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10/01/2024

2024 : dix idées fausses (ou presque) en géopolitique

2024 : dix idées fausses (ou presque) en géopolitique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

En géopolitique, les idées reçues sont légion. Il est facile de les répandre, il est bien plus compliqué de les nuancer, voire de les démentir. L’année 2024 s’ouvre avec son lot de menaces : guerre en Ukraine et au Proche-Orient, élections américaines, hostilité de la Chine, poids croissant du Sud global dans les équilibres internationaux, Iran aux aguets : rien d’inédit. Pourtant, la tentation de se croire prémuni contre le pire par une familiarité trompeuse avec ces enjeux de long terme serait une erreur. 

Michel Duclos, par son analyse, démasque certaines hypothèses trop répandues comme présomptueuses. Ce serait pessimiste si cela n'engageait pas à mener une politique plus résolue et mieux informée.

Nul ne peut douter que les perspectives géopolitiques pour 2024 s’annoncent plutôt sombres. Essayons de les évoquer de façon aussi désinvolte – ou peut-être finalement pas si désinvolte – que possible, en tentant de réfuter dix idées fausses – ou largement telles.

1 : La Russie sortira de toute façon affaiblie de son aventure ukrainienne.

On pouvait le penser en effet il y a quelques mois. Les perspectives apparaissent tout autres aujourd’hui : l’économie russe a tenu, malgré la politique de sanctions la plus globale jamais mise en place par les Occidentaux ; les indicateurs de remontée du PIB russe sont certes trompeurs, car la reprise est surtout tirée par les gigantesques dépenses militaires ; mais le pétrole et le gaz russes ont trouvé de nouveaux débouchés, et la finance russe de nouveaux points d’appuis ; les industries nationales de substitution se développent, une reconversion de l’économie russe vers le Sud global (du moins en Chine et en Inde) n’est pas exclue.

L’économie russe a tenu, malgré la politique de sanctions la plus globale jamais mise en place par les Occidentaux.

Si la guerre devait s’interrompre dans quelques mois, la Russie en sortirait donc debout et non KO comme on pouvait l’imaginer dans un premier temps. Il lui faudrait sans doute quelque temps pour reconstituer son arsenal militaire ; mais elle devrait pour l’avenir prévisible continuer à constituer une menace majeure pour les Européens. On est tenté de dire, une menace dans les deux cas : soit qu’elle ait dû reculer, et elle voudra se venger ; soit qu’elle ait marqué des points majeurs, et elle rêvera d’autres conquêtes en Europe.

2 : Les Ukrainiens doivent passer à une stratégie défensive (et négocier). 

C’est la thèse en vogue aux États-Unis. On en voit bien les raisons : le soutien américain va se tarir un jour ou l’autre ; l’offensive ukrainienne de l’été n’a pas réussi à percer les défenses russes ; les Ukrainiens, selon cette thèse, doivent désormais ménager leurs forces et s’apprêter à négocier.

En fait, si les dirigeants ukrainiens suivaient ce raisonnement, ils joueraient dans la main de Vladimir Poutine, en mesure de tenir le temps qu’il faudra pour que le soutien occidental s’amenuise ; le président russe peut aussi spéculer sur un découragement des populations ukrainiennes soumises à des raids de plus en plus meurtriers et, bien sûr, tabler sur un retour de Donald Trump. C’est pourquoi, dans son dernier interview à The Economist, le président Zelenski esquisse une posture certes défensive mais prévoyant aussi un déplacement du centre de gravité de la guerre vers la Crimée ; seule une menace forte de l’Ukraine sur la Crimée pourrait conduire Poutine à négocier, pour ne pas perdre ce qu’il considère comme le trophée absolu de deux décennies de règne.

3 : Les Israéliens ont adopté une attitude suicidaire face au Hamas

Il est exact en effet que leur acharnement sur Gaza risque de rendre la paix dans la région impossible pour des décennies, que l’État hébreu entre dans une période d’isolement peut-être sans précédent, qu’Israël enfin sortira de cette guerre avec sur les bras des problèmes gigantesques à gérer (à commencer par la gouvernance de Gaza). 

Ce à quoi les dirigeants israéliens – il est vrai divisés – peuvent opposer divers contre-arguments : si Tsahal devait arrêter maintenant son offensive, les dirigeants du Hamas, et notamment son chef militaire, Yahya Sinwar, sortiraient en héros nationaux palestiniens des tunnels où ils se terrent ; et le Hamas garderait la carte-clé des otages.

En outre, il ne faut pas sous-estimer le poids de la realpolitik : certes le conflit en cours interrompt le "processus d’Abraham" et notamment le rapprochement entre l’Arabie Saoudite et Israël ; mais les États arabes ont maintenant des raisons économiques (bénéficier de la technologie israélienne) et géopolitiques (équilibrer la menace de l’Iran, restaurer la protection américaine) de renouer un jour ou l’autre avec Jérusalem.

