Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
12/11/2018

La fin de l’Etat-nation ? Partie 1, les glissements de souveraineté induits par la technologie

Imprimer
PARTAGER
La fin de l’Etat-nation ? Partie 1, les glissements de souveraineté induits par la technologie
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques

Et si, parmi les bouleversements à venir, il était désormais nécessaire d’ajouter celui concernant la fin des États-nations ? En cette période de déglobalisation, on observe une réaffirmation de la souveraineté des Etats avec, notamment, l’apparition de gouvernements exprimant une volonté de se réapproprier leurs destins. Cependant, la menace à laquelle font face ces Etats, et tous les Etats-nations en général, n’est peut être pas le libéralisme et la mondialisation comme beaucoup argueraient, mais la révolution numérique et les méta-plateformes qui, de façon croissante et continue, sont capables de leur tenir tête. Dans ce premier volet, Gilles Babinet analyse ces glissements de souveraineté induits par la technologie.

L’origine des Etats-nations

Une part importante de notre monde moderne s’est structurée en 1648 lors de la signature du traité de Westphalie, qui définit les États-nations comme seules entités souveraines pour réguler des territoires qui encore à ce jour représentent les pays. Déjà, ce changement d’échelle, qui désintermédia les petits seigneurs locaux, fut la conséquence de révolutions technologiques qui permirent, entre autres, la rationalisation de l’usage du canon, capable de mettre à bas n’importe quelle muraille de château-fort, rendant ainsi désuet l’échelon du potentat local. 

Quelques facteurs ont permis aux États-nations d'asseoir durablement leur souveraineté et de l’affirmer au travers d’un bornage précis de frontières sur un espace considérablement accru : des investissements militaires dans un système d'armes moderne au sein duquel est privilégié l'usage de la poudre à canon, une organisation postale facilitant le fonctionnement d’une gouvernance plus centralisée, une comptabilité publique limitant la prévarication, une gestion plus efficace de l’émission monétaire, etc. Jusqu’à aujourd’hui, une majorité de conflits armés ont commencé justement parce que ces frontières ont été contestées, démontrant si cela était nécessaire que la notion de souveraineté était prioritairement liée au territoire.

La redéfinition des territoires

Près d’un demi-millénaire plus tard et à l’heure de la virtualisation des techniques, de l’information et de son traitement, on peut être en droit de se demander si l’espace géographique reste toujours ainsi déterminant. Sous nos yeux, une évolution progressive mais inéluctable semble à l'œuvre. Des petits symboles de l'Etat régalien se transfèrent ainsi au privé : le courrier passé de La Poste à WhatsApp (les jeunes générations ignorent l'email), les cartes topographiques passées d'institutions publiques et militaires à des acteurs totalement privés comme Apple ou Google Maps. La data est devenue une matière première plus déterminante que toute autre, et seule une poignée d'entreprises génère désormais une puissance économique et d'influence inégalée. Il s’agit des méta-plateformes, que représentent les acteurs dont la taille critique est telle qu'elle leur permet d'accroître sans cesse la quantité d’informations qu’elles maîtrisent, et en conséquence d’augmenter l'intimité avec laquelle leurs algorithmes nous scrutent et nous analysent.

La data est devenue une matière première plus déterminante que toute autre.

La puissance de ces entreprises est donc de plus en plus liée à leur capacité à utiliser l'or noir du 21ème siècle, à savoir la data. Ainsi, quelle entreprise peut réussir, en partant de zéro, à disposer de près de 10 milliards de dollars de revenus en seulement quelques années ? C'est la prouesse que vient pourtant de réussir Amazon avec son service Prime Video et cela grâce à sa capacité à savoir quels pourraient être les films que chacun de nous préférera.

De la cohabitation avec les méta-plateformes 

Avec une valorisation ayant dépassé les 4100 milliards de dollars, les cinq plus grandes entreprises technologiques américaines (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ont symboliquement surclassé en valorisation le PIB de l’Allemagne (3ème économie mondiale). Désormais, lorsque Tim Cook ou Mark Zuckerberg viennent à Paris, ce sont eux qui décident de ceux qu’ils accepteront de rencontrer dans le personnel politique. A bien des égards, ils se posent en égaux des chefs d’Etats, imposant leurs horaires aux Ministres, refusant initialement une rencontre avec le Sénat (pour Mark Zuckerberg) et même prétendant ne pas avoir le temps de rencontrer le Ministre de l’économie, pour l’un des dirigeants des tycoons digitales américaines.

