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22/10/2025
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Autonomie stratégique et compromis avec les États-Unis : face à la Chine, l'UE doit choisir la voix de la raison

Autonomie stratégique et compromis avec les États-Unis : face à la Chine, l'UE doit choisir la voix de la raison
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Au retour d'une rencontre informelle entre le think tank allemand Merics et l’Institut Montaigne, François Godement livre son analyse sur la place - inconfortable et périlleuse - de l'UE, prise en étau entre la Chine et les États-Unis. Alors que Washington et Pékin ont obligé la Commission européenne à acter la fin du multilatéralisme, que reste-t-il à faire ? Doit-on choisir entre la peste états-unienne et le choléra chinois ? Au contraire, nous montre cette tribune, quelle que soit l'amertume avec laquelle on considère la défection de l'allié américain, les arguments raisonnables nous incitent à le privilégier en même temps que l'on œuvre à notre autonomie stratégique.

Les Européens peuvent avoir l’impression de devoir choisir entre la peste et le choléra. D’un côté, le tsunami commercial de la Chine continue et les preuves de son soutien à la Russie se multiplient, sans même que les dirigeants chinois ne s’embarrassent de s’en cacher. De l’autre, la rhétorique de fermeté mise en avant par Donald Trump à l’égard de la Chine ne se traduit pas en actes : les succès du trio Bessent/Lutnick/Miran (ce dernier n’étant pas le moins important pour la stratégie) se sont essentiellement faits aux dépens des alliés et partenaires des États-Unis [Scott Bessent, Secrétaire au Trésor, Howard Lutnick, Secrétaire au Commerce, Stephen Miran, conseil de la Réserve fédérale]. Même si l’Union européenne a pour l’instant obtenu un traitement moins défavorable que d’autres partenaires de Washington, de nouvelles menaces et un climat général d’incertitude laissent planer une question majeure : quand bien même l’UE voudrait s’aligner sur la politique chinoise des États-Unis, laquelle devrait-elle suivre ? Celle d’hier, d’aujourd’hui ou de demain ? Par bien des aspects, les tactiques de négociation de l’administration Trump s’apparentent à celles de la Chine : diviser pour mieux régner et user de la force brute.

Quand bien même l’UE voudrait s’aligner sur la politique chinoise des États-Unis, laquelle devrait-elle suivre ?

Voilà, en résumé, la situation dans laquelle se trouvent les gouvernements européens et la Commission face à la Chine et aux États-Unis. On est familier des méthodes de la puissance chinoise - on a appris à les connaître à nos dépens - mais celles de Washington sont devenues illisibles et menaçantes.

Or, c’est bien Washington, plus que Pékin, qui est au centre du débat, tant il est vrai qu’on préfère les périls déjà éprouvés à ceux qu’on cerne mal. Les deux sont pourtant de taille…

Si rien ne change, l’UE - et ceux des États membres qui croient à tort pouvoir tirer seuls leur épingle du jeu - sera la cible de deux chasseurs aguerris : la Chine, et, on le déplore mais il faut se rendre à l’évidence, les États-Unis. Ou, pour reprendre une autre image, l’UE sera comme un lapin cerné par des phares qui l’éblouissent de part et d’autre de la route.

Ne pas bouger serait la pire des solutions. Il faut choisir : courir vers les champs ou rejoindre l’une des voitures. Pour se décider entre ces options, il convient d’observer les paroles et les actes de chacune des deux puissances.

Or, aussi détestables les vociférations de Trump soient-elles, en dépit du mépris que lui et ses associés manifestent pour le multilatéralisme, malgré le peu de foi que leurs alliés puissent leur accorder et même si leur chantage sur le numérique va contre les principes européens, c’est sans conteste la Chine qui doit le plus nous inquiéter. La démocratie est sous pression aux États-Unis mais elle est inexistante en Chine.

