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08/02/2011

Formations d’ingénieur "à la française" : l’Institut Montaigne remet le modèle en cause

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Formations d’ingénieur
 Maylis Brandou
Auteur
Directrice adjointe

Pour le quatrième volet de notre partenariat avec Educpros, l'Institut Montaigne publie une tribune suite à la sortie de son Etude Adapter la formation de nos ingénieurs à la mondialisation rédigée par trois polytechniciens (1).

Des promotions malthusiennes, tentées par les métiers de la finance et du conseil, faiblement encouragées à innover, un déficit de formation managériale, peu de créations de start-up… Les griefs adressés à la formation de nos ingénieurs s’accumulent ! Ceux qui ont par le passé contribué au développement de l’industrie française et à ses plus éclatants succès peuvent-ils reproduire ces exploits dans un monde devenu global ? Nos écoles les préparent-elles à relever les défis de la compétition technologique et économique avec les pays émergents ?

Seuls 5 % des ingénieurs français osent créer leur entreprise et le Massachussets Institute of Technology (MIT) dépose deux fois plus de brevets que ParisTech, alors qu'il compte deux fois moins d’étudiants et deux fois moins de chercheurs.

La France forme aujourd'hui trois fois plus d'ingénieurs qu'il y a trente ans : 27.600 ingénieurs par an (2), soit un jeune sur 30. Elle consent un investissement important puisque le coût de leur formation est de 65.000 € (3), soit deux fois plus que le coût d’un master à l’université. Comment optimiser cet investissement ?

Les résultats d’une université comme le MIT en matière de recherche et de dépôt de brevets sont à porter au crédit de l’utilisation d'une ressource exceptionnelle : ses propres étudiants. Même au niveau du cursus de Bachelor, l’équivalent de notre licence, les étudiants déposent entre 50 et 75 brevets ou licences par an... Ce système est fortement incitatif puisque certaines bourses sont conditionnées à un travail régulier dans les laboratoires où des étudiants en master et en doctorat assistent les chercheurs tout en approfondissant la connaissance de leur discipline. Comment les étudiants en France sont-ils impliqués dans ces processus vitaux de recherche et d’innovation ? Si de très nombreuses formations d’ingénieurs dans notre pays développent des projets étudiants, comment leur donner toute l’importance qui devrait être la leur ? En vrac : aménagement des emplois du temps, encadrement de très haut niveau, moyens matériels, partenariats des laboratoires et des entreprises… Plus nous serons ambitieux pour nos étudiants, meilleurs seront leurs résultats.

Depuis trois ans, notre pays a pris la décision, nécessaire et courageuse en période de crise, d’investir massivement dans son enseignement supérieur et sa recherche. Tous les pays européens n’en ont pas fait autant et certains ont même décidé de brider, voire de réduire, ces budgets, au premier rang desquels le Royaume Uni. Comment maximiser cet effort de la nation tout entière et transformer ces ressources en résultats ? En encourageant systématiquement l’innovation et la créativité… Faire des élèves-ingénieurs une pièce maîtresse de la recherche et de l'innovation dans notre pays. Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, déclarait ainsi le 13 janvier dernier (4) : "L’avenir des écoles d’ingénieurs se trouve dans les PRES (pôles de recherche et d’enseignement supérieur). Nous avons également besoin d’écoles d’ingénieurs très fortes dans nos universités fédérales."

Dans le contexte d’attribution des fonds d’investissement d’avenir et du Plan campus, les écoles d’ingénieurs doivent avoir toute leur place dans la stratégie d’innovation de la France. Visant à faire émerger une dizaine de pôles d’enseignement supérieur et de recherche d’ambition mondiale et à réveiller l’innovation, ces crédits exceptionnels doivent être conditionnés à la réalisation de projets ambitieux grâce à de nouvelles opportunités intellectuelles entre les institutions réunies, en associant enseignement, recherche et entreprises.

Il faudra également une volonté politique forte : la desserte par les transports en commun du campus de Saclay, l’un de nos plus grands et ambitieux pôles technologiques, est un sujet de débat et le consensus peine à émerger !

Chaque année, trop peu d'ingénieurs sortent diplômés par école – en moyenne 125 (5) en 2008 (6) –, trop peu de brevets sont déposés et trop peu d'articles scientifiques sont publiés : ce maigre constat ne peut que plaider en faveur d’un rapprochement des institutions d'enseignement supérieur.

