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18/12/2020

La phase post-vérité de la réponse turque à la pandémie

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La phase post-vérité de la réponse turque à la pandémie
 Evren Balta
Auteur
Politologue
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie

Pour la majorité des gens, ce fut un choc. Cependant, pour celles et ceux qui suivent les travaux des experts et avaient donc connaissance de la propagation rapide du coronavirus à l’étranger, et doutaient de la fiabilité des chiffres officiels, la tournure de la situation épidémique en Turquie n’est pas une surprise. Son ampleur, elle, en est une. Le 25 novembre, le ministre de la Santé turc, Farhettin Koca annonçait que 28 351 nouveaux cas de Covid-19 avaient été détectés au cours des dernières 24 heures, propulsant immédiatement la Turquie vers le sommet des classements des contaminations quotidiennes par pays (5e pays le plus touché dans le monde, premier en Europe). La veille, le 24 novembre, ce chiffre était seulement de 7 381. Qu’est ce qui pourrait bien expliquer le fait que ce chiffre ait quadruplé en une seule journée sans qu’il n’y ait eu de changement majeur dans les pratiques de test ? La réponse a tout de suite semblé claire : les chiffres fournis par les autorités étaient depuis un certain temps faussés, et ce stratagème avait atteint ses limites.

La première vague

La Turquie a su mettre en place des mesures drastiques relativement tôt au cours de la première vague. Elle a été parmi les premiers pays européens à interdire les vols depuis et vers la Chine, a fermé ses frontières à tous les voyageurs sauf ses ressortissants et résidents, incité à la distanciation sociale, suspendu les grands événements et rassemblements, fermé les écoles et les commerces non-essentiels, mis en pause de nombreux services publics et confiné certains publics fragiles. Bien que la priorité du gouvernement turc ait toujours été de maintenir la capacité productive du pays et que ces mesures n’aient pas complètement étouffé la propagation du virus, le nombre de cas a baissé de manière régulière depuis le premier pic mi-avril et ce jusqu’à la fin du mois de mai.
 
Il est important de noter, comme nous l’avions vu dans un précédent article, que la propagation rapide du virus n’a pas saturé le système de santé turc comme cela a pu être le cas dans de nombreux pays occidentaux. Le taux de mortalité est resté bas comparé à la plupart des autres pays, ce qu’on peut expliquer par une combinaison de facteurs :

  • La démographie – la Turquie a une population relativement jeune ; 
     
  • Un système de solidarité fondé sur la famille - une culture familiale où les maisons de retraite - épicentres de la première vague de la pandémie dans de nombreuses sociétés occidentales - sont un sujet tabou ;
     
  • L’organisation de son système de santé - les hôpitaux sont concentrés dans les villes où il y a eu le plus grand nombre de cas, la Turquie est dotée de nombreux lits de réanimation, et son personnel médical est expérimenté et dévoué.

Ce succès relatif au cours de la première vague a renforcé la confiance du gouvernement. Il est devenu clair à l’approche de l’été que l’économie turque avait beaucoup souffert du confinement. Celle-ci était déjà en crise avant que la pandémie ne vienne bouleverser le monde, et sa structure la rendait particulièrement vulnérable au crash financier provoqué par la pandémie de Covid-19. Autre facteur important, le gouvernement, choisissant d’ignorer que le tourisme est un des secteurs les plus affectés partout au monde, a fait le choix de préserver le plus possible l'activité touristique. 

La Turquie était déjà en crise avant que la pandémie ne vienne bouleverser le monde, et sa structure la rendait particulièrement vulnérable au crash financier provoqué par la pandémie de Covid-19.

Confiant en sa capacité à gérer la crise, le gouvernement de l’AKP a sans surprise décidé de donner de l’air à l’économie pour sortir d’une crise s’aggravant chaque jour, et a annoncé un retour à la normale le 4 mai 2020.

Retour à l’anormal

Le gouvernement a décrit le processus de levée des diverses restrictions comme le début d’une "nouvelle normalité". Cependant, cette nouvelle normalité s’est matérialisée à la fois par la levée des restrictions, mais aussi par le déplacement de la responsabilité dans la propagation de l’épidémie depuis l’État vers les citoyens.

Le ministre de la Santé a défini cette nouvelle normalité comme une forme de vie sociale contrôlée et a appelé les gens à respecter les règles de distanciation sociale et d’hygiène, et à porter des masques. Le gouvernement n’a dès lors cessé de pointer du doigt les citoyens pour leurs manquements à ces règles en diffusant les images de personnes prises en flagrant délit d’infraction et en accusant la société de propager le virus.

Cette nouvelle normalité voulait que les citoyens soient prudents et évaluent bien les risques en sachant que l’intervention étatique serait minimale. L’État n’a pas joué le rôle de nounou mais celui de garde. Les amendes pour non-port du masque étaient très hautes, et les écrans de télévision diffusaient constamment des images de policiers punissant les gens ne respectant pas les règles. Le schéma suivant s’est imposé : si des mesures restrictives étaient réimposées, la société ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, tandis que si la situation s’améliorait, c’était grâce au gouvernement.

