécialiste de géopolitique, qui invite lui aussi les Européens à acquérir une capacité nucléaire.

À la différence des dirigeants soviétiques, Vladimir Poutine ne se satisfait pas du statu quo, il entreprend ses conquêtes territoriales sous la menace explicite de l'arme nucléaire.

Les experts des questions stratégiques envisagent trois options. Doter l'Allemagne d'un arsenal nucléaire apparaît comme une hypothèse peu réaliste. Outre la tradition pacifiste et les peurs qu'il pourrait susciter à l'étranger compte tenu de son histoire, Peter Rudolf rappelle que l'Allemagne est signataire du Traité de non prolifération (1968) et du Traité de Moscou (1990), qui règle les aspects extérieurs de la réunification, par lequel elle renonce aux armes nucléaires, biologiques et chimiques.

D’ores et déjà, la presse russe agite ce spectre. À l'instar de Katarina Barley, Herfried Münkler propose de mettre sur pied dès que possible un arsenal nucléaire européen, qui marquerait "une étape décisive vers une autonomie stratégique et l'acquisition d'une capacité de dissuasion". Le politologue évoque la mise en commun des armes nucléaires dont pourraient disposer les grands États membres de l'UE (France, Allemagne, Pologne, Espagne, Italie), le "bouton nucléaire" circulant entre ces capitales. Schéma jugé peu réaliste, notamment par Markus Kaim, qui impliquerait que les États financent un dispositif sur lequel ils n'auraient pas la main et dont la construction nécessiterait beaucoup de temps et d'argent. Ce projet supposerait en outre une analyse commune de la menace, ainsi qu'une profonde réforme des institutions européennes, en réalité la création d'un État fédéral, disposant de la légitimité nécessaire, explique Joachim Krause.

L'extension au profit des autres États européens des capacités de dissuasion britanniques et françaises est considérée par des experts comme Joachim Krause et Markus Kaim comme la voie la plus praticable, Londres et Paris endossant, au sein de l'OTAN, le rôle de "puissance garante" assuré jusqu'à présent par Washington. Depuis 2020, Emmanuel Macron a plaidé sans succès auprès de ses partenaires européens, allemands notamment, pour l'ouverture d'un "dialogue stratégique" afin d'examiner le rôle possible de la dissuasion française au service de la sécurité collective. À la différence du Royaume-Uni, qui a développé ses armes nucléaires avec les États-Unis et les a intégrées dans l'OTAN, la force de frappe française a été bâtie de manière autonome et la France n'est pas membre du Groupe des plans nucléaires de l'OTAN. Cette option suscite néanmoins plusieurs interrogations. La disparité entre les capacités françaises et britanniques d'une part et russes d'autre part - le rapport est de 1 à 10 - rendrait nécessaire un accroissement substantiel des arsenaux de Londres et de Paris, qui serait financé par leurs partenaires, alors que le Président français laisse entendre que, le cas échéant, la décision d'emploi demeurerait nationale. En outre, la défense de l'Europe serait soumise aux aléas de la vie politique britannique et française, observent les experts allemands, qui évoquent l'hypothèse d'une arrivée au pouvoir de Marine Le Pen.

À l'issue de la conférence sur la sécurité de Munich, qui vient de s’achever, la FAZ dresse un bilan sévère de la politique de défense allemande sept ans après qu'Angela Merkel a appelé les Européens à "prendre leur destin en main". L'objectif des 2 % n'a toujours pas été respecté, y compris depuis l'invasion de l'Ukraine - il sera atteint en 2024 au prix "d'artifices comptables" - et l'UE est incapable de répondre aux demandes les plus élémentaires des Ukrainiens, par exemple en matière d'artillerie, souligne le quotidien. Avant que les Européens ne disposent d’une dissuasion nucléaire, ils pourront toujours demander à D. Trump le prix de la location du parapluie nucléaire américain, ironise le journal.

La disparité entre les capacités françaises et britanniques d'une part et russes d'autre part - le rapport est de 1 à 10 - rendrait nécessaire un accroissement substantiel des arsenaux de Londres et de Paris.

Copyright image : Odd ANDERSEN / AFP

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