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05/06/2023

Kissinger, un siècle de géopolitique

Kissinger, un siècle de géopolitique
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il rend un hommage tout particulier à Henry Kissinger, à l'occasion des cent ans de l'ancien secrétaire d'État des États-Unis. 

Mes premiers contacts - épistolaires - avec le "diplomate du siècle" remontent à l'automne 1971. Boursier Sachs à l'Université de Harvard, mon maître, Raymond Aron, m'avait fait une lettre d'introduction pour celui qui était alors le conseiller national pour la sécurité du président Nixon. La lettre d'Aron valait tous les sésames. Kissinger m'avait invité à venir le rencontrer à Washington, avant d'annuler notre rendez-vous, en raison "d'obstacles de dernière minute". J'appris plus tard que ces obstacles n'étaient rien moins que ses voyages de préparation à l'ouverture à la Chine.

Au cours des cinq décennies qui ont suivi cette première prise de contact, j'ai rencontré Kissinger régulièrement, à la Commission trilatérale, au Bilderberg, au Forum de Davos ou plus intimement à son domicile à New York. Jeune étudiant en relations internationales, j'avais été passionné par la lecture de ce qui fût sa thèse de doctorat sur le Congrès de Vienne : "A World Restored".

Tout Kissinger était déjà présent dans cet ouvrage avec sa fascination pour les grands diplomates qui, de l'autrichien Metternich au britannique Castlereagh, façonnèrent l'histoire de l'Europe. Il est clair qu'il rêvait de rejoindre leur club au Panthéon de la diplomatie mondiale. Avait-il pour ambition de "civiliser" son pays d'adoption, en y introduisant les subtilités de la diplomatie de l'Ancien Régime ? Pourtant de l'Asie à l'Amérique latine, dans sa lutte contre le communisme, n'a-t-il pas été plus près du "Carry the big stick" de Theodore Roosevelt que de l'équilibre européen à la Bismarck ?

Le "syndrome de Stockholm"

Notre relation a toujours été complexe. Il sentait que j'étais plus "libéral" que lui au sens anglo-saxon du terme, au point qu'il me déclara un jour me prenant dans ses bras, qu'il devait être victime du "syndrome de Stockholm", cette relation affective surprenante qui se tisse parfois entre un preneur d'otage et sa victime.

Tactile et charmeur, Kissinger était tout à la fois le plus intellectuel et le plus politique des diplomates. En 1977, au nom de Raymond Aron, je l'avais invité à un colloque à Paris sur le "léninisme" pour l'anniversaire des 60 ans de la révolution d'Octobre. Entrant dans la Maison des sciences de l'homme où se tenait la réunion, il s'était, tel un politique en campagne, empressé de serrer les mains de toutes les personnes présentes, à commencer par celles du portier de l'immeuble. Kissinger savait flatter. Et personne ne restait insensible à ses compliments. Raymond Aron était fier de me montrer les dédicaces "À mon maître" que ne manquait pas de lui adresser "son disciple admiratif" à l'occasion de la sortie de ses ouvrages. Il me les lisait avec un certain pincement au cœur, comme s'il était conscient de la distance qui existait entre l'acteur mondial qu'était devenu Kissinger et celui qui n'était que "Le Spectateur engagé".

Hubert Védrine, le plus "kissingérien" des ministres des Affaires étrangères français, était lui aussi particulièrement heureux des compliments que pouvait lui faire le vieux sage. Jouer de ses émotions pour capter celles de l'autre était une des grandes forces de Kissinger. Je déjeunais avec lui à Paris en septembre 1995 quelques jours après le décès de mon père qui coïncidait, je l'ignorais, avec le décès de son propre père. Nous pleurâmes quelques instants dans les bras l'un de l'autre.

L'ouverture à la Chine

Sa grande œuvre, qu'il partageait avec Richard Nixon, fut bien sûr l'ouverture à la Chine. Et aujourd'hui encore, dans les entretiens qu'il donne à la presse sur "Comment éviter la Troisième Guerre mondiale", on sent presque autant sa volonté de préserver son "bel ouvrage" que son souci de sauver l'humanité d'elle-même. Plus Kissinger prenait l'apparence d'un vieux Bouddha, plus les Chinois flattaient son ego et plus il considérait que sa mission consistait à éviter que le fossé ne se creuse trop entre les deux géants du monde.

Sa plus grande faiblesse fut sans doute sa volonté de rester toujours le plus proche possible du pouvoir et de ceux qui l'incarnaient. Et ce aux États-Unis comme dans le monde. Il était clair que pour un homme fasciné par la diplomatie de l'Ancien Régime, les considérations démocratiques n'étaient pas prioritaires. Le peuple dans ses passions et ses excès, du Chili d'Allende aux manifestants de la place Tian'anmen, n'était-il pas un facteur de désordre et donc de risque ?

En 2017, lors d'une rencontre dans son Club à New York, il voulut me rassurer sur le nouveau président américain. "Trump est certes imprévisible." me disait-il, "Mais ce n'est pas un idéologue. Il ne croit en rien, si ce n'est en lui-même.". Trois ans plus tôt, en 2014, après la prise de la Crimée par les Russes, ses propos se voulaient également rassurants. "Les alternatives à Poutine sont beaucoup plus inquiétantes que lui." me disait-il. Un discours qu'il ne tient plus depuis le 24 février 2022.

La clé de sa longévité

Au fil du temps, son inquiétude pour l'avenir de l'État d'Israël n'a fait que grandir, comme si, tel Raymond Aron, il devenait "plus juif" en vieillissant. J'étais présent à Jérusalem en 2012 lorsqu'il reçut des mains de Shimon Peres, le "Prix du président". Son discours d'acceptation se concluait par un avertissement voilé. Israël pourrait-il survivre à long terme s'il se voyait plus grand qu'il n'était réellement ? La question palestinienne l'obsédait plus qu'il ne le laissait paraître.

Rester à cent ans au centre de l'attention mondiale demeure l'exploit d'un homme qui sait que le halo de lumière qu'il maintient autour de sa personne est la clé de sa longévité.

Héros complexe, Kissinger restera dans l'histoire comme l'une des incarnations les plus parfaites du rêve américain : un immigré juif allemand devenu à force d'intelligence et de volonté, le "Prince des diplomates". Un homme aussi qui s'est révélé incapable de freiner le déclin de l'Amérique, à moins qu'il n'ait, par son absolu cynisme, contribué à accélérer le rythme de sa chute.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 4/06/2023

Copyright Image : THOMAS PETER / POOL / AFP

Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi fait un signe de la main à côté de l'ancien secrétaire d'État américain Henry Kissinger à la maison de réception étatique Diaoyutai à Pékin, le 8 novembre 2018.

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