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06/08/2025
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[Le Monde de Trump] - Inde : "La théorie du déclin des États-Unis est une plaisanterie"

[Le Monde de Trump] - Inde :
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie
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Le Monde de Trump

Jusqu’à l’ultime moment, Delhi a attendu un compromis avec Washington : à la place, 25 % de droits de douane frappent les biens indiens. Comment la 5e puissance économique mondiale, qui appartient à la fois aux BRICS et au Quad (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, avec les États-Unis, l’Australie et le Japon) se positionne-t-elle face à la Maison-Blanche de Donald Trump? Le partenariat indo-européen en sort-il renforcé ? Dans ce septième épisode de la série [Le Monde de Trump], Michel Duclos, François Godement et Soli Özel s’entretiennent avec Raja Mohan, professeur à l'Institut d'études sud-asiatiques de l'Université nationale de Singapour.

Institut Montaigne - Comment l’Inde réagit-elle à la guerre commerciale menée depuis la Maison-Blanche ? Quels impacts peut-on en attendre sur l’économie et la politique indiennes ? 

L’Inde avait anticipé la guerre commerciale et avait pleinement conscience que les barrières douanières seraient un enjeu absolument majeur sous le nouveau gouvernement Trump. Elle était préparée à mener des négociations serrées, d’autant plus qu’elle avait tiré les leçons de l'expérience 2016-2020. Dans son ouvrage No Trade Is Free, Robert Lighthizer (représentant au Commerce des États-Unis entre 2017 et 2021), qui retrace l’histoire de la politique douanière américaine sur quarante ans, reconnaît d’ailleurs en l’Inde un négociateur difficile. Symétriquement, Donald Trump aussi est mieux préparé. Il a annoncé que les droits de douane à l’encontre de l’Inde s’élèveraient à 26 %, avec une surtaxe sur l’acier et l’aluminium. L’enjeu est considérable : l’excédent commercial (biens et services) de l’Inde avec les États-Unis s'élève à 46 milliards de dollars. Delhi a répliqué, dès le 26 mai, pour menacer d'augmenter les droits de douane sur un ensemble de produits américains. 

Le 13 février, Narendra Modi et Donald Trump avaient pourtant publié une déclaration commune qui annonçait le renforcement de la coopération entre les deux pays dans différents domaines, et s’étaient engagés à négocier un accord sans temporiser. L’Inde a d’ailleurs lancé les discussions sur le sujet la semaine même qui a suivi la rencontre. Depuis le Liberation Day du 2 avril, c’est d’ailleurs Delhi qui a été l’une des capitales les plus proactives du monde pour mener les négociations. L’accord devait aboutir le 9 juillet, ainsi que Scott Bessent, le Secrétaire au Trésor, l’avait laissé entendre ; l’Inde a attendu jusqu’au dernier moment une annonce en ce sens, rien n’est venu : au contraire, l’Inde s’est vu soumise à 25 % de droits de douane, ainsi que des droits supplémentaires pour sanctionner les liens qui unissent Delhi et Moscou. Le coup est rude, mais l’Inde ne donne pas dans l’escalade et espère toujours que les négociations reprendront. 

Le coup est rude, mais l’Inde ne donne pas dans l’escalade et espère toujours que les négociations reprendront.

Le problème, avec Donald Trump, est qu’il est absolument convaincu que le poids commercial des États-Unis doit se convertir en chantage politique. Il considère, par exemple, qu’il faut "punir" les pays qui ont rejoint les BRICS en les faisant payer davantage, ou le Brésil, menacé de droits de douane additionnels de 50 % à cause de la mise en accusation de Jair Bolsonaro, jugé pour sa tentative de coup d’État de 2022. 

IM - Peut-on considérer que l'administration Trump II mène une politique spécifique à destination de l’Inde ? L’Inde est-elle un partenaire stratégique et est-elle considérée comme un contrepoids face à la Chine ? 

Les négociations commerciales restent un enjeu central, mais une des principales difficultés de ce second mandat Trump se situe au niveau du personnel gouvernemental qui gravite autour du Président. On observe, pour le reste, d’importantes continuités avec le premier mandat : l’accent porté sur l’Indo-pacifique, la Chine érigée en défi stratégique prioritaire… La présidence de Joe Biden avait poursuivi la voie tracée par Trump I. La déclaration entre États-Unis et Inde du 13 février met en avant tous les points de convergence qui permettent d’avancer de manière constructive : on pourrait penser que les questions commerciales restent, finalement, assez secondaires

Mais ce serait une illusion : Donald Trump perçoit peut-être la Chine, et la Russie, comme de potentielles alliées, en même temps que des rivales, et ceci nous oblige à ne pas sous-estimer le changement profond de sa doctrine, quelles que soient les apparences. Donald Trump a une approche duelle avec la Chine : d’un côté, il tient à contrebalancer le poids de Pékin. D’un autre, il semble prêt à négocier. Tout dépendra donc de la hiérarchie qui sera faite entre la politique commerciale et les enjeux de défense, aussi bien en Europe qu’en Asie. 