Il ne faut pas sous-estimer le poids de la realpolitik.

4 : L’escalade au Proche-Orient n’aura pas lieu. 

Parmi les éléments qui peuvent pousser les dirigeants israéliens à ne pas s’arrêter dans leur offensive sur Gaza, il y a le fait que Téhéran et le Hezbollah menacent beaucoup, mais agissent jusqu’ici avec prudence ; les chefs du Hamas en ressentent d’ailleurs de l’amertume ; la présence militaire américaine accrue dans la région exerce sans doute un effet dissuasif ; peut-être l’activisme des Houthis – qui tiennent le trafic en Mer Rouge en otage – et les attaques de diverses milices en Irak visent-ils à camoufler la tiédeur de l’Iran. 

Deux autres facteurs risquent cependant de jouer en sens inverse ; en premier lieu, une partie de l’establishment militaire israélien souhaite s’en prendre au Hezbollah ; que ce soit un choix délibéré ou non, les meurtres d’un chef du Hezbollah puis d’un chef du Hamas au Liban – et d’autres possibles à l’avenir – peuvent enclencher une escalade. En second lieu, la multiplication des tensions peut aussi entraîner, sans volonté délibérée des parties concernées, une montée en puissance du conflit. On peut aussi imaginer un scénario dans lequel celle-ci résulte de l’action conjuguée des extrémistes des deux côtés.

5 : Le Sud global n’existe pas.

Variante : les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud) sont trop divisés pour peser, plus encore maintenant qu’ils se sont élargis à l’Éthiopie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes Unis, l’Égypte et l’Iran.

Le Sud global n’existe peut-être pas, les BRICS+ ne sont d’accord en effet sur pas grand-chose, mais trois données devraient préoccuper les Occidentaux : il y a bien entre les pays concernés un lien souterrain qui est le ressentiment contre l’Ouest et le refus de la politique des sanctions ; l’abondance des candidatures au club des BRICS est révélatrice de la perte de prestige des Occidentaux (et inversement de l’attractivité de la Chine) ; enfin, derrière le label de Sud global, se profile la montée en puissance de "nouveaux Grands" du Sud – au premier rang desquels l’Inde, en rivalité avec la Chine pour le leadership du nouvel ensemble – en mesure aujourd’hui de tenir la dragée haute à l’Occident ; on le voit dans la guerre en Ukraine, où ces pays refusent de se plier à l’injonction d’isolement économique de la Russie. La guerre Israël/Hamas aggrave le clivage entre le Sud global et l’Ouest.

6 : L’Occident survivrait à Trump 2 comme il a survécu à Trump 1.

Oui bien sûr, et cependant les dégâts risquent d’être plus lourds que lors de son premier mandat : l’homme sera animé de la rage de la vengeance ; il aura tiré les leçons de son premier mandat et, cette fois, tout un dispositif l’entoure, qui à la fois travaille sur le programme et prépare des listes de nominations pour les grandes administrations. 

C’est surtout l’Europe qui sortirait affaiblie, voire démantelée, d’une "expérience Trump 2".

C’est surtout l’Europe qui sortirait affaiblie, voire démantelée, d’une "expérience Trump 2" : Washington mettrait au minimum l’OTAN sous tension, et mènerait le combat économique et politique contre l’UE. Il peut très bien débaucher l’aile illibérale des Européens ou simplement les gouvernements de la "Nouvelle Europe" (Centrale et orientale) en mal de réassurance de sécurité.

De ce point de vue, le retour de gouvernants pro-Europe à Varsovie peut être une chance mais à condition que les Européens commencent à s’organiser dès maintenant pour se prémunir contre les effets d’un retour de Trump. On ne voit pour l’instant se dessiner aucun mouvement de fond en ce sens.

7 : L’Europe géopolitique est arrivée.

Les Européens se sont surpris eux-mêmes en réagissant très vite à l’invasion de l’Ukraine : déploiement de sanctions sans précédent, réorientation en quelques mois vers de nouvelles sources d’énergie, utilisation de la facilité de paix pour financer l’armement de l’Ukraine, ouverture de négociations pour l’entrée de ce pays dans l’UE.

Depuis quelques semaines, ce sont les limites de ce sursaut qui apparaissent : les crédits de la facilité de paix sont épuisés et un nouveau paquet d’aide de 50 milliards d’euros pour quatre ans a été bloqué au dernier Conseil Européen. Le programme de 2 millions d’euros pour fournir des munitions et des obus à Kiev n’est réalisé qu’à 30 % sans que cela provoque de réactions dans les capitales européennes.

