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12/02/2024

Et le Sénégal, lui aussi, s’embrasa

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Et le Sénégal, lui aussi, s’embrasa
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

L’immense mer de pétrole qui surnage au sein des populations d’Afrique de l’Ouest peut prendre feu à chaque instant : la dégradation de la situation sécuritaire, les fortes inégalités socio-économiques ou les régressions politiques sont autant de raisons pour qu’elle s’embrase. Dans un contexte régional déjà meurtri par plusieurs incendies, la décision du président sénégalais de reporter l’élection a instantanément étendu les flammes de la colère populaire. Notre expert Jonathan Guiffard réintègre ce coup de force dans la dynamique régionale actuelle et souligne les risques qu’il fait peser pour les démocraties occidentales.

Le 03 février 2024, le président du Sénégal, Macky Sall, a annoncé le report de l’élection présidentielle, initialement prévue le 25 février 2024, au 15 décembre 2024. Cette annonce a éveillé des craintes de confiscation du pouvoir, sachant que le mandat de Macky Sall est censé se terminer en avril 2024. Cette déclaration soudaine a allumé une nouvelle mèche de contestation populaire dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, souvent présenté - à tort - comme la vitrine de la démocratie dans la région.
Après plusieurs coups d’État réussis dans la région depuis 2020, cette décision soulève les craintes d’un nouveau coup de force pour maintenir un pouvoir, celui de Macky Sall, enterrant toujours un peu plus les espoirs d’un approfondissement de la démocratie en Afrique de l’Ouest.
Cette décision s’inscrit dans une succession de fortes tensions entre le pouvoir et l’opposition sénégalaise, notamment avec le populaire Ousmane Sonko. Ce bras-de-fer a structuré le processus électoral et politique au Sénégal depuis 2021. Le report de l’élection s’inscrit dans ce cadre, bien que le président le justifie par d’autres raisons, mais aussi dans le contexte régional en mutation. La rivalité qui émerge entre les puissances ouest-africaines, sur fond de dégagisme anti-occidental et de pénétration de l’influence russe, se fait toujours plus virulente.

De vitrine de la démocratie au coup de force institutionnel

Avant l’annonce de Macky Sall, vingt candidats se trouvaient sur la ligne de départ, dont cinq candidats principaux :

  • Amadou Ba, actuel Premier ministre (PM) et candidat de la coalition présidentielle (Benno Bokk Yakaar - BBY) ;
  • Idrissa Seck, ancien Premier ministre et ancien président du Conseil économique, social et environnemental, leader du parti Rewmi ;
  • Mahammed Boun Abdallah Dionne, ancien Premier ministre et proche du président actuel, candidat indépendant ;
  • Khalifou Sall, ancien maire de Dakar, ayant retrouvé ses droits civiques en 2019, qui est l’un des favoris du scrutin. Il dirige le parti Taxawu Sénégal ;
  • Bassirou Diomaye Faye, candidat désigné du parti d’opposition PASTEF, proche d’Ousmane Sonko qui l’a désigné comme candidat du parti. Tout comme ce dernier, Bassirou Diomaye Faye se trouve en prison. Il est accusé d’atteinte à la sûreté de l’État.


Cette configuration a été permise par quatre événements structurants :
1) À la suite de manifestations importantes en juin 2023, Macky Sall annonce, en juillet 2023, qu’il ne se représentera pas pour un 3e mandat;
2) Ousmane Sonko et plusieurs des cadres du PASTEF sont inculpés et incarcérés, en août 2023, suite aux manifestations et à d’autres affaires judiciaires. Ils se disent victimes d’un harcèlement judiciaire visant à les neutraliser pour les élections ;
3) La coalition d’opposition Yewwi Askan Wi (YAW), qui réunissait le PASTEF et Taxawu Sénégal, explose à l’été 2023 ;
4) Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, voit sa candidature invalidée par la Cour constitutionnelle en raison de sa double nationalité française, ce qu’il conteste.