Si la nécessité de créer des structures ayant la masse critique en matière de recherche est aujourd'hui admise (Saclay, création des PRES), ces ensembles massifs ne deviendront véritablement "critiques" que si les enseignants-chercheurs travaillent ensemble et portent au meilleur niveau d’intégration leurs activités d’enseignement et de recherche. Ces regroupements ne doivent cependant pas se limiter à des rapprochements de chercheurs : il faut que la formation des étudiants, de la licence au PhD, y trouve toute sa place.

Par exemple, le modèle d’Artem (Art-Technologie-Management), à Nancy, est particulièrement original dans l’écosystème français : une école d’ingénieurs (les Mines de Nancy), une école de commerce (ICN) et l’École des beaux-arts de Nancy construisent actuellement un campus commun. À une autre échelle, la Chine fait preuve d’un grand pragmatisme : la R&D de Panasonic et de nombreuses start-up se sont ainsi installées sur le campus de l’université de Tsinghua (Pékin) afin de combiner "la formation de personnel qualifié et la transformation des acquis scientifiques" (7). Les échanges avec les entreprises professionnalisent les ingénieurs et les confrontent très vite à la réalité de l’innovation.

Quelle masse critique ?
La "masse critique" à laquelle nous aspirons ne doit pas être le seul fruit de la communauté des chercheurs et des enseignants, mais aussi celui de la communauté des étudiants. Nous détenons en France un réservoir étudiant de grande qualité, débordant d’idées et d’énergie, mais trop souvent inexploité. Encadré et orienté de façon adéquate, il nous permettrait de nous hisser au rang des puissances les plus compétitives, celles qui savent développer et manier l'innovation.

À tous les niveaux de la formation, les étudiants devraient pouvoir mener des projets interécoles ambitieux, systématiquement associés à une entreprise ou à un laboratoire et visant la production d’un résultat concret (publication scientifique, projet de R&D, brevet, création de start-up, etc.). En outre, afin d’encourager l’innovation technologique et d’y former les étudiants, chaque bénéficiaire des "investissements d’avenir" devrait comporter un centre expérimental mutualisé, à la manière de l’Edgerton Center du MIT, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, permettant à tout étudiant ou membre de la communauté scientifique d’y effectuer des expériences, du prototypage, de "l’incubation de créativité", tout en bénéficiant d’un soutien à l’entrepreneuriat technologique.

Nous devons également plaider pour la création d'un doctorat en ingénierie, suffisamment souple pour concilier recherche publique, création d’entreprise, développement industriel, tout en évitant, grâce à un financement audacieux, les écueils classiques de la thèse CIFRE (qui est devenue un CDD de luxe).

Les écoles d’ingénieurs ne sont pas en déclin, mais il est temps qu'elles forment, de concert avec les universités, des femmes et des hommes qui portent l’innovation, le progrès scientifique et l’entrepreneuriat. Il en va de la compétitivité de notre pays et du rôle qu'il entend jouer dans la mondialisation.

Pour adapter la formation de nos ingénieurs à l’économie de la connaissance et éviter que les meilleurs d’entre eux ne s’exilent dans la Silicon Valley, la France doit s’atteler à mettre en œuvre un certain nombre de réformes pragmatiques. Sans quoi les sommes investies dans notre enseignement supérieur risquent "d’arroser du sable"...

(1) Romain Bordier, Aloïs Kirchner et Jonathan Nussbaumer sont d’anciens élèves de l’École polytechnique. Ils sont les auteurs de l'étude de l’Institut Montaigne intitulée Adapter la formation des ingénieurs à la mondialisation (février 2011).

(2) In "Le devenir de l'ingénierie", rapport de la Conférence des directeurs d'écoles françaises d'ingénieurs, du Conseil général des Mines (CGM) et du Conseil général des technologies de l'information (CGTI), groupe de travail présidé par R. Chabbal, juin 2008.

(3) In "Le devenir de l'ingénierie", op. cit. ; Faut-il sauver les grandes écoles ? De la culture de la sélection à la culture de l'innovation, Pierre Veltz, éd. Presses de Sciences po, Paris, 2007 ; Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, ministère de l'Éducation nationale et ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, septembre 2010.

(4) Dépêche AEF n° 143707, 13 janvier 2011.

(5) Par comparaison, 743 ''Master of Science'' sont délivrés chaque année par le MIT (sans compter les 837 autres masters scientifiques (engineering, architecture, finance, MBA, etc.).

(6) Calcul réalisé à partir de l'étude "Le devenir de l'ingénierie", op. cit.

(7) Ambassade de France en Chine, Bilan du projet 985, Note, Service de coopération universitaire, avril 2006.

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