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31/03/2020

Covid-19 : les États-Unis payent le prix de l’absence de système de santé

Trois questions à Eric Schneider par Angèle Malâtre-Lansac

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Covid-19 : les États-Unis payent le prix de l’absence de système de santé
 Angèle Malâtre-Lansac
Ancienne directrice déléguée à la Santé

Avec 165 000 personnes infectées par le coronavirus au 30 mars et plus de 3 100 décès dont un tiers à New York, les États-Unis sont désormais le nouvel épicentre de la maladie. Selon Eric Schneider, vice-président chargé de la politique et de la recherche au sein du Commonwealth Fund, une organisation philanthropique américaine engagée dans la recherche sur les questions de santé, la nature extrêmement décentralisée du  système de santé américain, la faiblesse de la couverture assurantielle ainsi qu'une série d'opportunités manquées ont fait des États-Unis le pays le plus durement touché par la pandémie.

Le premier cas connu de Covid-19 aux États-Unis a été signalé le 20 janvier 2020 et aujourd’hui les États-Unis comptent le plus grand nombre de cas au monde. Dans chacun des pays touchés, la pandémie révèle aux yeux de tous les faiblesses de nos systèmes de santé. Quels sont les plus grands défis pour le système américain ?

Le premier défi est celui de l’absence de réponse coordonnée en matière de santé publique. Face à une pandémie, un pays aussi grand que les États-Unis a besoin d’une agence fédérale puissante qui collecte et surveille les données provenant de l'intérieur du pays comme de l’étranger pour pouvoir détecter rapidement les menaces de maladies émergentes et permettre une réponse coordonnée. Aux États-Unis, ces fonctions sont décentralisées. Chaque État finance et gère son propre système de santé publique et de veille sanitaire. Or, dès le début de la pandémie, cette décentralisation a eu pour conséquence une mauvaise compréhension de l’ampleur du problème d’une part, et l’absence de tests systématiques d’autre part - une politique pourtant mise en place par d'autres pays pour détecter les nouveaux cas et rechercher les points de contact éventuels. Malgré les avertissements de plusieurs experts sur l’ampleur de la menace dès janvier, le Center for Disease Control a été très lent dans la mise en place des tests et n’a pas pris les bonnes décisions, pourtant cruciales, concernant les kits de test à autoriser et leur distribution. Nous avons perdu de nombreuses semaines dans ce processus.

Néanmoins, la décentralisation de notre système à tout de même permis à une équipe indépendante de chercheurs de l'État de Washington, frustrée par la lenteur de la réponse fédérale, de commencer à effectuer des tests de son propre chef. À l’échelle des États, les agences de santé publique sont intervenues pour combler l’absence de leadership.

En ce qui concerne l’offre de soins, la privatisation de l’ensemble des offreurs de soins (cabinets de ville, hôpitaux) constitue un enjeu de taille. Nous faisons confiance au marché pour assurer la régulation de l’offre de soins primaires et hospitaliers. La moitié des dépenses de santé aux États-Unis sont des dépenses privées, et les dépenses publiques sont fléchées sur des systèmes de prestation privés.

La décentralisation de notre système à tout de même permis à une équipe indépendante de chercheurs de l'État de Washington, frustrée par la lenteur de la réponse fédérale, de commencer à effectuer des tests de son propre chef.

La faiblesse de cette approche c’est l’indépendance de ces organisations privées : il est rare que le gouvernement leur ordonne de modifier leurs procédures et de se coordonner, sauf en cas de crise. L’offre de soins est de plus essentiellement financée par un système de rémunération à l'acte, qui ne fonctionne que pour les patients se présentant en personne aux consultations. En raison du confinement et de la fermeture d'une grande partie de notre économie, nous constatons aujourd'hui que les offreurs de soins voient leurs revenus sérieusement mis à mal. Les revenus des cabinets privés pourraient baisser de  30 à 50 % étant donné que les fournisseurs ne peuvent pas facturer des visites qui n'ont pas lieu et se faire rémunérer pour les consultations téléphoniques. Cela affaiblit notre système de soins primaires.

Un deuxième défi majeur soulevé par cette pandémie concerne les  hôpitaux : la capacité en lits est plus faible aux États-Unis que dans la plupart des autres pays riches. Cela s'explique en partie par le fait que nous laissons les forces du marché décider de la disponibilité des services. L’allocation des ressources est mauvaise : nous avons trop peu de lits dans les unités de soins intensifs, et trop peu de ventilateurs pour faire face à la crise à laquelle nous sommes confrontés. De nombreux hôpitaux de New York indiquent avoir déjà atteint leur capacité maximale, et beaucoup sont des hôpitaux qui agissent comme filets de sécurité pour des patients démunis. Le manque de personnel formé pour manier les respirateurs est également problématique. Cette pénurie s’explique notamment par les faibles revenus de ces spécialistes par rapport aux autres professionnels de santé.