Les acteurs économiques les mieux informés le savent : d’ici cinq ans, des secteurs entiers de l’industrie européenne seront morts si rien n’est fait et qu’on laisse le tsunami commercial chinois les emporter. À fortiori dans le cas où le conflit commercial sino-américain perdure. En quatre ans, les exportations chinoises vers les États-Unis ont reculé de 10 %, tandis qu’elles ont progressé de 27 % vers l’UE. La dévaluation du dollar - et un renminbi ancré sur le dollar avec de faibles marges de variation - annonce des lendemains encore plus difficiles.

De plus, l’Union européenne des 27 est tiraillée entre des objectifs multiples - protection sociale, défense, transition verte, politique industrielle… - et n’a pas les moyens qui sont ceux d’un État-parti autoritaire capable de capter et d’investir l’épargne forcée de ses citoyens, ni ne dispose de la manne du capital-risque que procure au dollar son statut unique et son marché unifié - vraiment unifié, à la différence de l’euro.

Cependant, contrairement à ce que l’on entend trop souvent, la Commission en place a agi plus vite et plus efficacement que ses devancières : elle a accéléré les processus et produit de nouvelles politiques de défense commerciale et industrielle. Sans le dire ouvertement, elle a discrètement renoncé à son multilatéralisme de principe pour se convertir à un pragmatisme assumé dans les domaines du commerce et de l’investissement : le multilatéralisme commercial n’a guère de sens si vos principaux partenaires ne le pratiquent pas.

La Commission ne pourra pas aller bien plus loin sans l’appui des États membres : pour certaines décisions, l’unanimité est requise ; pour d’autres, il faut réunir une majorité qualifiée. Quant à l’idée d’avoir recours à un Sud global qui brandit le multilatéralisme en étendard, elle se heurte à la réalité. Dans les faits, les pays émergents et en développement n’invoquent le multilatéralisme que lorsqu’ils veulent nous dire non. Notre lapin ne s’en sortira donc pas par la voie des champs. Et pendant qu’on tergiverse, les États-Unis (ils l’assument) et la Chine (sous couvert de paroles conciliantes) se délestent allègrement de toutes les contraintes du multilatéralisme.

Cela fait vingt ans que l’on a pu expliquer les atermoiements de la politique européenne envers la Chine par des divergences d’analyse et de ligne politique entre États membres (mercantilistes contre libre-échangistes). Même en 2018 - juste avant le Covid et l’explosion des tensions commerciales - les divergences d’intérêts entre États membres empêchaient une réponse plus ferme face au défi chinois.

Aujourd’hui, le principal obstacle a changé : ce qui entrave l’action des gouvernements européens, c’est la paralysie des systèmes politiques et l’accumulation de défis concurrents. Submergés par la crainte d’un retour de bâton identitaire et populiste, les gouvernements se sentent obligés de prouver que leur "fibre nationale" passe avant leur engagement européen, bien qu’ils sachent qu’un conflit commercial avec la Chine provoquerait une poussée inflationniste sur fond de croissance molle. Jour après jour, les Européens ressemblent davantage aux économies en voie de développement dépendantes des produits chinois pour leur consommation courante. À la différence que nous n’en avons pas le dynamisme démographique…

La Chine fait bien sûr tout pour inciter les Européens à céder à la tentation de négociations bilatérales avec elle. Certains novices en politique, peu familiers du jeu retors et impitoyable d’un État léniniste, y croient comme leurs prédécesseurs y avaient cru. Ce n’est pas qu’il faille ne pas "parler à la Chine". Mais il faut être lucide sur les résultats qu’on peut en attendre.

Nous entonnons tous aujourd’hui l’hymne de "l’autonomie stratégique", mais dans les secteurs clés, cet objectif ne pourra être atteint qu’à moyen terme - ce qui ne nous dispense pas, à court terme, de devoir souvent choisir entre la Chine et les États-Unis. Cela vaut pour la défense, le numérique, la finance et même l’énergie. Or, parce qu’elle soutient la Russie sur les plans diplomatique, militaire (à travers les biens à double usage, qui vont des drones aux semi-conducteurs), financier (la Chine étant la principale porte de sortie du rouble vers le monde) et commercial (20 milliards de dollars de recettes annuelles pour Moscou en provenance de Pékin), la Chine représente une menace plus urgente et plus puissante que Donald Trump.