Or Donald Trump, qui hésitait peut-être encore en 2016, paraît avoir tranché en faveur des enjeux commerciaux, qu’il place désormais nettement au-dessus des questions de sécurité. Les Asiatiques commencent à en prendre la mesure. La campagne du Premier ministre japonais Shigeru Ishiba pour les élections sénatoriales de son pays, qui se sont tenues le 20 juillet (et que son parti a perdues) est à cet égard très révélatrice : il n’a eu de cesse de parler d’"autonomie stratégique". Qu’un Japonais en vienne à parler comme un Français montre à quel point le monde a changé…

Donald Trump, qui hésitait peut-être encore en 2016, paraît avoir tranché en faveur des enjeux commerciaux, qu’il place désormais nettement au-dessus des questions de sécurité.

Donald Trump ne s’inquiète plus de la qualité de ses relations avec les alliés les plus anciens des États-Unis, Japon, Corée du Sud, Australie - qui est pourtant un pays anglo-saxon et un allié loyal. Anthony Albanese, le Premier ministre australien, s’est d’ailleurs rendu en visite officielle en Chine du 12 au 18 juillet …

La prédominance des questions commerciales, et l’obsession que les États-Unis d’obliger leurs alliés à dépenser 3,5 % de leur PIB en défense, pourraient leur être préjudiciables. Les Japonais et les Australiens ont d’ores et déjà annoncé que cet objectif était pour eux irréaliste - il n’y a que les Européens pour se précipiter et convertir leurs dépenses d’éducation en budgets militaires ! Historiquement, les États-Unis mettaient leur politique commerciale au service de leurs alliances stratégiques, mais il semble désormais que leurs alliances soient conditionnées à leurs gains commerciaux.

La situation est différente en Inde, parce qu’elle n’est pas un allié historique des États-Unis : les Indiens ne sont pas sous le choc comme peuvent l’être les Européens ou les Japonais. Il faut négocier les droits de douanes ? Et bien nous les négocierons. Il ne s’agit pas, pour une puissance indépendante telle que l’Inde, de tenter d’amadouer les États-Unis en arguant de je ne sais quelle relation d’amitié ancienne. Il n’y a aucun changement structurel dans la relation américano-indienne. Certes, Delhi va chercher plus d'opportunités avec les Européens. Certes, Delhi s’inquiète du réchauffement entre Washington et Islamabad : alors qu’il était un pays-ennemi, accusé d’être du côté de l’Afghanistan, Donald Trump semble désormais considérer le Pakistan avec plus de bienveillance. Loin que, comme en 2019 lors des événements au Jammu-et-Cachemire, il l’accuse d'être responsable du conflit, il a appelé Delhi et Islamabad à rouvrir le dialogue sans prendre parti après les attaques terroristes perpétrées le 7 mai au Cachemire. Narendra Modi en a été très mécontent et a fortement dénoncé la position des États-Unis, qu’il accuse de renvoyer dos-à-dos Inde et Pakistan. Mais tout cela reste assez marginal dans l’équilibre bilatéral. Donald Trump voudrait apparaître en "faiseur de paix" et la visite récente, en avril dernier, du gendre du fils de Steve Witkoff, Zachary Witkoff, à Islamabad, autour d'enjeux de finances digitales [Zachary Witkoff est le fondateur de la société de cryptomonnaie World Liberty Financial, dont la famille Trump détient 60 % du capital], peut expliquer un réchauffement circonstanciel de la Maison-Blanche mais cette dernière n’a pas réellement le choix de se ranger du côté de Delhi ou du côté d’Islamabad : le rapport de force économique est infiniment en notre faveur - d’autant que le Pakistan a ses propres problèmes avec la Chine ! Les vues de Delhi et Washington sont avant tout convergentes; nous nous retrouvons en particulier autour de la question chinoise. L’administration Trump II ne rompt pas avec les précédentes : le président Bush et la guerre contre la terreur en Afghanistan, le pivot asiatique de Barack Obama, la stratégie indopacifique de Trump I, Biden, qui avait aussi identifié la Chine comme son adversaire principale… 

IM - En Europe, le débat est assez vif entre ceux qui prônent une posture offensive et ferme - au motif que Donald Trump considérerait toute volonté d’apaisement comme un signe de faiblesse et durcirait encore ses exigences -, et ceux qui privilégient la conciliation. Comment l’Inde se positionne-t-elle ? 

