À ces arguments, on serait tenté d’en ajouter un autre : sur le plan symbolique, une sorte d’équilibre pourrait émerger de l’après assassinat de Soleimani ; du côté américain, Trump peut présenter le scalp du général iranien comme venant s’ajouter à celui de Baghdadi ; du côté iranien, l’image mythique du général martyr, héros des idéaux de la République islamique, sera très utile pour la propagande du régime. Elle sera utilisée entre autres par Téhéran pour tenter de retourner contre les Américains la colère des Irakiens (chiites) descendus dans la rue depuis début octobre pour protester contre la corruption des autorités de Bagdad et la tutelle de l’Iran.
Ne tranchons pas ici entre les différentes écoles de prédictions ; indiquons quelques repères pouvant éclairer l’action des dirigeants européens :
- Accord nucléaire : il était prévu que le gouvernement iranien annonce en début de semaine un cran supplémentaire dans son programme de mise en cause progressive de ses obligations au titre de l’accord nucléaire (JCPOA). Les décisions rendues publiques par Téhéran confirment que les autorités iraniennes, en rétorsion à l’élimination du chef de la force Al-Qods, ont choisi une "option haute" (un quasi retrait de l’accord), sans aller jusqu’à se soustraire aux contrôles de l’AIEA, sans doute pour se ménager une ultime passerelle avec les Européens. Il devient cependant de plus en plus difficile pour ceux-ci d’entretenir la fiction selon laquelle "le JCPOA peut encore être sauvé" ;
- Irak/Daesh : le plus grand enjeu dans l’immédiat de l’après Qassem Souleimani porte sur le sort de l’Irak. Le parlement irakien a adopté dès dimanche 5, sur présentation du premier ministre, une motion demandant le retrait des forces américaines destinées à combattre Daesh. On peut penser que l’Iran va mettre tout son poids dans la balance pour s’assurer du départ des Américains et obtenir ainsi par des moyens politiques ce qui était le but des manœuvres sanglantes du général Soleimani. C’est un gouvernement en sursis qui tient faiblement les rênes du pouvoir à Bagdad en ce moment ; il n’est pas certain par ailleurs que l’Irak puisse aller très loin dans l’émancipation vis-à-vis de Washington. Le fait est, cependant, que la présence américaine en Irak ne tient plus qu’à un fil. Conséquence particulièrement dommageable pour les Européens : la coalition contre Daesh de même que la présence américaine dans le Nord-Est syrien ont toutes chances d’être des victimes collatérales de l’escalade actuelle entre l’Amérique et l’Iran ; outre la Russie, c’est Daesh qui est dans l’immédiat le principal bénéficiaire de la mort de Qassem Soleimani ;
- Les alliés régionaux de l’Amérique : en troisième lieu, les prochains jours diront si les États-Unis ont vraiment réussi à "rétablir la dissuasion" autour de leurs intérêts. Les tweets menaçants de Donald Trump peuvent indiquer que lui-même n’en est pas complètement certain. Ce qu’il faut relever, c’est que, pour l’instant, la dissuasion n’a pas été restaurée en ce qui concerne les alliés, notamment régionaux, de l’Amérique. L’Arabie saoudite, voire les Émirats arabes unis, restent en particulier des cibles vulnérables à de nouvelles attaques du type de celle du 14 septembre. Si l’Iran doit "se venger", ce pourrait être en priorité, dans l’immédiat, en menaçant ses voisins du Golfe.
Dans ces conditions, on peut comprendre que les dirigeants européens aient eu pour premier réflexe d’appeler les différents acteurs régionaux à la retenue et à la désescalade. Ils n’ont pas approuvé le raid américain contre le général Soleimani. Il leur appartient de faire passer auprès des Iraniens et de leurs alliés un message de réalisme : Trump a de facto changé ce que les militaires appellent les "règles d’engagement" dans la région ; personne ne peut plus tenir pour assuré que les Iraniens eux-mêmes seront épargnés en cas d’attaques par des proxies contre des intérêts américains. Les Européens doivent ajouter mezzo voce que de nouveaux pas pour se rapprocher de l’arme nucléaire apparaissent particulièrement imprudents dans le contexte de cette nouvelle équation stratégique.
Au-delà de tels messages, il serait opportun que l’Europe – marginalisée sur le plan militaire – puisse présenter une double initiative politique : de soutien à des mesures de stabilisation de l’Irak, d’une part ; d’encouragement à un dialogue de sécurité entre les pays de la région, d’autre part. Les voisins de l’Iran, comme on l’a indiqué, sont sans doute en première ligne d’une potentielle contre-offensive iranienne mais, face à une menace américaine devenue beaucoup plus sérieuse, l’Iran a peut-être intérêt à ne pas multiplier les fronts. Une concertation sur ces lignes avec la Russie, mais aussi la Chine, l’Inde et le Japon, intéressés comme l’Europe à une désescalade, pourrait être utile.
Copyright : Yasin AKGUL / AFP
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