Macky Sall est l’héritier de l’élite sénégalaise et le champion d’une classe politique et affairiste bien ancrée dans le système sénégalais. Le fort développement du Sénégal, avec une croissance moyenne de 5.3 % depuis 2014, a permis de consolider ce pouvoir. Pour autant, le niveau des inégalités économiques et sociales reste très important. La pauvreté persiste. En outre, les pratiques répressives sont dénoncées, notamment lors de manifestations populaires qui ont souvent dégénéré et causé des dizaines de morts. Dans ce cadre, le PASTEF est parvenu à consolider une base électorale et militante forte, portant Ousmane Sonko à la tête d’une contestation du pouvoir en place.

Le fort développement du Sénégal, [...] a permis de consolider ce pouvoir. Pour autant, le niveau des inégalités économiques et sociales reste très important.

Dans cette configuration, le candidat du camp présidentiel se trouve en mauvaise position et plusieurs concurrents apparaissent favoris, notamment le candidat du PASTEF dont la popularité est nette, bien que l’assise électorale soit difficile à évaluer. Le risque est fort que le camp présidentiel perde le pouvoir suprême, alors que l’opposition populaire porte un discours radical. Cette donnée n’est pas ignorée de Macky Sall.

L’expression "vitrine de la démocratie" vient du fait que le Sénégal ait développé un système avancé de multipartisme, dès 1976, et soit parvenu à progressivement organiser des transitions du pouvoir suprême, empêchant désormais que le président ne parvienne à opérer le coup du "3e mandat", tentation classique et source de nombreuses confrontations politiques en Afrique subsaharienne. Après les cinq mandats de Léopold Sédar Senghor, leader de l’indépendance, et les trois mandats de son successeur, Abdou Diouf, les démocrates sénégalais s’étaient félicités qu’Abdoulaye Wade, troisième président, ne soit pas parvenu à se maintenir pour un troisième mandat. La question est donc particulièrement vive et explique l’embrasement immédiat du Sénégal suite à l’annonce de Macky Sall. L’expression reste théorique tant on voit que cet héritage est récent et fragile.

Le retour des autocrates et des rivalités régionales

L’opposition au report des élections est large et de nombreux appels à manifester ont déjà été entendus. Seul le camp présidentiel soutient la décision de Macky Sall. L’opportunité est trop belle pour la Russie et ses soutiens : sur les réseaux sociaux, les activistes panafricains, sincères ou sous influences, ainsi que les comptes et trolls pro-russes, soufflent déjà sur les braises, rebondissant sur les hashtags #freesenegal ou #resistance. Le lien avec la France est construit pour pousser des narratifs contre la présence française. On évoque déjà la présence de drapeaux russes dans les manifestations. Ces éléments ne signifient nullement que tout ou partie de l’opposition soit soutenue par la Russie, mais il s’agit bien d’une stratégie opportuniste d’instrumentalisation de la crise pour pousser ses intérêts et tenter les retournements politiques observés au Sahel.

La décision de Macky Sall reflète ainsi le contexte régional et l’accroissement des rivalités stratégiques, sur fond de crise sécuritaire et de compétitions stratégiques internationales. En plus des raisons internes et personnelles, trois dynamiques sont susceptibles d’avoir influencé sa décision :

  • La confiscation de la norme démocratique par des nouveaux autocrates dans la région, ce qui lui permet d’agir sans craindre les conséquences internationales de ses pairs ;
  • La compétition lancée par la Russie contre l’influence occidentale dans la région ;

  • La rivalité régionale apparue par la conjonction de ces deux dynamiques, qui entraîne la progressive dislocation des solidarités historiques. Le retrait de la CEDEAO, le 28 janvier 2024, du Mali, du Burkina Faso et du Niger en est l’exemple le plus récent et le plus frappant.

Cette confrontation de plus en plus vocale entre les responsables ouest-africains, plutôt alignés avec les Occidentaux, et les nouveaux champions du souverainisme pro-russe a pris une place centrale dans la région. Cette confrontation offre désormais trois leviers aux oppositions des pays de la région qui souhaitent accéder au pouvoir :
I) Dénoncer la proximité avec la France, ce qui est devenu une rente politique puissante et mobilisatrice, alors que l’image de la France se dégrade ;
II) Favoriser le rapprochement avec la Russie, avec l’assurance d’un soutien fort et d’une assurance politique en cas de prise du pouvoir (par les urnes ou par la force) ;
III) Faire valoir la solidarité politique avec les nouveaux régimes sahéliens.

