AccueilExpressions par Montaigne[Le monde de Trump vu d’Indonésie] - Dino Patti Djalal "Le monde n’a pas besoin d’être soumis...La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Asie États-Unis et amériques15/07/2025ImprimerPARTAGER[Le monde de Trump vu d’Indonésie] - Dino Patti Djalal "Le monde n’a pas besoin d’être soumis à un ‘leader’"Auteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Découvreznotre série Le monde de TrumpL'Indonésie, pays invité d'honneur de la France au défilé du 14 Juillet, est sous le coup des menaces douanières de l'administration Trump. Le pays, première économie d'Asie du Sud-Est, et autrefois l'hôte de la conférence de Bandung cultive aujourd'hui des alliances multiples : lune de miel avec l'Europe, membre des BRICS et de l'ASEAN, relations avec la superpuissance chinoise. Pour Dino Patti Djalal, ancien ambassadeur d'Indonésie à Washington, le retrait des États-Unis n'est pas nécessairement un mal, mais plutôt une occasion pour les puissances moyennes de s'affirmer, comme il l'expose dans ce second entretien mené par Michel Duclos avec Soli Özel.Institut Montaigne - Vous aviez appelé votre pays à résister à la pression de Trump : comment caractériser la relation entre l’Indonésie et les États-Unis ? Plus largement, entre l’ASEAN et la nouvelle administration Trump ? Dino Patti Djallal - La récente visite du ministre de l'Économie Airlangga Hartarto à Washington résume bien la situation. Donald Trump menace de nous imposer des barrières douanières de 32 %, et une surtaxe de 10 % si, d’ici le 1er août, nous n’avons pas trouvé d’accord. Les échanges ont été relativement productifs et ont abouti à un accord signé le 7 juillet, aux termes duquel Jakarta s’engage notamment à importer du blé américain à hauteur de 1,25 milliard de dollars. L’Indonésie - elle n’est pas la seule - est toutefois confrontée à la très faible réceptivité de l’administration Trump. Se ménager des accès aux décideurs est une gageure : or, les discussions, techniques par nature, ne peuvent être menées que si les envoyés indonésiens, aussi conciliants soient-ils, trouvent une oreille attentive chez leurs homologues. Le président américain nous reproche des barrières excessives à l’importation de biens américains (il avance le chiffre de 64 %...). Il est vrai que les États-Unis sont notre deuxième partenaire le plus important, derrière la Chine, et que le déficit commercial des États-Unis avec l'Indonésie a atteint 17,9 milliards de dollars américains en 2024 (une augmentation de 5,4 % par rapport à 2023). Donald Trump reproche surtout à l’Indonésie d'appartenir aux BRICS et s’inquiète de tentatives faites pour s’émanciper du dollar : en représailles, tous les membres des BRICS sont menacés d'une surtaxe de 10 % à compter du 1er août. Mais les conditions posées par la Maison-Blanche sont floues, imprécises, ce qui rend difficile de s’y conformer ! Sans compter qu’elles sont énoncées dans un style dénué de la courtoisie la plus élémentaire, la lettre adressée par M. Trump au président Subianto en témoigne. Certes, les États-Unis sont un pays souverain, et leurs choix stratégiques, en tant que tels, sont difficilement contestables, d’autant plus que l’Indonésie a noué avec eux un "partenariat stratégique global" de première importance. Nous avons par ailleurs des partenariats stratégiques, ou des partenariats globaux, mais seuls les États-Unis cumulent les deux. Le 12 novembre 2024, Joe Biden avait reçu son homologue indonésien pour conforter cette alliance, le secrétaire d'État Marco Rubio a semblé aller en ce sens lors des déclarations faites le 22 janvier, mais cela reste à confirmer. Il nous faut d’urgence trouver d'autres partenaires commerciaux. L’Union européenne paraît un allié d’autant plus souhaitable : un accord de coopération économique entre l’Indonésie et Bruxelles était resté en souffrance depuis 2016, il devrait être signé dans le courant du mois.ne surestimons pas l’influence de Washington. Les États-Unis sont un partenaire important, qui n’est ni le seul ni le plus premier. Nos échanges commerciaux avec la Chine sont cinq fois plus gros. L’Indonésie ne va pas s’effondrer et n’est pas suspendue aux décisions prises à la Maison-Blanche.Mais ne surestimons pas l’influence de Washington. Les États-Unis sont un partenaire important, qui n’est ni le seul ni le plus premier. Nos échanges commerciaux avec la Chine sont cinq fois plus gros. L’Indonésie ne va pas s’effondrer et n’est pas suspendue aux