RM -L’Inde considère qu’une posture conciliante est pour l’instant la meilleure à adopter, mais il ne faudra pas que cela dure trop longtemps et nous sommes prêts à répliquer avec toute la dureté nécessaire. L’opinion publique y est aussi préparée.

La guerre commerciale n’est pas le seul enjeu qui nous occupe cependant : il y a la Chine, avec le risque que l’Inde devienne un marché de substitution.

La guerre commerciale n’est pas le seul enjeu qui nous occupe cependant : il y a la Chine, avec le risque que l’Inde devienne un marché de substitution. Cependant, les relations avec Pékin, d’une part, et avec Washington, d’autre part, ne sont pas immédiatement reliées. Nos stratégies vis-à-vis de l’un et l’autre sont distinctes. La Chine importe peu depuis l’Asie, et l’Asie dépend beaucoup des États-Unis pour ses exportations.

La balance commerciale est très déséquilibrée. Cela pose un problème considérable. La levée des barrières douanières en Asie n’est pas une expérience concluante et l’Inde ne souhaite pas développer outre-mesure le libre échange avec l’Asie. Les mesures protectionnistes ne sont néanmoins pas toujours la solution : nous cherchons des partenaires commerciaux, comme le montrent les accords conclus avec l’Australie (en avril 2022), tout récemment avec le Royaume-Uni (le 24 juillet) et avons tout intérêt à nous allier avec les Européens : les économies indienne et européenne sont complémentaires alors que les économies indiennes et asiatiques sont concurrentes… Certains idéologues socialisants poussent des doctrines laissant croire que "tous les Asiatiques sont frères" : appliqué à l’économie, ce beau principe serait désastreux ! Le risque pour notre sécurité provient, d'abord et avant tout, de la Chine, et des terrains d’entente sont donc possibles avec les Européens. Pour le reste, nous attendons de voir comment les positions américaines vont évoluer. 

Là où l’Inde doit prudemment suspendre son jugement, c’est sur le possible changement entre Washington et Moscou : le principe de continuité pourrait bien ne pas prévaloir.

IM - C’est un point capital : on observe une sorte de divorce entre les buts géopolitiques de cette administration - empêcher la Chine de construire son hégémonie - et sa politique commerciale, qui revient à antagoniser les alliés des États-Unis. Les deux objectifs sont-ils conciliables? De plus, vous soulignez la continuité de la politique américaine, mais relevons une vraie rupture : l’administration de la Maison-Blanche (le Conseil national de sécurité) comme le Département d’État apparaissent historiquement faibles. Si les chancelleries ne parviennent pas à s’adresser directement à Donald Trump ou à Steve Witkoff, aucune décision n’aboutit.

RM - Vous savez, en politique, rien ne dure… Le mode de fonctionnement du pouvoir trumpien ne nous semble pas tellement exotique, à nous Indiens : le mode de gouvernance de Narendra Modi, qui a la mainmise sur son parti, lui ressemble un peu. Surtout, rappelons une chose : le pouvoir de Trump dépend d’une majorité ténue, au Sénat comme au Congrès. Cette majorité survivra-t-elle au-delà des mid-terms ? C’est peu probable. Le moment politique américain actuel n’est peut-être - sans doute même ! - qu’une passade. Les MAGA veulent démolir l’administration - l’"État-profond" - mais les résistances sont fortes et les dissensions, qu’on observe déjà, vont croître. Il n’y a qu’à laisser la situation intérieure des États-Unis pourrir, et attendre… 

IM - La montée de l’illibéralisme vous semble-t-elle être un facteur à prendre en compte, y compris en Inde ? 

RM -Les Occidentaux estiment qu’ils ont le droit de juger les autres démocraties et sont toujours les premiers à donner des leçons. Mais quand les Occidentaux prétendent améliorer la situation chez les autres, ils ajoutent au chaos. Regardez en Irak ! En Afghanistan ! Il faut mettre fin à l’idéologie de la civilisation messianique, et que chacun livre les batailles qui le concernent. D’autant plus que les démocraties occidentales sont loin d’être à la hauteur de leurs beaux discours : les États-Unis prêchent la bonne parole depuis des décennies mais leur démocratie est dévorée par le racisme et les inégalités... Personne n’ose leur renvoyer le miroir parce qu’ils sont les plus forts. Sur ce point-là, je mets d’ailleurs les Européens et les Américains dans le même sac. Mais il serait temps que chacun reconnaisse ses limites avec plus d’humilité, se préoccupe de sa politique intérieure et cesse de donner des conseils de démocratie aux autres

Maintenant qu’ils sont concurrencés et mis en difficultés, tout d’un coup ils s’intéressent à la situation des droits de l’homme...

