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13/02/2020

L’Irlande opte pour le changement d’Eire

Trois questions à Sonia Delesalle-Stolper

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L’Irlande opte pour le changement d’Eire
 Sonia Delesalle-Stolper
Journaliste à Libération

Le Sinn Féin, le parti nationaliste irlandais, a bousculé l'équilibre politique traditionnel lors des dernières élections législatives et s’impose aujourd’hui comme la deuxième force politique du pays. Sonia Delesalle-Stolper, journaliste à Libération, nous explique les raisons de cette percée historique qui bouscule les deux grands partis de centre-droit jusqu'ici habitués à se partager le pouvoir.

La victoire du parti Sinn Fein s'inscrit-elle dans le contexte marqué par le Brexit ? la récente sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a-t-elle joué un rôle dans l’issue du scrutin ?

Non, pas vraiment. Le Brexit n’a en fait joué aucun rôle dans la campagne. Seul le Taoiseach (le chef du gouvernement), Leo Varadkar, a essayé de l’utiliser pour démontrer ses capacités de négociateur, le fait qu’il a su rassembler derrière l’Irlande la solidarité des 26 autres États membres de l’Union européenne. Mais ces arguments n’ont eu aucun impact puisque son parti, le Fine Gael, est arrivé à la troisième place du scrutin. Les élections se sont jouées sur des critères bien plus concrets, très précis et considérés comme bien plus urgents que le Brexit. La crise du logement, l’augmentation significative du nombre des sans-abris ou les déficiences du système de santé ont été au coeur des préoccupations des électeurs.

La crise du logement, l’augmentation significative du nombre des sans-abris ou les déficiences du système de santé ont été au coeur des préoccupations des électeurs.

Le Sinn Fein, et à sa tête sa dirigeante Mary Lou McDonald, ont su très précisément jouer sur ces questions en insistant sur leur capacité à apporter des solutions concrètes (programme de construction en masse de logements abordables, taxation des plus riches) face à deux partis historiques, le Fine Gael et le Fianna Fail, tous deux de centre-droit et dont les politiques sont assez similaires (même si le Fine Fail se place sans doute un peu plus à gauche économiquement que le Fine Gael). Le Sinn Fein s’est de plus présenté comme l’alternative du "changement", face à deux partis qui gouvernent en alternance depuis 1921, la partition de l’Irlande et l’indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni.

Ce désir de changement, de lassitude face à un système bi-partite se reflète dans l’électorat. Ce sont les plus jeunes, et les plus défavorisés, qui ont voté en masse pour le Sinn Fein.

Comment son héritage de représentant politique de l’IRA est-il vécu aujourd'hui ? A-t-il encore un sens ?

Cet héritage a encore un sens pour la population la plus âgée, celle qui a grandi pendant les Troubles en Irlande du Nord (entre 1968 et 1998, qui ont tué plus de 3 500 personnes). L’électorat du Fine Gael par exemple, traditionnellement plus âgé, est ainsi catégoriquement opposé à toute idée de coalition ou d’accord avec le Sinn Fein. Pour beaucoup d’entre eux, ce parti reste un pariah, d’autant que la perception que le Sinn Fein n’a jamais complètement condamné ce soutien à l’IRA reste très présente. Mais ce n’est pas la vision de la jeune génération pour laquelle le Sinn Fein est devenu un parti comme un autre, ou presque. Cette évolution a pris du temps, elle a commencé au lendemain de l’Accord de paix du 10 avril 1998 (l’Accord du Vendredi Saint), avec les premières tentatives du Sinn Fein de s’implanter au sud de l’île, dans la République d’Irlande, alors qu’il avait été jusque là cantonné à l’Irlande du Nord. Petit à petit, le Sinn Fein s’est imposé en misant énormément sur des campagnes locales.

Mais le tournant est sans nul doute intervenu en 1998, avec l’accession à la tête du parti de Mary Lou McDonald, une Irlandaise née à Dublin en 1968, dans un quartier aisé et qui n’a pas connu les Troubles, ou alors de loin. Pour les jeunes électeurs, cette période appartient désormais à l’Histoire. Selon un sondage Ipsos-MRBI pour l’Irish Times, 51 % des Irlandais jugent d’ailleurs que le Fine Gael et le Fianna Fail ont eu tort d’exclure initialement toute alliance avec le Sinn Fein pour former un gouvernement (le Fianna Fail a semble-t-il infléchi depuis sa position).

