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26/09/2023

Prévention : changer notre modèle "d'offre et de demande de risques"

Prévention : changer notre modèle
 Jean-David Zeitoun
Auteur
Docteur en médecine (hépato-gastroentérologie) et en épidémiologie clinique

Les activités humaines sont responsables de l’explosion des maladies chroniques, qui menacent la santé mondiale, embolisent nos systèmes de soins et pèsent lourdement sur les dépenses publiques. Tel est le constat cinglant dressé par Jean-David Zeitoun, docteur en épidémiologie clinique et gastroentérologue. Cette alerte signe l’aveu de faiblesse de nos systèmes de santé qui ont trop longtemps accordé la priorité au curatif sur le préventif, soignant les pathologies sans chercher à agir sur leurs causes. Dans son dernier ouvrage, Le Suicide de l’espèce (2023), Jean-David Zeitoun s’interroge sur les ressorts de ce paradoxe et esquisse des pistes d’action pour inverser la tendance et faire le pari de la prévention. Pour l’Institut Montaigne, il revient sur la production des risques principaux qui dégradent l’espérance de vie, et l’espérance de vie en bonne santé, des populations et il appelle à repenser nos politiques de prévention.

Après des siècles de progrès de la santé humaine et malgré les avancées de la médecine et de la science, l’espérance de vie stagne voire diminue. Quels sont les indicateurs les plus alarmants ? Cette situation concerne-t-elle l’ensemble des pays du monde ?

Les données récentes montrent effectivement un recul des progrès épidémiologiques qui ont marqué le monde occidental depuis le XVIIIe siècle : l’espérance de vie est légèrement en baisse dans certains pays riches, depuis 2014 aux États-Unis et depuis 2010 au Royaume-Uni, indépendamment des effets de la pandémie de Covid-19. Cette baisse de l’espérance de vie envoie un signal fort sur les risques auxquels nous sommes exposés.

Les indicateurs auxquels il faut prêter une attention particulière sont les indicateurs dits "précoces", par opposition aux indicateurs "tardifs". Pour rappel, un indicateur tardif rend compte d’un phénomène avec un décalage temporel souvent substantiel. C’est le cas de l’espérance de vie. Les indicateurs précoces permettent quant à eux de surveiller de près les "risques en croissance", qui prédisent souvent la survenue de problèmes plus tardifs (baisse de l’espérance de vie, apparition de maladies ou handicaps). 

Les [...] plus grands risques mondiaux sont l’obésité et la pollution [ainsi que] le changement climatique.

Les deux plus grands risques mondiaux sont l’obésité et la pollution, qui sont impliqués dans un grand nombre de pathologies parmi lesquelles le diabète, les maladies cardiovasculaires, les cancers, les troubles psychiatriques, l’infertilité ou encore les dérèglements hormonaux. Ces deux risques sont responsables respectivement de 5 millions et 9 millions de morts annuelles et continuent de croître de façon exponentielle. 

Le changement climatique constitue un autre risque majeur dont l’impact ne s’est pas encore matérialisé mais dont il n’est pas difficile d’imaginer l’ampleur à venir. L’atténuer devrait d’ores et déjà être mis à l’agenda des gouvernements. 

Les effets pathogènes de ces risques sont cumulatifs
et il est souvent difficile de différencier le rôle de chacun. De même, les dommages qu'ils provoquent ne sont pas instantanés.

Pour autant, leur progression est plus que préoccupante : le nombre de personnes atteintes de diabète dans le monde est passé de 108 millions en 1980 à 422 millions en 2014, et ce chiffre dépasse probablement les 500 millions aujourd’hui. De même, depuis 2000, l’OMS a recensé une augmentation de plus de 2 millions de décès dus aux maladies cardiovasculaires, représentant près de 9 millions de décès en 2019.

Aucun pays n’échappe au déclin de la santé humaine, quels que soient les indicateurs considérés. 

Le phénomène est planétaire et aucun pays n’échappe au déclin de la santé humaine, quels que soient les indicateurs considérés. 