Une troisième difficulté à laquelle les États-Unis doivent faire face est l'absence de couverture santé universelle : environ 10 % de la population n'est toujours pas couverte par une assurance maladie et la moitié des Américains déclarent être sous-assurés. Ces personnes sont confrontées à des franchises et à des frais importants lorsqu'elles se font soigner, et les restes à charge peuvent être élevés. Nous savons depuis des décennies que les personnes qui n'ont pas de moyens financiers suffisants finissent par ne pas avoir accès aux soins : ils évitent de consulter un médecin et d'aller à l'hôpital, à moins d’être gravement malades. Pourtant, lors d’une pandémie comme celle-ci, il faut que les citoyens puissent identifier rapidement leurs symptômes afin d’être pris en charge au plus vite. La propagation du coronavirus va sans doute être accélérée par ce manque d'accès aux soins. Au départ, les tests n’étaient pas pris en charge par les assurances santé. Cela a évolué et maintenant les tests sont remboursés, mais cela ne résout pas le problème des soins : dès lors qu'une personne est malade et se rend à l'hôpital, ou nécessite une ambulance pour se rendre à l'hôpital, elle peut être confrontée à des coûts financiers importants, et donc rédhibitoires.

L’état de santé des Américains, globalement plus faible que celui des citoyens d’autres pays de l’OCDE, constitue un autre point faible. En moyenne, les Américains sont un peu plus jeunes qu'au Japon ou en Europe. Mais une proportion plus élevée de la population souffre de maladies chroniques : cholestérol élevé, diabète, obésité, problèmes cardiaques et respiratoires. Le nombre important de maladies chroniques est en partie due à l'insuffisance de prise en charge par les assurances et au manque d'accès aux soins. Les États-Unis comptent également une importante population de sans-abri ayant de lourds problèmes de santé. Toutes ces personnes entrent dans la catégorie des malades à hauts risques en cas de contamination au Covid-19. Or nous n'avons ni la capacité hospitalière et médicale, ni les unités de soins intensifs, ni les respirateurs nécessaires pour faire face à la crise que nous traversons. À New York, qui est aujourd'hui l'épicentre de la pandémie américaine, des dizaines de milliers de personnes sont sans abri et vivent dans la rue, dans le métro ou au sein de refuges. Le virus peut se transmettre facilement à travers ces communautés et le risque de décès pour les sans-abri est très élevé.

Chaque pays adopte une réponse différente face à l'épidémie. Que peut-on faire aux États-Unis pour contenir et atténuer la propagation du coronavirus ?

Je suis actuellement à New York, et l'État de New York est devenu l'épicentre de l'épidémie aux États-Unis au cours des deux dernières semaines. C'est probablement dû au fait que cette ville, qui accueille beaucoup de voyageurs, est une zone urbaine à forte densité : New York a une densité de population deux fois plus élevée que celle de Los Angeles.

Nous observons dans l'État de New York une réponse très vigoureuse face à la situation. La première réaction a été une stratégie de distanciation physique, également appelé distanciation sociale. L'État a rapidement fermé les écoles, les entreprises non essentielles et déclaré le confinement : ces changements peuvent ralentir la progression de la maladie, comme cela a été fait avec beaucoup de succès en Chine. Il faut espérer que cette stratégie réduise le nombre de personnes nécessitant des soins hospitaliers dans les semaines à venir.

La deuxième réponse a été d'augmenter la capacité des hôpitaux pour répondre aux besoins de la population. New York commence à mobiliser les équipements nécessaires : respirateurs, ouverture de nouveaux lits d'hôpital, construction de nouvelles installations telles que des hôpitaux de campagne. Ces mesures n’en sont qu’à leur débuts. Une autre réponse est de dépister les populations. Depuis plusieurs semaines, l’ampleur de la demande de soins est estimée à l’aveugle. D'autres pays, comme la Corée du Sud, testent des centaines de milliers de personnes et ont mis en place des centres de dépistage accessibles depuis les voitures des patients ("drive-thru"). Le nombre de tests réalisés à New York a désormais considérablement augmenté.

