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24/10/2023

Capter et traiter les données : le numérique au plus proche des patients

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Capter et traiter les données : le numérique au plus proche des patients
 Étienne Minvielle
Auteur
Directeur du Centre de Recherche en Gestion de l'École polytechnique

Et si la santé s’inspirait des algorithmes de recommandation des plateformes de musique en ligne pour mieux prévenir les risques ? De l’expansion de la télésurveillance à l’analyse des comportements des consommateurs, dans le champ de la prévention, le numérique marque une véritable rupture : la collecte des données et leur traitement par des algorithmes permettent désormais d’envisager des actions de prévention personnalisée en fonction du profil des patients. Cette approche offre notamment des opportunités majeures dans la lutte contre le cancer tout au long du parcours de soins, de l’identification des facteurs de risques à l’accompagnement des patients chroniques pour prévenir l’aggravation de la maladie. 

Dans cette interview pour l’Institut Montaigne, Étienne Minvielle, professeur à l’École Polytechnique et médecin de santé publique au centre Gustave Roussy, dresse un panorama des différents usages du numérique pour la prévention du cancer et revient plus précisément sur le dispositif de télésurveillance CAPRI. 

Comment définissez-vous le numérique en santé ? Quels sont les grands enjeux pour améliorer la qualité de vie des patients atteints de maladies chroniques et en quoi le numérique peut-il proposer des prises en charge innovantes ? 

Le numérique en santé renvoie à deux éléments différents. D’une part, le digital facilite les relations et la capture des données à distance. D’autre part, l’intelligence artificielle et l’algorithmique servent à traiter ces données afin d’affiner la compréhension des besoins des patients. Ce sont deux éléments de valeur ajoutée dans la prévention, car ils permettent de personnaliser le suivi, que ce soit en prévention primaire, secondaire ou tertiaire. Les patients sont en effet mieux cernés dans leurs besoins et demandes, ce qui permet d’adapter leur prise en charge. Le numérique permet ainsi la collecte de données des patients et leur collecte à distance. Ces données sont de trois natures : il y a des données cliniques, qui portent sur l’état de santé du patient, les données socio-économiques comme le lieu de résidence ou encore le régime hygiéno-diététique, et enfin des données comportementales comme la motivation à suivre son traitement. 

Dans le cadre du soin, la collecte et la transmission de ces données en temps réel aux professionnels de santé peuvent permettre de détecter plus rapidement les problèmes et de mettre en place une prise en charge plus précoce. Par exemple, le suivi à distance des patients sous thérapie orale peut permettre de détecter rapidement des effets secondaires délétères comme le syndrome main-pied et ainsi d’éviter une aggravation des symptômes. Sans ce type de suivi à distance, ces effets secondaires sont détectés bien plus tardivement. 

Le traitement algorithmique des données de santé peut aider à prédire les risques de cancer et déboucher sur un plan de prévention personnalisé.

Au-delà de leur utilisation directe dans le cadre du soin, l’usage secondaire de ces données est également prometteur car il peut permettre de personnaliser le repérage et la prise en charge des patients en prévention primaire. Dans le cadre du dépistage du cancer, le traitement algorithmique des données de santé peut aider à prédire les risques de cancer et déboucher sur un plan de prévention personnalisé qui prenne en compte les spécificités individuelles (biomarqueurs, hérédité, mode de vie, comportements en santé, etc.).

Le programme Interception de Gustave Roussy s’inscrit dans cette démarche et vise à identifier au plus tôt les personnes à risque augmenté de cancer afin de leur proposer un parcours de prévention adapté. 

Dans tous ces domaines de la prévention, le recueil et le traitement des données peuvent également permettre d’adapter la prise en charge au profil comportemental du patient. En oncologie où l’adhésion thérapeutique n’est pas totale avec environ un quart des patients qui ne prennent pas correctement leur thérapie orale, il peut être intéressant de collecter des données pour mieux comprendre le comportement du patient, sa motivation et pour avoir plus d’informations sur son mode de vie. Une mauvaise adhésion thérapeutique peut en effet être motivée par des facteurs qui n’ont rien à voir avec la maladie, tels qu’un environnement familial fragile ou encore des réticences à accepter un traitement imposé. Il existe donc un intérêt à récolter ces données sur les comportements du patient pour adapter la prise en charge, à l’image de ce qui fait avec l’analyse du goût du consommateur (des algorithmes des plateformes de musique qui génèrent des playlists personnalisées en fonction des chansons écoutées). 

Ainsi, d’un côté, le digital permet d’assurer des échanges plus rapprochés entre les individus et les professionnels de santé et de renforcer la réactivité de ces derniers. De l’autre, l’intelligence artificielle et l’algorithmique permettent de mieux adapter le repérage des patients à risque ou malades ainsi que leur prise en charge clinique. 

Vous avez notamment travaillé au développement du dispositif CAPRI, un outil numérique de suivi à distance des patients atteints de cancer sous chimiothérapie orale. Quels sont les principaux résultats de l’étude clinique conduite au centre Gustave Roussy ?