Votre livre analyse l’explosion des risques liés à nos modèles de production et de consommation en termes "d’offre" et de "demande" de risques, pourquoi avoir fait ce choix ?

La dualité "offre / demande" est une façon de schématiser un sujet complexe de manière compréhensible. Si d’une part, on suppose que la population ne souhaite pas délibérément détériorer sa santé et détruire l’environnement, mais que d’autre part, beaucoup de risques sont en croissance, cela signifie qu’a priori certains individus vendent et d’autres consomment des produits toxiques qui causent les maladies chroniques. Cette image cyclique, de renforcement mutuel entre l’offre et la demande, permet de mieux comprendre comment ces risques peuvent persister et même progresser.

Pour comprendre le lien entre offre et demande, je me suis intéressé à mieux caractériser les différents types d’offres et de demandes et les ressorts de leur développement.

Certains individus vendent et d’autres consomment des produits toxiques qui causent les maladies chroniques.

D’abord, il y a une offre directe de risques, qui consiste à commercialiser des produits toxiques. Les industries du tabac, de l’alcool et de l’alimentation ultra-transformée entrent dans cette catégorie : leur modèle économique s’appuie sur la vente de ces produits.

Il existe aussi une offre indirecte de risques, qui correspond à l’externalité négative d’une activité donnée. La pollution est le cas le plus courant d’offre indirecte : les polluants ne sont pas commercialisés mais représentent une retombée de l’activité industrielle, qui peine à adopter des modes de production moins nocifs pour l’environnement en grande partie pour des raisons économiques. 

De même, il existe plusieurs types de demandes de risques, qui dépendent du degré de conscience des consommateurs : un individu peut consommer ou être exposé régulièrement à un produit toxique dont il ignore ou minore les risques (les informations étant indisponibles ou difficilement compréhensibles), ou dont il choisit d’ignorer les risques, souvent pour se procurer un plaisir immédiat au détriment de sa santé (c’est ce que l’on observe notamment dans les formes sévères d’addiction).

Dans tous les cas, il n’y a ni intention de nuire chez les industriels ni volonté d’adopter des comportements autodestructeurs chez les consommateurs. Ces phénomènes sont des produits involontaires, surtout en ce qui concerne la demande de risques. 

L’obésité s’est imposée comme un défi sanitaire mondial. Quelle responsabilité porte l'industrie alimentaire, que vous définissez comme dans l’un des principaux "offreurs de risque" ?

Les effets épidémiologiques liés à la production des risques connaissent des variations selon les pays du fait de l’intensité de l’exposition de leur population à ces différents risques. Dans ce paysage, l’obésité est un peu une exception : aucun pays ne parvient à réduire son incidence. Les pays développés sont les plus touchés par l’obésité (les pics de prévalence de l’obésité atteignent 25 % des hommes de 55 ans dans les pays développés contre 8,1 % des hommes de 45 ans dans les pays en développement), mais la progression de l’obésité est plus forte dans les pays en voie de développement : 3 % à 5 % par an au Mexique, au Ghana ou encore en Chine et au Vietnam contre 0,5 % en France. 

La cause principale de l’obésité est alimentaire et l’industrie en est très largement responsable. L’industrie agroalimentaire commercialise une alimentation ultra-transformée, avec à la fois une faible qualité nutritionnelle des aliments (qui contiennent par ailleurs de nombreux additifs et conservateurs) et une quantité excessive des produits disponibles à la consommation (les produits ultra-transformés captent jusqu’à 80 % du volume des principaux espaces de vente, supermarchés et hypermarchés).

La cause principale de l’obésité est alimentaire et l’industrie en est très largement responsable.

L’intention à l’origine du développement des produits ultra-transformés n’était pas négative ; les processus de fabrication ont été industrialisés pour produire beaucoup plus et ainsi nourrir la planète en plein boom démographique, tout en réduisant les coûts. Aujourd’hui, les conséquences délétères de l’ultra-transformation sont davantage documentées. Par exemple, des chercheurs de l’Inserm et l’INRA, dans un article paru au British Medical Journal en mai 2019, établissent une causalité entre ces produits ultra-transformés et des risques de maladies cardiovasculaires, de cancers, de mortalité prématurée et de symptômes dépressifs.