Or, Macky Sall se sait dans le viseur des influenceurs "panafricains" pro-Russes qui instrumentalisent le bras-de-fer avec le PASTEF et ont fortement critiqué sa nomination comme envoyé spécial du Pacte de Paris pour la Planète et les peuples (4P) par le président français, comme l’est Alassane Ouattara, le président ivoirien, ou Patrice Talon, le président béninois.

Comment en est-on arrivé là ?

Un peu de perspective historique permet de comprendre ce qui se joue aujourd’hui en Afrique de l’Ouest. Ce retour en arrière démarre dans le monde arabe. La vague de renouveau socio-politique qui a parcouru le monde arabe à partir de 2010, "les printemps arabes", a généré des espoirs démocratiques très forts dans l’ensemble du monde musulman et entraîné la chute successive d’autocrates solidement installés. Cet espoir a ignoré naïvement que les aspirations démocratiques des jeunes révolutionnaires connectés ne reflétaient pas la réalité sociale de sociétés arabes conservatrices et inégalitaires, entraînant l’émergence dans plusieurs pays d’un bras-de-fer politique très violent entre des forces islamistes et de nouveaux autocrates nés des systèmes politico-sécuritaires en place. La répression féroce de la révolution populaire syrienne par le régime syrien, en 2012, a été le laboratoire et le signe annonciateur de ce retournement, favorisant de nouveau les réflexes autocratiques dans la région.

En parallèle, la profonde crise sécuritaire qui a éclaté en 2012 au Mali, après une décennie d’installation d’Al Qaïda dans le désert saharien et la chute du régime libyen de Mouammar Kadhafi en 2011, a entraîné une première vague de dégagisme des responsables politiques ouest-africains, comme le malien Amadou Toumani Touré (2012) et le burkinabé Blaise Compaoré (2014), au profit de transitions politico-militaires très fragiles. La profonde aggravation de la crise sécuritaire a entraîné une seconde vague de dégagisme au Mali (2020), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023). Entre ces deux vagues, un facteur a profondément changé sur la scène internationale : les forces autocratiques dans le monde arabe ont été légitimées ou soutenues, parfois par l’Occident, mais notamment par la Russie qui en a fait sa marque de fabrique en Syrie et en Libye.

Ce changement est fondamental et marque un recul sans précédent du soutien à la démocratie. Les contre-révolutions autocratiques ont été peu combattues par les démocraties occidentales, dont les ressources ont plutôt été dédiées à la lutte contre le terrorisme.

Cet effritement du cadre international, des normes de l’État de droit ou du droit international, a été initié par les mauvaises décisions prises durant la lutte contre le terrorisme et renforcé par les marges de manœuvre laissées à la Russie et d’autres autocraties (Iran notamment). Les responsables d’Afrique de l’Ouest ont observé que la période permettait désormais une prise du pouvoir par les armes et une consolidation par les alliances. La Russie offre à présent ses services de soutien politique à l’Afrique de l’Ouest car elle a identifié un espace de contestation de l’influence occidentale.

Les contre-révolutions autocratiques ont été peu combattues par les démocraties occidentales, dont les ressources ont plutôt été dédiées à la lutte contre le terrorisme.

L’état de fait imposé par les nouvelles juntes militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger, instrumentalisant la norme démocratique en laissant croire à une transition politique, se joue d’un mélange de naïveté, de déni, d’ignorance stratégique ou d’un campisme peu approprié. Les trois juntes sahéliennes ont annoncé la création de l’Alliance des États du Sahel, rapprochement politique à l’image des tentatives de fusion panafricaine ou soviétique des années 60. Fort de cet alignement, elles ont annoncé quitter la CEDEAO, organisation au centre de la nouvelle rivalité régionale depuis qu’elle a validé certains coups, sanctionné d’autres ou menacé d’intervention militaire. Cette inconsistance illustre la balance entre les principes et le pragmatisme dont doivent faire preuve les présidents ouest-africains, ces pays étant très dépendants mutuellement sur le plan économique.