D’ici cinq ans, des secteurs entiers de l’industrie européenne seront morts si rien n’est fait et qu’on laisse le tsunami commercial chinois les emporter.

Nulle part en Chine on ne trouve de voix proposant un chemin alternatif : les purges y tiennent lieu de débat, et l’expansion du commerce mondial - moteur de la moitié de la croissance chinoise cette année - appuyée par un "Pacte vert" qu’aucune économie occidentale ne peut égaler (un tiers de sa croissance) reste sa ligne d’action privilégiée.

Inutile de mentionner la menace spatiale, hybride, ou le choc qu’entraînerait une confrontation directe autour de Taïwan : la Chine ne déviera pas de sitôt de sa trajectoire, et l’Europe ne dispose pas, seule, du levier nécessaire pour la contraindre.

Aux États-Unis, en revanche, il existe un débat sur la pertinence de la ligne politique adoptée. Pas tant au sein de l’administration - où un président capricieux soumet tout le monde à ses impulsions du moment- qu’à l’extérieur. Un récent article de Foreign Policy, signé par deux auteurs peu suspects de sympathie envers l’Europe (et encore moins envers la France), affirmait que les États-Unis avaient besoin de leurs alliés pour résister à la pression chinoise - et il ne parlait pas seulement du Quad asiatique : dans la phase dans laquelle nous sommes entrés - appelons-la celle de la doctrine Trump/Vance - et dont nous ne savons pas combien de temps elle va durer, chacun doit savoir que sur bien des dossiers, nous tiendrons ensemble… ou nous tomberons chacun de notre côté. 

Faute de choix européen affirmé, toute mesure protectrice prise par Trump contre la Chine - qu’il s’agisse de commerce, d’investissement ou de technologies - fera de l’Europe un marché ou un fournisseur de substitution. C’est la raison fondamentale pour laquelle la Commission a finalement imposé des droits de douane de 100 % sur l’acier. Si l’administration Trump persiste dans sa ligne dure, elle devra s’attaquer au problème du transit par les pays tiers et à celui de l’incorporation des composants (qu’il s’agisse de commerce ou d’investissement) : cela ne concerne pas seulement le Vietnam ou le Mexique, mais aussi une part significative des économies européennes. Et si Trump change de cap, peut-être influencé par une riposte chinoise, c’est naturellement vers Washington que Pékin fera des concessions. S’orienter vers la Chine, ou "faire du hedging" comme dit le jargon des initiés, serait pour l’UE une stratégie perdant-perdant.

Lors d’une importante réunion informelle organisée récemment à Berlin par l’Institut Montaigne et le think tank allemand Merics [Mercator Institute for China Studies], aucun désaccord majeur n’a été constaté entre responsables français et allemands. En revanche, un fossé énorme est apparu entre les analyses très affirmées des experts et du secteur privé, et les réponses souvent timides ou datées des représentants officiels. Dans des milieux où cela aurait été impensable il y a trois ans à peine, le mot "découplage" est désormais prononcé mais le décalage entre les décideurs économiques et les gouvernements tient en partie à la difficulté et au coût d’une réponse forte à la Chine.