Le dispositif CAPRI propose un service de télésurveillance pour des patients atteints de cancer et qui suivent un traitement oral de chimiothérapie. La télésurveillance permet à l’équipe soignante d’interpréter à distance les données cliniques du patient recueillies sur son lieu de vie et de prendre éventuellement des décisions médicales pour sa prise en charge. Le dispositif CAPRI s’adresse à des patients chroniques, c’est-à-dire qui ne sont pas en rémission, et qui bénéficient d’une chimiothérapie orale qu’ils peuvent prendre à domicile. Les médicaments étant pour la plupart disponibles en pharmacie de ville, il n’est plus nécessaire de se rendre à l’hôpital pour recevoir son traitement. Ces patients, qui peuvent passer de longues périodes sans se rendre à l’hôpital, sont accompagnés à distance pour maintenir le lien avec l’équipe soignante et assurer la qualité de la prise en charge. 

Concrètement, CAPRI s’appuie sur une interface numérique qui permet de faire le lien entre les patients et des infirmiers de coordination à l’hôpital. Ces derniers assurent le suivi du patient et son accompagnement. En cas de nouveau symptôme ou de situation problématique, l’infirmier se réfère à un arbre décisionnel qui définit la conduite à tenir en fonction de l’état du patient et du besoin. Si la situation requiert l’intervention d’un médecin, le patient est réorienté chez un médecin en ville ou vers l’hôpital. Ces infirmiers jouent un rôle important car s’ils permettent d’optimiser le temps médical des oncologues tout en offrant un suivi personnalisé aux patients. CAPRI illustre la manière dont le numérique peut constituer un levier efficace pour organiser des équipes pluridisciplinaires autour des patients. 

Jusque-là, les résultats de l’initiative sont très positifs. Une étude randomisée a été conduite en 2020 avec plus d’un demi-millier de patients. Elle a permis de montrer que le dispositif a contribué à améliorer la qualité des soins, éviter des visites à l’hôpital et faire diminuer le nombre de patients qui ne prenaient pas leur traitement. Il s’agit donc d’une triple réussite joignant amélioration de la qualité des soins, de l’expérience patient et réduction importante des coûts de prise en charge. 

Le dispositif a contribué à améliorer la qualité des soins, éviter des visites à l’hôpital et faire diminuer le nombre de patients qui ne prenaient pas leur traitement.

Outre ses résultats positifs à l’hôpital, le dispositif CAPRI peut être amené à soutenir une meilleure coordination entre la médecine d’hôpital et la médecine de ville, centrale dans le déploiement du virage ambulatoire. En effet, l’outil numérique permet au médecin de ville et au pharmacien d’accéder aux informations relatives à la prise en charge du patient à l’hôpital et faciliter ainsi le suivi par les professionnels de ville. Le dispositif a été repris comme référence par la société Résilience

La France est l’un des premiers pays européens à rémunérer la télésurveillance depuis juillet 2023 : est-ce que ce cadre de droit commun peut contribuer à l’adoption à large échelle des outils numériques pour la prévention tertiaire ?

L’adoption d’un mode de financement forfaitaire de la télésurveillance constitue une avancée qu’on ne peut pas contester. Le fait qu’un décret ait été adopté au sujet de la prise en charge et du remboursement de la télésurveillance est un acte positif en soi. On peut identifier deux objectifs à ce mode de financement. Le premier est l’amélioration du système de santé, sous le triple prisme de la qualité des soins, de l'expérience du patient et du coût de la prise en charge. Le second objectif est de soutenir le lancement de la filière économique qui se développe dans le domaine du numérique en santé, avec un écosystème très dynamique de start-ups

L’adoption d’un mode de financement forfaitaire de la télésurveillance constitue une avancée qu’on ne peut pas contester.

Toutefois, ce décret ne représente probablement qu’une étape intermédiaire. Le mode de financement actuel, s’il est présenté comme un forfait, tient plutôt d’un double paiement à l’acte. Il présente de fait tous les défauts qui caractérisent ce type de rémunération, avec le risque d’une multiplication des actes de faible pertinence. La prise en compte de la pertinence dans la rémunération est pourtant d’autant plus importante qu’il existe un réel problème d’évaluation de l’impact de la télésurveillance.

En effet, les effets positifs de la télésurveillance, tels que la réduction des visites à l’hôpital, ne sont pas encore systématiquement démontrés. Il semble donc important de réserver la télésurveillance à des situations dans lesquelles il existe des éléments de preuves et dans le cadre de parcours spécifiques. À ce titre, l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale introduit en 2018, qui permet l’expérimentation de nouvelles organisations en santé, est particulièrement profitable. Il permet de prendre le temps d’évaluer les avantages et limites de ces outils numériques avant de les étendre à plus large échelle.

En somme, la télésurveillance est un levier prometteur pour adopter de nouveaux modes de suivi des patients, dans une optique de prévention tertiaire. Il s’agit moins de promouvoir les outils numériques eux-mêmes que d’encourager via le numérique une meilleure organisation entre les professionnels de santé et les patients dans le cadre de leur parcours. Dans cette optique, l’évaluation de la télésurveillance est centrale afin de favoriser des usages pertinents des outils numériques. 

Copyright image :  AFP / Geoffroy Van der Hasselt

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