décisions prises à la Maison-Blanche.IM - Il faut donc s’attendre à un approfondissement des relations avec la Chine ? DP - Oui, mais pas seulement : j’ai parlé de l’Europe, avec qui nous sommes en pleine lune de miel. Emmanuel Macron s'est rendu en visite d’État en Indonésie les 28 et 29 mai, et Prabowo Subianto est l’invité d’honneur du défilé du 14 juillet. Il se rendra également en Allemagne et à Bruxelles. Notre Président avait pu marquer des réserves sur la relation avec l’Europe avant d’être élu mais les signaux sont désormais très différents. Il ne s’agit pas non plus de minimiser les relations avec la Chine, qui se revendique comme le contraire exact des États-Unis : alors même que Donald Trump a coupé les visa étudiants pour les étrangers, Pékin a annoncé que tous les étudiants asiatiques pourraient bénéficier d’un visa de cinq ans pour mener leurs études en Chine. En Indonésie, et plus largement en Asie du Sud-Est, l’opinion publique et les décideurs ont changé d’état d’esprit. Les États-Unis sont restés au centre durant plusieurs décennies, mais c’est terminé et nous considérons désormais que c’est la Chine qui est la superpuissance. Tous les pays de la région sont pleinement conscients que la Chine ne pourra pas être contenue : avec une croissance économique en plein expansion - certes, Pékin a aussi ses difficultés mais le pays se développe continûment, accroît son budget militaire, ses capacités de projection, son réseau diplomatique, sa stratégie d’influence et son positionnement leader dans les technologies, sans commune mesure avec la Russie, le Japon ou l’Union européenne. Nous sommes réalistes : nous constatons cette expansion, et ne pouvons pas l’empêcher - ce n'est d’ailleurs pas notre dessein. La seule chose à faire est d’y faire face et de nous y ajuster. IM - Cela vous inquiète-t-il ? DP - Cela pourrait nous inquiéter, si un ensemble de trois conditions se réalisaient : Si la Chine contractait des alliances militaires comparables à l’Alliance atlantique. Si le nationalisme chinois se développait au point de devenir source d’insécurité, dans le contexte de la montée généralisée du populisme. Si Pékin était prise d’un projet hégémonique qui se traduisait par des sphères d’influence.Devenir une superpuissance stratégique va souvent de pair avec acquérir un super ego stratégique…. Il faut voir comment la Chine ajustera sa vision du monde, notamment en Mer de Chine méridionale. Le monde n’a plus grand chose à voir après l’ordre qui prévalait dans l’après 1945 : il est perturbé par de nouveaux acteurs, qui ont de nouvelles capacités. L’Inde, ou l’Indonésie, en sont conscientes. Mais que nous ayons besoin de réformer ce vieil ordre international ne signifie pas qu’il faille le remplacer du tout au tout.IM - Justement ! Est-ce cela a du sens, du point de vue des États-Unis, d’antagoniser les alliés au lieu de les renforcer ?DP - Les États-Unis nous ont surpris par l’agressivité et la rapidité avec laquelle ils prenaient leurs décisions… Mais qui serait susceptible de prendre le leadership à leur place sur les enjeux globaux - climat, santé, questions migratoires, commerce ? 70 % du budget de l’OMC venait des États-Unis… Le rapport de force joue à 100 % en faveur des États-Unis. Toutefois, une chose échappe à Washington, dont il serait paradoxalement naïf de minimiser l’importance : on ne peut pas forcer le respect. Si l’Indonésie peut se plier aux desiderata de la Maison-Blanche, sous le coup de l’intimidation ou de l'humiliation (que l’on songe aux scènes brutales confrontant, dans le Bureau Ovale, Volodimir Zelenski - le 28 février - ou Cyril Ramaphosa - le 21 mai - au président américain), elle ne considère pas les États-Unis comme un pays ami, ni comme un partenaire de confiance. Or, perdre le respect de ses partenaires, c'est perdre un avantage stratégique.La méthode Trump va peut-être fonctionner au début, parce que de nombreux pays ont une attitude d’évitement et répugnent à une approche conflictuelle, mais à condition que la Maison-Blanche ne franchisse pas une certaine limite. Nous avons aussi notre orgueil : il y aura un point de non-retour.La méthode Trump va peut-être fonctionner au début, parce que de nombreux pays ont une attitude d’évitement et répugnent à une approche conflictuelle, mais à condition que la Maison-Blanche ne franchisse pas une certaine limite. Nous avons aussi notre orgueil : il y aura un point de non-retour. Quand ? La question reste pendante, mais les États-Unis