À première vue, plusieurs mesures s’imposent (qui ne proviennent pas toutes de la réunion citée plus haut) :

  • décloisonner les silos entre administrations (défense et affaires étrangères d’un côté, ministères souvent économiques ou recherche de l’autre) - une fragmentation que l’on retrouve aussi à la Commission ;
  • instaurer une coordination beaucoup plus fréquente entre États membres pour suivre et contrer des tactiques chinoises sans cesse mouvantes ;
  • montrer à Pékin qu’un découplage total dans certains secteurs est une menace crédible - ce qui suppose d’en préparer à l’avance les moyens et les coûts ;
  • amener les responsables politiques à admettre que, quelles que puissent être leurs autres préoccupations immédiates, l’économie européenne sera à l’arrêt dans quelques années si nous n’agissons pas maintenant ;
  • avancer résolument vers le vote à la majorité qualifiée dans plusieurs domaines afin de bloquer le chantage ou l’entreprise de séduction de Pékin envers certains États membres ;
  • cesser de céder aux populismes ou aux intérêts sectoriels étroits dans les accords commerciaux ou technologiques avec des pays tiers (Mercosur, Indonésie, voire Inde) : retarder ces accords ne fait qu’ouvrir davantage la porte à la Chine ;
  • mettre fin aux rivalités fratricides entre industries européennes de défense et de l’aéronautique, y compris dans le débat entre normes OTAN et standards"ITAR free" : nous avons besoin des deux, mais cela ne sera possible que par davantage de coopérations industrielles, idéalement portées par le secteur privé plutôt que par des consortiums intergouvernementaux ;
  • enfin, lorsque la Chine intensifie un conflit commercial, les États membres doivent pratiquer la solidarité en soutenant les secteurs les plus touchés du ou des pays concernés. C’est l’esprit de l’Instrument anti-coercition adopté par l’UE en 2023 ; il doit maintenant être appliqué et étendu aux contre-mesures commerciales.

L’économie européenne sera à l’arrêt dans quelques années si nous n’agissons pas maintenant

Sans de telles mesures, l’épargne européenne et les investissements des entreprises ne se tourneront pas vers la Chine - où le climat s’est beaucoup durci envers les étrangers malgré un discours apaisant -, mais vers les États-Unis.

Ce flux ne fera que s’amplifier. Il ne faudrait pas interpréter la brève inversion de tendance consécutive à la seconde investiture de Donald Trump comme une direction pérenne. D’ailleurs, les investisseurs américains en Europe profitent aujourd’hui de l’occasion pour racheter des actifs stratégiques dans une économie affaiblie, qu’il s’agisse de l’immobilier ou des start-ups.

Tout cela laisse de côté ce que les initiés appellent les "politiques positives" : soutien à l’éducation, à l’innovation, à l’industrie, et recherche de ressources critiques - une liste sans fin, en somme, que nous pouvons appeler, pour la simplifier, la liste du rapport Draghi.

Mais cette liste a une condition préalable : les États membres doivent d’abord savoir ce qu’ils veulent le moins, et ceux en qui ils ont le moins confiance - puis faire, comme le disait Churchill de la démocratie, "le pire des choix à l’exception de tous les autres". Cela suppose des négociations difficiles et des compromis avec les États-Unis, sans le double langage que les politiques emploient pour se donner l’air d’être de fervents nationalistes ; et une détermination à pousser plus loin l’intégration européenne, comme lors des crises passées. Ce n’est que par ces deux démarches simultanées que nous pourrons rivaliser avec la Chine.

Dire que l’Union dispose désormais des instruments nécessaires et qu’il suffit de les appliquer, c’est ne pas prendre la mesure du défi. L’UE a accompli un travail considérable, mais les événements se sont accélérés et la géopolitique s’est durcie à un niveau inédit depuis le pic de la guerre froide. Et au mieux, notre Union n’est qu’à moitié achevée.

L’autre voie - relever le pont-levis de nos identités nationales et de notre souveraineté et se replier derrière - ne permettra jamais de résister aux immenses pressions extérieures. Cela ferait de nous, au mieux, une sorte d’ASEAN (une entité largement symbolique submergée par l’économie chinoise), au pire, l’équivalent de l’Amérique latine : le champ de bataille de la compétition entre Pékin et Washington.

Copyright image: Manon Cruz / POOL / AFP

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