Les centres commerciaux ont rouvert le 11 mai malgré les réserves des professionnels de santé et des experts. Les dernières restrictions ont progressivement été levées et début juillet, la vie avait presque repris comme avant. Les voyages nationaux ont de nouveau été autorisés et les frontières ont en grande partie rouvert ; les lieux publics ont rouvert ; les crèches, garderies ou auto-écoles ont repris leur activité ; et les hôtels, motels ou auberges ont recommencé à accueillir du monde. Les horaires raccourcis et le télétravail ont pris fin. Fin juillet, les événements publics, comme les services religieux, les rassemblements, les mariages etc., ont repris, bien qu’avec certaines limites. Les mosquées et les centres commerciaux ont complètement rouvert et le confinement des plus de 65 ans a été reconduit mais sous une forme assouplie.

Cela n’a pas empêché les professionnels de santé, notamment l’Association médicale turque, de critiquer cette normalisation, la qualifiant de prématurée et avertissant sur la possibilité d’une deuxième vague en octobre. Cette normalisation a cependant été accueillie avec enthousiasme par la population, lassée psychologiquement des mesures et préoccupée plus par la perte de revenu provoquée par les confinements que par les considérations sanitaires. Le "succès" de la stratégie turque est devenu si indispensable que les mesures de précaution, mais aussi la relative confiance en l’expertise et la science, sont passées à la trappe.

Le schéma suivant s’est imposé : si des mesures restrictives étaient réimposées, la société ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, tandis que si la situation s’améliorait, c’était grâce au gouvernement.

Cette nouvelle normalité a accouché du scénario redouté par les experts, à savoir une recrudescence marquée du nombre de cas. Le nombre de décès a commencé à augmenter rapidement en août (voir graphique 1), soulevant l’étendue du problème. Cette reprise épidémique aurait dû être affrontée par de nouvelles restrictions, mais adopter ces mesures aurait voulu dire renoncer à la "success-story", et aurait infligé de nouveaux dommages économiques. Ainsi, le gouvernement a choisi de plutôt mettre l’accent sur la responsabilité individuelle et de s’élancer dans un programme de maquillage des chiffres.

Figure I - Source : Données quotidiennes Covid-19 du ministère de la santé turc

Normalisation par les statistiques

Depuis le début de la pandémie, les données statistiques constituent (presque) les seules références fiables afin de mesurer le succès ou l’échec d’un gouvernement. Ceci a fait de ces données un objet politique. Le gouvernement turc a procédé à de nombreuses opérations visant à maquiller les chiffres et brosser le portrait d’une réussite face au virus. Pendant la première vague, seuls les patients testés positifs étaient comptabilisés. Les patients testés négatif mais qui avaient été diagnostiqués comme infectés au Covid-19 sur la base de radios et d’examens cliniques étaient quant à eux exclus des totaux.

Au fur et à mesure que l’épidémie se propageait, et bien que la capacité de test eût augmenté, les autorités n’ont pas mis en place de programme de test systématique, et ont changé de nombreuses fois les protocoles de test. Au cours de l’été, des fuites venant des hôpitaux ont révélé que les protocoles avaient changé et que les médecins ne pouvaient plus tester les cas contacts asymptomatiques des patients Covid-19. Il est devenu presque impossible pour un citoyen ordinaire de se faire tester sans présenter d’importants symptômes du Covid-19.

La stratégie la plus originale et controversée conçue par le gouvernement a été de changer la terminologie des données publiées. À partir du 29 juillet, les rapports quotidiens publiés par le ministère de la Santé donnant les chiffres sur la situation épidémique dans le pays ont abandonné le terme de "cas", le remplaçant par celui de "patients". Ce changement est d’abord passé relativement inaperçu avant que des irrégularités n’émergent avec le temps et que le pourcentage de morts, ainsi que le nombre de patients se trouvant dans des situations critiques, n’augmentent. Un document rendu public par un député du principal parti d’opposition (Parti républicain du peuple, CHP) Murat Emir, a révélé que le nombre de nouveaux cas de Covid-19 en Turquie était 20 fois supérieur aux chiffres annoncés par le ministère de la Santé.

Le gouvernement, prompt à exiger de ces citoyens qu’ils respectent les règles pour contenir le virus, et qui n’a pas hésité à les réprimander au moindre écart, ne les a jamais informés de la gravité de la situation.

La pression s’intensifiant, le ministre de la Santé Fahrettin Koca a fini par admettre le 30 septembre que les chiffres officiels diffusés depuis le 29 juillet ne comprenaient pas les gens testés positif au virus mais ne montrant pas de symptômes. Koca a aussi expliqué que tous les chiffres fournis depuis cette date parlaient de "patients" et non de "cas", confirmant que le gouvernement turc avait complètement modifié son comptage sans en informer le public, et avait décidé de ne pas comptabiliser les tests positifs si les patients semblaient asymptomatiques. La plupart des autres pays incluent, comme le recommande l’OMS, les cas positifs asymptomatiques. L’organisation définit un cas positif comme "une personne dont l’infection au Covid-19 a été prouvée en laboratoire, quels que soient les symptômes et les observations cliniques".