Et plus généralement, aucun plan d’ensemble ne se dessine au sein de l’Europe pour donner un second souffle au soutien militaire à l’Ukraine. Le risque aujourd’hui est que toute la discussion entre Européens se concentre sur les négociations pour l’entrée de l’Ukraine dans l’UE – c’est-à-dire une fiche de consolation, pas un vrai dessein géopolitique.

Aucun plan d’ensemble ne se dessine au sein de l’Europe pour donner un second souffle au soutien militaire à l’Ukraine

8 : Une crise sur Taiwan n’est pas pour demain.

Le président Xi a rappelé lors de ses vœux de Nouvel An que la réunification du pays était un objectif majeur du PCC (Parti Communiste Chinois). Les purges qui continuent dans l’armée peuvent signifier qu'elle n’est pas prête – mais aussi que le pouvoir chinois entend qu’elle le soit. Il apparaît probable cependant qu’une annexion de Taiwan par la force ne fasse pas partie des plans immédiats de Pékin. Le motif de fond derrière cette analyse n’est pas pour autant rassurant : c’est une stratégie d’étranglement progressif de l'île que déploie M. Xi. Les élections présidentielles dans quelques semaines à Taiwan ne changeront pas cet état de fait.

D’autres facteurs peuvent cependant amener les dirigeants chinois à se lancer dans une action de force : une conjoncture internationale où l’Amérique apparaîtrait en position de faiblesse ; une trop grande dégradation de la situation intérieure chinoise qui pousserait Pékin à chercher un dérivatif extérieur ; la crainte qu’en raison du réarmement des puissances régionales (Japon et Australie notamment), une "fenêtre d’opportunité" puisse se refermer dans quelques années pour Pékin.

9 : Les grands risques d’escalade géopolitique restent au total sous contrôle.

Tout ce qui précède dément une telle assertion. Outre les aléas des deux guerres en cours (Ukraine, Gaza) et la plausibilité d’un retour de Trump, ajoutons deux risques majeurs dans les prochains mois. Après les États-Unis et son intervention en Irak, après la Russie et son invasion de l’Ukraine, rien ne garantit que la Chine ne sera pas à son tour saisie par l’hubris. 

L’Iran peut aussi considérer qu’une fenêtre d’opportunité lui est ouverte pour accéder à l’arme nucléaire.

Au grand jeu des surprises géostratégiques, l’Iran peut aussi considérer qu’une fenêtre d’opportunité lui est ouverte pour accéder à l’arme nucléaire : son grand ennemi israélien est occupé ailleurs ; la discorde entre les cinq puissances nucléaires peut lui assurer une certaine garantie d’impunité ; la Russie dépend en partie de l’Iran (et de la Corée du Nord) pour soutenir son effort de guerre en Ukraine.

10 : Quels que soient les dangers, la sécurité de la France n’est pas vraiment en cause.

En 1945, la France s’est trouvée dans une situation pour elle historiquement sans précédent : elle n’était plus en première ligne ; puis la dissuasion nucléaire, à partir des années 1960, est venue la conforter dans son sentiment d’immunité stratégique ; en outre, les deux quinquennats du président Macron verront un doublement de notre budget militaire.

Devant la montée des périls, les dirigeants français devraient cependant se poser la question suivante : suivant le précédent dramatique des années de l’entre-deux guerres mondiales, la posture militaire du pays n’est-elle pas en dissonance avec son système d’alliance ? La France se perçoit en effet comme un leader, peut-être le leader, d’une Europe en quête d’affirmation. Or son système de défense d’une part l’isole (caractère purement national de la dissuasion) et d’autre part reste tourné largement vers le grand large. Ainsi la Loi de Programmation Militaire – très ambitieuses (413,3 milliards d’euros pour les armées sur la période 2024-2030) – qui vient d’être adoptée ne prévoit pas un renforcement majeur de la contribution française à la défense territoriale de notre continent. À un moment où, comme on l’a vu précédemment, on ne peut plus douter que la Russie va rester pour longtemps une menace stratégique.

Pour sortir de cette contradiction, le moment est venu pour la France de contribuer beaucoup plus à la défense de l’Ukraine.

Puisque c’est la saison, formons un vœu : que le gouvernement français prenne la tête d’un sursaut européen, en proposant, par exemple, un grand emprunt de l’Union européenne pour soutenir l’armement ukrainien, et en passant commande, aux côtés de Londres, de missiles moyenne portée permettant à Kiev de frapper les positions russes en Crimée. 

Formons un vœux : que le gouvernement français prenne la tête d’un sursaut européen.

Copyright image : Sergei SUPINSKY / AFP

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