feraient bien de l’avoir à l’esprit.IM - De quelles alternatives dispose Jakarta ? DP - Nous veillons à ce que la région reste libre de toute hégémonie et sur ce point, le consensus est total parmi les pays de l’ASEAN, où aucun pays n’a la main, l’Indonésie y compris - alors même que nous représentons le plus grand poids démographique et que notre économie est la première de la région. Mais si nous pratiquons cette "tempérance hégémonique", pleinement assumée et consentie d’ailleurs, ce n’est pas pour laisser à d’autres le droit de nous dominer ! Notre politique "Asia First" s’attache à développer un partenariat stratégique avec la Chine qui ne soit pas à nos dépends. Les pays de l’ASEAN, et plus spécifiquement l’Indonésie, sont des "hedging powers", des puissances d’équilibre. IM - La région ne comporte pas seulement les pays de l’ASEAN il faut aussi compter avec l’Inde, la Corée du Sud, l’Australie, le Japon … Autant de pays qui étaient alliés aux États-Unis ! DP -L’Indonésie cultive ses alliances avec les puissances moyennes, quelles que soient leur catégories, des puissances moyennes "charnières", ou stratégiques (l’Inde - qui se positionne en leader du Sud Global, les puissances moyennes "normales" ou les puissances moyennes "en rattrapage" (que ce soit le Mexique sous la présidence d’Andrés Manuel López Obrador - 2018-2024, qui avait manifesté très peu d'ambitions géopolitiques, ou le Brésil - bien qu’en termes de poids économique, le pays pourrait se prévaloir de davantage d’influence). Dans les deux ou trois prochaines décennies, face aux deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine, une multitude de puissances moyennes vont s’affirmer (jusqu’à la Mongolie, pour n’en citer qu’un), dans un monde profondément asymétrique. L’Indonésie, pour la première fois, se trouve dans une configuration de multilatéralisme multioption qui lui convient très bien. La difficulté des relations entre l’Europe et les États-Unis, dont on ne sait pas dans combien de temps elle se résoudra, est une opportunité pour les puissances moyennes du Sud de se tourner vers les puissances moyennes du Nord, comme la Troisième Voie prônée par Emmanuel Macron y invite. IM - Donald Trump accélère-t-il ce rapprochement ? Ou au contraire ne favorise-t-il pas une politique de sphères d’influence qui compromettrait ce genre d’alliances ? Quels que soient les choix de Donald Trump, il renforce la tendance de troisième voie. Les États-Unis de cette administration nous prouvent que tout ne dépend pas d’eux.DP - Quels que soient les choix de Donald Trump, il renforce la tendance de troisième voie. Les États-Unis de cette administration nous prouvent que tout ne dépend pas d’eux. Ils étaient une super puissance, les garants de l’ordre du monde, mais l'Indonésie va augmenter ses dépenses de défense, veiller à ses investissements pour gagner en indépendance stratégique. Que les États-Unis se retirent, est-ce un mal ? Le monde n’a pas besoin d’être soumis à un "leader". Il nous suffit de conserver le contrôle sur nos intérêts stratégiques.IM - Que retenir du sommet des BRICS ? DP - L’Indonésie a tout intérêt à être membre des BRICS, tant que ce groupement s’en tient à sa vocation économique et ne devient pas un club géopolitique. L’Indonésie multiplie les appartenances : OCDE (négociations d'adhésion entamées en 2024), CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership, avec 11 pays de la zone Pacifique - l'Australie, le Brunei, le Canada, le Chili, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam), RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership, avec les 15 pays de l’ASEAN et l'Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande), les BRICS où nous sommes formellement entrés en janvier 2025… Et nous n’avons pas rejoint les BRICS pour nous concilier la Chine ou profiter d'échanges commerciaux Pékin : nous pouvons, pour cela, procéder bilatéralement. Nous serions très réticents à voir les BRICS s’afficher comme un bloc anti-occidental. Au contraire, nous voulons jouer le rôle de tête de pont entre ses États-membres, l’Ouest et les superpuissances émergentes comme la Chine ou la Russie, sans nous aligner ni nous soumettre. Propos recueillis par Hortense MiginiacCopyright image : Alan DucarreImprimerPARTAGERcontenus associés 15/07/2025 [Le Monde de Trump vu par lui-même] - Walter Russell Mead "Trump est l'ambi... Michel Duclos 07/08/2024 [Moyennes puissances] - Le côté de l’Australie et de l’Indonésie Michel Duclos