Notre démocratie, en Inde, est notre affaire. Sans compter que, assez ironiquement, les Occidentaux n’ont pas hésité à traiter avec Pékin, Moscou ou les autocrates du continent africains, tant qu’il s’agissait de faire des affaires. Et maintenant qu’ils sont concurrencés et mis en difficultés, tout d’un coup ils s’intéressent à la situation des droits de l’homme...

IM - Il semble toutefois difficile de séparer les négociations commerciales de l’état de la gouvernance et des orientations politiques ou idéologiques d’un gouvernement. Dire que Donald Trump néglige les droits de l’homme pour se concentrer sur ses relations commerciales est inexact, ou du moins peut-être est-ce vrai partout dans le monde mais pas en Europe ! Il cherche activement, sur notre continent, à déstabiliser nos démocraties et à faciliter l'ascension des extrêmes-droites. 

RM - Il est vrai que la "méthode transactionnelle" s'applique surtout aux pays non-occidentaux et que l'implication des États-Unis sur le continent européen répond à des objectifs idéologiques, aussi bien en Pologne, avec le soutien au candidat - victorieux - à la présidentielle, l’ultraconservateur Karol Nawrocki, ou à l’AFD en Allemagne. Mais tout cela est une affaire entre Occidentaux, qui ne nous concerne pas. La liberté d’expression, les droits LGBTQ, ce sont vos combats. Il vous revient de gérer l’interventionnisme américain et de faire face au revirement des États-Unis. Ailleurs, les Américains se désengagent des efforts de nature idéologique : le 1er juillet dernier, le Secrétaire d'État Marco Rubio a ainsi salué la fermeture de l’US AID, qui permettra, selon lui, de fonder les relations non plus sur l’aide - souvent conditionnée au respect de certaines valeurs prônées par les gouvernements américains - mais sur le commerce. 

IM - Donald Trump n’est-il pas en train d’affaiblir son pays ? Est-ce que cela libère de l’espace pour une alliance des puissances moyennes, de nature à stabiliser les équilibres stratégiques ? Ou au contraire allons-nous vers des sphères d'influence ? 

RM - Le projet de Donald Trump se résume en trois points : 

  • Il y a trop d’immigration aux États-Unis
  • La mondialisation a été préjudiciable aux intérêts américains. Ici, c'est d’ailleurs une rupture avec le positionnement doctrinal partisan traditionnel des Républicains, qui sont désormais contre la mondialisation. 
  • Il n’y a aucune raison valable pour les Américains se retrouvent engagés dans des guerres sans fin qui ne les concernent pas. La défense de l’Europe, le soutien aux Japonais, à la Corée : cela n’a aucun sens pour les États-Unis. Les racines du révisionnisme trumpien se trouvent dans l’aventurisme des élites globalisées et il appelle à en revenir à un conservatisme plus ancré, qui soit aussi plus pragmatique. 


Est-ce à dire que les Américains s'affaiblissent ? Il n’est pas certain qu’ils sortent plus vulnérables de leur guerre commerciale. Le monde dépend tellement de ses relations avec les États-Unis que l’on finira par accepter toutes leurs conditions.

Est-ce à dire que les Américains s'affaiblissent ? Il n’est pas certain qu’ils sortent plus vulnérables de leur guerre commerciale.

Pour ce qui concerne leur politique intérieure, ce ne sont pas nos affaires : bien sûr, ce sont des questions intéressantes à titre analytique, mais elles sont peu opérationnelles politiquement parlant. Le reste est ouvert : les institutions multilatérales post-années 90 sont dans l’impasse, il faut les interpréter à nouveau, les ouvrir.

Il y a aussi de la place pour de nouvelles coalitions de puissances moyennes, à condition qu’elles ne soient pas des coalitions anti-américaines ! Les pays des BRICS doivent travailler plus étroitement avec l’Union européenne, l'Australie, le Japon, cela ne fait aucun doute, mais les États-Unis restent au centre du monde et la théorie de leur déclin est une plaisanterie. Nous n’assistons pas au déclin des États-Unis, ni de l'Occident, mais à la reconfiguration des liens et des attentes au sein de l’Occident, et au repositionnement des États-Unis qui veulent peser davantage sur les autres puissances. 

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Alan-Ducarre.

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