Face à cette nouvelle réalité, les autres pays de la région se posent nécessairement la question de leur survie politique : certains jouent avec le spectre de la Russie et pourraient se rallier plus rapidement qu’on l’imagine (Tchad), certains jouent les funambules pour éviter de se faire balayer (Togo), d’autres voient leurs oppositions se faire soutenir ou instrumentaliser par la Russie et perçoivent le risque (Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin). Il est probable que d’autres responsables politiques de la région emboîtent le pas à Macky Sall, se sentant désormais pris dans une maille stratégique qui dépasse leur simple cadre national.

Le dilemme des démocraties : sur le fil du funambule

Si la colère a été finement instrumentalisée par les nouvelles juntes sahéliennes, fixant la frustration des populations contre la France tout en détournant l’attention de leurs propres turpitudes et en consolidant leur assise par des mesures répressives de plus en plus fortes, celles-ci n’ignorent pas que la volonté de démocratie persiste majoritairement en Afrique de l’Ouest. L’institut de recherche et de sondage Afrobarometer a démontré que l’envie de démocratie était toujours forte et majoritaire dans les populations d’Afrique de l’Ouest.

Alors que les autocrates mobilisent désormais l’idée de s’écarter d’une démocratie à la française au profit d’une démocratie à l’africaine, concept qui n’a pas été défini et qui sert surtout à légitimer l’action répressive mise en œuvre contre les oppositions aux juntes (activistes, journalistes, société civile…), il est clair que la forme actuelle de la démocratie est une idée combattue ou délégitimée en Afrique de l’Ouest. En effet, les espoirs d’inclusion politique et économique des décennies 1990 et 2000 ont été douchés par des ersatz de démocratie : des élections comme unique illustration et horizon du concept, captées par une classe politique corrompue, sans la substance démocratique associée (séparation des pouvoirs, état de droit, justice sociale, inclusion politique, protection des minorités…).

Dans ce cadre, les démocraties occidentales, France en tête, font face à un dilemme très important : soutenir l’éventuelle confiscation du pouvoir par Macky Sall, par crainte de perdre un allié dans les rivalités régionales et au risque d'aggraver la fragilisation des institutions sénégalaises et que la démocratie ne continue à être enterrée dans la région ou, à l’inverse, ne rien faire et rester observateur de cette affaire, ce qui pourrait amener les forces politiques au pouvoir à se tourner, faute de choix, vers la Russie pour se consolider. Point de complexité supplémentaire : l’opposition pourrait se tourner vers la Russie, mais le camp présidentiel aussi, surtout si les démocraties venaient à le condamner trop fortement.

Soutenir l’éventuelle confiscation du pouvoir par Macky Sall, par crainte de perdre un allié dans les rivalités régionales et au risque d'aggraver la fragilisation des institutions sénégalaises et que la démocratie ne continue à être enterrée dans la région.

Comment faire lorsqu’il semble n’y avoir aucune bonne solution ? La France, l’Europe et les États-Unis sont pris au piège d’un nécessaire funambulisme, dangereux à court et à moyen terme. Pour en sortir, il serait souhaitable que ces pays reprennent un discours et des actes cohérents avec les valeurs qu’ils défendent : promouvoir avec force le cadre et les valeurs de la démocratie, malgré la fragilisation de possibles alliés et la volonté de prendre position dans les rivalités régionales. La promotion des institutions démocratiques est un effort de long-terme, favorable aux populations, susceptible de réaffirmer une image positive pour la France et ses alliés européens.

Ce point n’est pas à négliger car même les autocrates ont besoin d’une forme de soutien populaire pour se maintenir. Cette promotion de la démocratie peut tout à fait se combiner avec une confrontation politique forte contre les autocraties et leurs alliés russes, notamment par la dénonciation et la mise en lumière de leurs crimes et leurs turpitudes, avec l’aide d’autres pays du continent africain.

Ce chemin est étroit et ses résultats sont de moyen-terme mais il est le seul qui pourra garantir le retour d’une dynamique d’inclusion démocratique, de libéralisation politique et de développement économique pérenne dans les pays qui sombrent actuellement dans le réflexe autocratique. Dans des pays où la grande majorité des populations est constituée de jeunes, il est impératif de maintenir l’objectif de rallier les populations aux valeurs démocratiques et d’éviter de concentrer son effort uniquement vers des classes politiques souvent rongées par la corruption ou le réflexe "quasi-reptilien" de la survie.

Copyright : JOHN WESSELS / AFP

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