Une réponse fédérale coordonnée devient impérative. Les États sont actuellement en concurrence les uns avec les autres pour l'acquisition de respirateurs et d'équipements de protection pour les professionnels de santé.

Bien que tardive, la production de tests a finalement été intensifiée pour permettre de tester massivement. D'autres États comme le Texas et la Floride ont pris beaucoup plus de retard dans ce domaine.

Nous avons également besoin d'une réponse au niveau fédéral. Beaucoup de gens ont fui New York au cours des dernières semaines, se rendant dans d'autres villes et États où se multiplient aujourd’hui les cas. Nous voyons la Nouvelle-Orléans devenir un nouvel épicentre aux États-Unis. Il est possible que le festival organisé en février pour célébrer Mardi Gras ait attiré beaucoup de personnes en Nouvelle-Orléans, dont certains porteurs de la maladie. En mars, le "spring break" attire de nombreux étudiants en Floride : le nombre de personnes infectées y demeure faible, mais aucun dépistage actif n’est actuellement mis en place. Ainsi, la pandémie se développe différemment dans de nombreuses régions du pays, et une réponse fédérale coordonnée devient impérative. Les États sont actuellement en concurrence les uns avec les autres pour l'acquisition de respirateurs et d'équipements de protection pour les professionnels de santé. Et les entreprises qui vendent ces équipements en profitent pour augmenter leur prix. Ce n'est pas une bonne façon d'allouer des ressources en cas de crise. Notre gouvernement fédéral doit absolument intervenir pour empêcher les erreurs d'affectation et les prix abusifs, mais doit également permettre d’affecter les ressources là où les besoins sont les plus importants. Ces besoins vont évoluer et se répandre dans tout le pays à des moments différents. Une réponse fédérale de coordination pourrait vraiment aider.

Enfin, il est impératif d’acquérir un système de surveillance centralisé. L'un des points forts des États-Unis est le niveau élevé de télécommunication et d'informatisation de la vie quotidienne, qui permet le partage des données malgré la paralysie d'une grande partie de l'économie. Les professionnels de santé sont en mesure de partager des idées et des informations sur la nature de la maladie et sur la manière de la gérer. Toutefois, nous n'avons toujours pas le système de surveillance et de production d’informations quantifiées nous permettant de comprendre où l'épidémie est la plus grave et où les ressources sont nécessaires. Nous disposons d'une capacité centrale fédérale très faible qui nuit aux États ayant  besoin d'aide, comme New York, Seattle et la Californie. Ces régions font actuellement face à une épidémie majeure et l’aide fédérale demeure  insuffisante.

Avec 33 élections primaires et caucus restants et l'élection présidentielle prévue pour novembre, la crise du coronavirus a donné une toute nouvelle dimension à l’actualité politique, et l'impact de la situation sur les primaires est de plus en plus évident. Comment la crise du Covid-19 remodèle-t-elle la donne politique ?

Nous commençons à constater un changement dans l'équilibre du pouvoir politique en raison de l'absence des sénateurs mis en quarantaine.

C'est évidemment une situation sans précédent, d'autant plus au coeur d'une année électorale. L'une des préoccupations les plus urgentes est de savoir si notre gouvernement peut maintenir sa capacité de fonctionnement. Les membres de notre Congrès doivent voter en personne au capitole à Washington DC, alors que plusieurs membres du Congrès ont déjà été testés positifs au virus. Nous commençons à constater un changement dans l'équilibre du pouvoir politique en raison de l'absence des sénateurs mis en quarantaine.

Il existe également un certain degré d'incertitude quant à la tenue de nos élections. Plusieurs élections pour les primaires démocrates dans certains États ont été reportées.  On s'inquiète même de savoir si l'élection présidentielle de novembre pourra avoir lieu. Bien qu’il soit encore temps de régler cette question, la capacité des politiciens à faire campagne auprès du public est indéniablement menacée.

En cas de pandémie, la nécessité d'un leadership fort est évidente. Nous avons vu des exemples remarquables comme le gouverneur Cuomo à New York, le gouverneur Newsom en Californie ou le gouverneur Inslee dans l'État de Washington qui ont pris des décisions difficiles en fermant des écoles et des entreprises pour contrôler la pandémie. Les dirigeants d'autres États ont été moins entreprenants : la Floride, par exemple, n'est toujours pas disposée à fermer ses entreprises, révélant ainsi une absence de coopération. Certains États commencent même à évoquer le fait de restreindre les voyageurs en provenance d'autres États et de fermer leurs frontières, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre civile américaine des années 1860.

 

Copyright: Johannes EISELE / AFP

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