Aujourd’hui, la question de la réunification n’est pas forcément une urgence pour les Irlandais qui auraient plutôt tendance à appréhender le risque d’un nouveau choc économique.

C’est peut-être là que la question du Brexit réapparaît puisque, d’une certaine manière, elle a remis au coeur des conversations cette période des Troubles et également la notion de réunification de l’île d’Irlande. Cette aspiration était la raison d’être du Sinn Fein, elle reste au coeur de son programme mais n’est plus son unique but. Les électeurs qui ont élu députés des membres du Sinn Fein ne l’ont pas fait parce qu’ils sont particulièrement en faveur de la réunification. Ce sont les notions plus terre-à-terre, citées plus haut, qui les ont motivés. Aujourd’hui, la question de la réunification n’est pas forcément une urgence pour les Irlandais qui auraient plutôt tendance à appréhender le risque d’un nouveau choc économique, après celui de la crise financière et celui à venir, dont peu doutent, des conséquences du Brexit. La participation probable du Sinn Fein au gouvernement irlandais ne va pas forcément accélérer la marche vers la réunification. Mais elle entraînera peut-être un débat sérieux sur la question plus tôt que prévu.

Dans un article de juillet 2019 publié sur le site de l'Institut Montaigne, vous écriviez que l’Irlande était immunisée contre le populisme. Le recul des partis centristes Fianna Fail et Fine Gael confirme-t-il la tendance européenne plus large d’une perte de soutien pour les partis classiques et une montée du populisme ?

Oui et non. Oui si l’on estime que le Sinn Fein est un parti populiste. C’est un parti marqué très à gauche, qui n’a, pour le moment, jamais fait l’expérience du gouvernement en Irlande. S’il participe au gouvernement en formation (les négociations pourraient durer plusieurs semaines, en 2016, lors des dernières élections il avait fallu attendre 63 jours), il lui faudra prouver qu’il peut être à la hauteur de ses promesses. S’il échoue, il n’y a pas de doutes qu’il sera très vite sanctionné dans les urnes. Cela a été le cas aux récentes élections européennes et locales, ce qui explique aussi pourquoi le Sinn Fein a choisi de ne présenter que 42 candidats aux législatives, se privant du même coup d’une victoire plus définitive. La situation irlandaise est très particulière, avec un clivage traditionnel entre des partis de droite et de gauche qui n’existait pas jusqu’à présent. Le vote des électeurs reflète plus un ras-le-bol de ce manque d’alternative, de cet entre-soi de la politique traditionnelle et peut-être aussi un désir de plus de "normalité", avec une alternance politique plus marquée.

La situation irlandaise est très particulière, avec un clivage traditionnel entre des partis de droite et de gauche qui n’existait pas jusqu’à présent.

En revanche, le danger aujourd’hui est que le parti qui s’alliera au Sinn Fein pour gouverner, probablement le Fianna Fail, perde sa raison d’être. Certains de ses électeurs déçus par l’association avec le Sinn Fein pourraient rejoindre dans l’opposition le Fine Gael qui deviendrait alors le parti "de droite" alors que le Sinn Fein incarnerait la gauche. C’est encore une supposition, puisque nous n'en sommes qu'aux premiers jours des négociations pour la formation d’un gouvernement.

Non, dans la mesure où, en dépit des problèmes cités plus haut, en dépit d’une immigration forte, aucun des quelque 30 candidats issus de l’extrême-droite n’a été élu. En fait, aucun n’a même réussi à obtenir suffisamment de voix pour se voir rembourser leurs frais de campagne. En moyenne, ces candidats ont obtenu 1 % voire moins des votes dans les circonscriptions où ils se présentaient. En ce sens, l’Irlande ne semble pas suivre la tendance dans certains pays européens où les partis issus de l’extrême-droite connaissent une poussée significative. Et ce, en dépit d’un système à la proportionnelle supposé les favoriser.
 
Le résultat de ces élections et le succès du Sinn Fein reflètent peut-être plus une forme de maturité de la démocratie irlandaise. Les électeurs ont peut-être jugé qu’elle était assez solide pour pouvoir absorber dans son paysage un parti au passé compliqué, sachant qu’en cas de déception, ils seront en mesure de le sanctionner dans les urnes.

 

Copyright : Ben STANSALL / AFP

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