Afin d’améliorer la santé des Français, quel rôle les pouvoirs publics et les politiques de prévention peuvent jouer ? 

La prévention est le seul moyen pertinent d’inverser la tendance et d’empêcher l’expansion des maladies chroniques. 

La prévention est le seul moyen pertinent d’inverser la tendance et d’empêcher l’expansion des maladies chroniques. 

Mais il faut tenir compte des échecs des politiques passées  : l’obésité et le diabète sont en croissance depuis 30 ans, malgré toutes les politiques de prévention mises en œuvre. Cet échec s’explique largement par le choix des pouvoirs publics de ne pas réguler l’offre, la laissant de fait totalement libre. Or, agir sur la demande, c’est-à-dire tenter de modifier le comportement des consommateurs, est à la fois insuffisant pour réduire le risque et injuste, pour plusieurs raisons.

D’une part, les produits ultra-transformés restent en moyenne sensiblement moins chers que les produits frais. Si cette tendance s’observe en contexte économique plus stable, l’inflation alimentaire actuelle, qui avait atteint 14 % en janvier 2023 selon le Crédoc, contraint 41 % des ménages à restreindre leurs dépenses sur ce poste. Ainsi, les produits à moindre risque sont de plus en plus inaccessibles pour les individus les moins privilégiés.

D’autre part, la population est soumise à des messages contradictoires : elle est inondée de campagnes l’incitant à modifier son comportement alimentaire en même temps que son environnement déborde de sollicitations nocives (publicités, valorisation des produits transformés dans les rayons, conditionnement des aliments transformés). 

Agir sur la demande [sans réguler l'offre] est à la fois insuffisant pour réduire le risque et injuste.

Le Nutri-Score est l’exception à cette tendance. Innovation française mise en place en 2017, son système de notation très visuel, à base de couleurs et de lettres, transmet des informations accessibles aux consommateurs. Preuve de son efficacité, une étude de l’association UFC-Que Choisir publiée en avril 2023 a d’ores et déjà prouvé statistiquement que le Nutri-Score avait influencé non seulement le comportement des consommateurs, mais également des industriels, qui ont été amenés à modifier la recette de beaucoup de leurs produits afin d’améliorer leur score. Néanmoins, le Nutri-Score ne peut être le seul moyen : il faut résoudre les failles législatives et économiques qui laissent croître l’obésité et les risques de santé qui y sont associés.

Il faut résoudre les failles législatives et économiques qui laissent croître l’obésité.

En conclusion, une politique de prévention doit s’attaquer à l’offre et à la demande (et non viser la seule demande). Dans le cas de l’alimentation, il est indispensable de mettre en place des mesures permettant de généraliser une alimentation moins transformée et plus fraîche, tout en maintenant son coût au plus bas. La production alimentaire doit également recourir le moins possible aux pesticides, dont l’usage a des conséquences directes dans le développement de l’obésité.

Les deux principales approches sont légales et économiques. C’est vrai pour l’industrie agroalimentaire ainsi que pour toutes les industries qui produisent des risques. La loi (ou la régulation) doit permettre de fixer des normes de production visant à limiter les risques et la propagation des produits toxiques (taux de fructose ou d’additifs), et à réguler les campagnes publicitaires. L’intervention économique passe par un jeu de taxation/détaxation et doit pénaliser les produits mauvais et encourager les produits sains. Un accompagnement peut permettre aux industries de s’adapter. 

Agir sur la demande nécessite par ailleurs d’intervenir sur l’ensemble des déterminants de santé et non sur les seuls comportements individuels. Le champ d’action est large : lutte contre la pauvreté, éducation, promotion du lien social, préservation de la démocratie… 

Conduire une politique de prévention ambitieuse est la seule voie réaliste pour sortir du "suicide de l’espèce". Les gains potentiels sont majeurs : réduction des maladies chroniques, moindre pression sur le système de santé, réduction des dépenses. 


Copyright image : JOEL SAGET / AFP 

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