L’attitude de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a été encore plus choquante, et potentiellement plus dommageable à terme. Les chiffres diffusés par l’OMS ne faisaient aucune mention du fait que les asymptomatiques n’étaient pas inclus dans le total de cas, et ce même après que la Turquie l’a officiellement annoncé. L’organisation n’a même pas ajouté une note ou un avertissement à ses chiffres, et pendant plusieurs mois, la Turquie avait officiellement moins de cas que l’Autriche, la Hongrie, ou la Serbie - trois pays beaucoup moins peuplés que la Turquie. L’OMS a à la place félicité la Turquie pour ses efforts dans la lutte contre le Covid, mettant en avant l’augmentation considérable du nombre de tests pratiqués et la politique d’isolation de tous les cas positifs au Covid-19, quels que soient leurs symptômes. Le bureau de l’OMS en Turquie a récemment annoncé que l’organisation ne savait pas que les chiffres fournis par la Turquie ne comprenaient que les patients, et non les cas.

Un combat perdu d’avance ?

Un grand nombre de pays ont imposé de nouvelles mesures - couvre-feux, confinements régionaux, interdictions des rassemblements - alors que la deuxième vague de l’épidémie commençait à se faire sentir. Les mesures initialement prises par la Turquie ont surtout été cosmétiques, sauf en ce qui concerne la fermeture des écoles - une mesure que la plupart des pays européens n’ont pas reconduite, considérant qu’elle mettait en péril la jeunesse. Ces chiffres comptabilisant uniquement les patients, et non les cas positifs, n’ont pas entrainé la mise en place de mesures sérieuses malgré les nombreux avertissements des professionnels de santé et de l’Association médicale turque, qui ont été perçus par le gouvernement comme des tentatives de déstabilisation de sa politique de lutte contre le Covid. Le chef d’un des partis de la majorité présidentielle, M. Devlet Bahçeli, a même accusé l’Association médicale turque de répandre de fausses informations et de semer la panique, et a demandé sa fermeture administrative, ce qui a fait tomber encore plus bas le moral des professionnels de santé.

Tandis que le virus se répandait de manière désormais incontrôlable, la Turquie renonçait à toute l’avance initialement prise. Bien que les personnes âgées de plus de 65 ans soient priées de rester chez elles, la propagation rapide du virus parmi les jeunes a fait augmenter les risques pesant sur les personnes âgées. Le taux de contamination chez les jeunes a aussi mis sous tension le système de santé car les contaminations n’étaient désormais plus concentrées dans les grandes villes mais s’était répandue partout ailleurs dans le pays, où les foyers sont plus grands et incluent plus de personnes âgées, sans parler des villes moyennes où le nombre de lits d’hôpital et de réanimation par habitant est plus faible. Enfin, les personnels de santé, après de longs mois à combattre la propagation rapide de l’épidémie, ont commencé à montrer des signes d’épuisement.

Le 25 novembre, alors que la propagation de l’épidémie échappait désormais à tout contrôle, le ministre de la Santé Koca a finalement décidé de fournir le "vrai" nombre de cas et non juste de patients, et imposé des mesures plus strictes dont des couvre-feux nocturnes et pendant le week-end. Ces mesures, annoncées très tardivement, demeurent cependant plus limitées que celles adoptées au cours de la première vague. Même si les restaurants et les écoles ont été fermés, les mosquées et les centres commerciaux sont toujours ouverts. Au moment de l’écriture de cet article, le 8 décembre, aucune interdiction de voyage, qu’elle soit nationale ou internationale, n’avait été mise en place. Dans ces conditions, la Turquie a rapidement grimpé dans les classements mondiaux des contaminations, occupant même la première place.

La réponse turque à la pandémie est ainsi un exemple clair de l’ère post-vérité dans laquelle la politique s’inscrit désormais, dans laquelle la réalité n’entretient plus de connexion avec les faits et est détournée afin de répondre aux exigences politiques et économiques.

Tandis que la panique et la surprise de la première vague disparaissaient et que la confiance augmentait, les faits et les avis des experts ont été de plus en plus marginalisés, leurs points de vue étant même vus comme une menace à l’intérêt national. Les principes même d’une gouvernance saine, comme la transparence, la responsabilité, la participation ou la confiance ont complètement disparu. Les citoyens étaient tenus de bien comporter, mais n’avaient aucune idée de la gravité de la situation.

Finalement, malgré tous les désirs du gouvernement et son besoin de succès, l’ère de la post-vérité qui a permis la réponse turque à la pandémie a aussi transformé une victoire en défaite pour nous livrer à un hiver qui s’annonce rude.

 

Copyright : Adem ALTAN / AFP

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