Sur un plan plus concret, ces entreprises sont désormais omniprésentes dans les négociations internationales, qu’il s’agisse du récent Règlement général sur la protection des données (RGPD), des accords concernant le traitement des données échangées entre l’Europe et les Etats-Unis, ou encore de la remise en cause des grands principes fiscaux, telle que l’OCDE l’envisage dans le cadre du projet BEPS (érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices). 

Le directeur des affaires publiques de l’une de ces compagnies faisait d’ailleurs observer que lorsqu’il était en charge des relations avec les pouvoirs publics au sein d’une grande entreprise traditionnelle américaine, il obéissait sans négociations aux injonctions des régulateurs : "then, we complied". A présent, il ne peut envisager de ne pas négocier durement auparavant : "we don’t surender without negociating hard first". L’argument avancé est que les fonctionnaires et politiciens ne comprennent pas la technologie et qu’il faut donc mettre tout son poids dans la balance pour éviter les mauvaises décisions.

Désormais, lorsque Tim Cook ou Mark Zuckerberg viennent à Paris, ce sont eux qui décident de ceux qu’ils accepteront de rencontrer dans le personnel politique.

Il ne s’agit toutefois pas uniquement de défendre des intérêts économiques, mais aussi, pour ces acteurs issus de l’Ouest américain, de favoriser une vision du monde portée par les valeurs mêmes avec lesquelles la Californie a été fondée : un esprit frondeur et libertarien, largement la conséquence d’hommes et de femmes qui avaient choisi de s’établir dans ces régions reculées pour s’éloigner de l’esprit corseté des grandes villes de l’Amérique de l’Est.  

Cet esprit libéral a plus tard été renforcé par la révolution conservatrice qui a emmené Reagan et Thatcher au pouvoir dans les années 80 ; "In this present crisis, government is not the solution to our problem", affirmait ainsi Reagan en janvier 1981 ; une idée qui rejoignit alors l’esprit de ceux qui, un siècle plus tôt, soutenaient les institutions centrales. Depuis lors, n’a cessé de se renforcer l'idée que les acteurs privés, en faisant usage de la technologie, pourraient se substituer avec profit aux fonctions généralement remplies par l’Etat et ses services publics.

Des transferts de souveraineté massifs à venir ?

Les coups de boutoirs sont répétés à différentes occasions et à fréquence régulière. L’un des plus célèbres d’entre eux se déroula lors d’un dialogue aux consonances dramatiques entre le FBI et Apple ; le premier souhaitant disposer des clés pour pouvoir lire les messages cryptés de l’iPhone d’un des deux terroristes ayant abattu 14 personnes lors de l’affaire de San Bernardino. Apple refusa de donner les clés de ses smartphones en invoquant les risques que cela faisait courir à la confidentialité des données de l’ensemble des clients d’Apple. A d’autres reprises, Apple se targua de défendre des droits fondamentaux, comme le droit à la confidentialité des conversations, pour s’opposer à l’Etat américain

Certains transferts de souveraineté s’effectuent parfois avec l’appui explicite des institutions publiques.

Certains transferts de souveraineté s’effectuent parfois avec l’appui explicite des institutions publiques. Ainsi le droit à l’oubli, une mesure promue par le G29 (le groupement des régulateurs européens de la protection des données personnelles) et largement soutenu par la CNIL française, délègue directement aux plateformes la décision de traiter les requêtes de citoyens européens souhaitant supprimer un lien qui les incriminerait. 

Quotidiennement, ce sont des centaines de milliers de messages qui sont retirés par les 10,000 modérateurs de Facebook, transférant ainsi la gestion de la liberté d’expression à des acteurs privés. Si l’on peut espérer que Facebook fasse ce travail en respectant les droits des minorités, ce n’est certainement pas le cas de nombreuses autres plateformes, à l’instar de Gab, le réseau social utilisé par le tueur de Pittsburg

Actuellement, et sur un autre plan, plusieurs pays (dont les USA) envisagent de permettre aux acteurs privés de se faire justice eux-mêmes lorsqu’ils sont victimes d’une cyber-attaque (hack-back), en retournant des technologies offensives vers l’émetteur présumé de l’attaque. L’ironie est de se souvenir que c’est précisément afin d’éviter que tout un chacun se fasse justice lui-même que l’on avait créé les institutions modernes. Dès lors, de quelle manière repenser le rôle de ces institutions et plus largement de l’État-nation ? Le deuxième volet de ce billet abordera la question du potentiel des plateformes pour les services publics, et du rôle des gouvernements en conséquence.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne