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09/07/2019

La fin de la suprématie américaine ?

Échange entre Soli Özel et Stephen Walt

La fin de la suprématie américaine ?
 Soli Özel
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie
 Stephen M. Walt
Professeur en affaires internationales à la John F. Kennedy School of Government

Stephen M. Walt est un ardent défenseur du mouvement réaliste en relations internationales. Actuellement titulaire de la chaire Robert and Renee Belfer en affaires internationales à la John F. Kennedy School of Government de l'Université Harvard, Walt a récemment publié The Hell of Good Intentions : America's Foreign Policy Elite and the Decline of U.S. Primacy, un livre très critique à l'égard de la politique étrangère américaine et des élites en charge de son élaboration. Ses livres précédents comprennent The Origins of Alliances, Revolution and War, Taming American Poweret le très controversé The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, qu’il a coécrit avec John Mearsheimer. En plus de ses articles universitaires, il contribue régulièrement à la section VOICE du site web du magazine Foreign Policy. Pour discuter de l'avenir de l'ordre mondial, des relations transatlantiques, du statut de la Russie et recueillir le point de vue d’un réaliste sur le défi que représente actuellement la Chine, Soli Özel, Visiting Fellow spécialiste en relations internationales à l'Institut Montaigne, a rencontré Walt en mars dernier dans son bureau à l’école JFK. Il lui a également parlé de son dernier ouvrage, ainsi que des thématiques qu'il y aborde.

SOLI ÖZEL

Vous critiquez avec force le consensus libéral qui entoure la politique étrangère. Vous estimez que la vision qu’avait l'Amérique de son propre rôle dans le monde après la guerre froide a eu des conséquences désastreuses sur l'élaboration de sa politique étrangère et sa position à l’international. Dans votre dernier livre, vous affirmez que tout au long du XIXe siècle, les États-Unis ont bénéficié de la protection de l'ordre mondial dirigé par les Britanniques, mais en ont seulement profité pour accumuler du pouvoir. Ils ne sont intervenus que deux fois, lorsqu'il y avait des problèmes en Europe. Or les États-Unis ont également été très interventionnistes en Amérique latine. Deuxièmement, même un critique de gauche comme William Appleman Williams soutient que le sentiment de "destin manifeste" est profondément ancré dans la politique étrangère et la conscience politique américaines. Comment purger la politique étrangère américaine de cette idéologie ?
 
STEPHEN WALT

L'idéologie joue un rôle crucial, et les États-Unis décident aujourd'hui de partir en croisade pour les deux raisons suivantes, entre autres : 

  • ils sont très puissants ;
  • la culture politique américaine est imprégnée d'un ensemble de valeurs libérales qui s'avèrent intrinsèquement universelles. 

En effet, si tous les êtres humains ont les mêmes droits, le pays le plus puissant du monde, qui prétend croire en ces principes, a donc la responsabilité d'aller aider les Rwandais, les Libyens, les Bosniaques, les Iraniens, et toute autre personne dont les droits sont niés. Il est donc relativement facile de convaincre un pays libéral de se lancer dans ce genre de croisade, surtout lorsqu'il est très puissant et qu'il n'a pas de vrais rivaux, ce qui n’était pas le cas après la guerre froide. Je partage aussi votre point de vue quant à notre comportement passé. Prenez l'histoire des États-Unis : nous sommes presque la grande puissance la plus expansionniste du monde moderne. Au départ, nous étions 13 petites colonies, mais nous avons rapidement conquis toute l'Amérique du Nord et on ne peut pas dire que ça se soit fait en douceur. Nous avons décimé la population indigène et confiné les survivants dans des réserves. Nous avons conquis une partie des terres du Mexique et nous sommes intervenus à plusieurs reprises en Amérique latine. 
 
Jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient relativement sélectifs, et plutôt réticents à l'idée de s'impliquer dans les grandes luttes de pouvoir lointaines. C'est ce qui distingue l’Amérique d’aujourd’hui et celle d’avant-guerre, et ce qui explique le succès de cette dernière. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, nous n'avions jamais assumé de rôle à l’international et nos interventions étaient relativement limitées, même dans notre propre région du monde. Les Etats-Unis devraient essayer de maintenir leur position dans l'hémisphère occidental, même si peu gens de gauche seraient de cet avis aujourd'hui. Si d'autres grandes puissances, comme la Chine, commençaient à intervenir près de nos côtes, les États-Unis devraient forger des alliances ou établir des partenariats étroits avec d'autres pays d'Amérique latine, afin d’empêcher des puissances extérieures de s'établir de manière significative dans cet hémisphère.

SOLI ÖZEL

Vous recommandez également que les États-Unis quittent lentement mais sûrement l'Europe, et que les Européens assument davantage la responsabilité de leur propre sécurité. En fait, vous dites que les États-Unis ont rendu un mauvais service aux Européens, et les ont tant aidés qu'ils sont devenus dépendants de cet appui. D'autres cependant pensent qu'il est important de préserver l'OTAN à un moment où la puissance asiatique prend de l’ampleur. 
 
STEPHEN WALT

Premièrement, il est peu probable que l'Europe et l'OTAN permettent aux États-Unis de traiter avec la Chine. L'Asie est très loin de l'Europe, et cela ne représente pas un intérêt vital pour les Européens, qui attendent impatiemment de tisser des liens économiques importants avec une Chine prospère. Si les États-Unis souhaitent faire le contrepoids de la Chine en Asie, la politique étrangère américaine devrait accorder davantage d'attention à nos divers alliés asiatiques et oeuvrer à renforcer notre propre présence sur place. L'Europe n'a pas de rôle militaire à jouer sur ce plan et n’a sans doute pas envie de compromettre ses relations économiques. Donc, si nous demandions à l’OTAN de monter à bord de ce projet, en plus des efforts pour contenir la Chine, les Européens refuseraient, ce qui, en mon sens, serait tout à fait judicieux.

Deuxièmement, si l'on veut maintenir l'OTAN, il faut que l’organisation se structure autour de ce qui préoccupe le plus les Américains. Et à l'avenir, cette préoccupation sera la Chine. Par conséquent, le nouveau pacte transatlantique - et je ne dis pas que cela va nécessairement se produire, mais il est probable que les choses se passent ainsi - impliquera que nous, Américains, restions attachés à l'Europe. Mais en contrepartie, les Européens accepteront de limiter leurs relations économiques avec la Chine. Il est certain qu'ils ne font pas de commerce de haute technologie avec la Chine, surtout en ce qui concerne leurs applications militaires.

Je pensais que la montée en puissance de la Chine et l'intérêt américain pour la Chine, ainsi que la diminution de l'intérêt américain pour l'Europe, allaient s'additionner et se renforcer l’un l’autre.

Si les Européens craignaient suffisamment de perdre le lien avec les Etats-Unis, ce scénario pourrait être réaliste. J’ai eu plusieurs doutes à ce sujet. Je pensais que la montée en puissance de la Chine et l'intérêt américain pour la Chine, ainsi que la diminution de l'intérêt américain pour l'Europe, allaient s'additionner et se renforcer l’un l’autre. Il est possible que les Européens soient tellement préoccupés par le fait de perdre la protection américaine, la "police d'assurance" américaine en d’autres termes, qu'ils soient prêts à faire des compromis supplémentaires et à s’aligner avec nous. Si un navire de guerre américain est menacé ou coulé par un sous-marin chinois dont le moteur diesel-électrique a été construit en Allemagne, cela aura des conséquences sérieuses en politique américaine. Il est cependant possible que les Européens s'inquiètent de plus en plus du cas chinois. 

Enfin, comme vous l'avez suggéré, certains Européens sont de plus en plus préoccupés par les pratiques commerciales de la Chine, et il existe un consensus croissant aux États-Unis autour d'une politique commerciale plus conflictuelle vis-à-vis de la Chine. Les entreprises s'inquiètent des coûts d'une guerre commerciale, mais je pense qu'elles reconnaissent que la Chine n'a jusqu’à présent pas respecté les règles. Le problème, c'est que l'approche de l'administration Trump n'a pas été aussi efficace qu'elle aurait pu l'être. Au lieu de rester dans le Partenariat Trans-Pacifique et de travailler avec nos alliés asiatiques et européens pour s’opposer à la Chine de manière unie, Trump s’est plongé dans des différends commerciaux avec presque tout le monde. 

SOLI ÖZEL

Et la Russie ? Vous dites que si nous n'avions pas poussé avec autant d’énergie en faveur de l'élargissement de l'OTAN, ses craintes historiques, qui sont profondément enracinées, n'auraient pas resurgi. Mais la Russie n'est pas seulement une puissance défensive, elle peut aussi être une puissance agressive. Bref, que pensez-vous de la question russe ? 
 
 
STEPHEN WALT

Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Les grandes puissances sont très sensibles à ce qui se passe autour de leurs frontières, et qui concerne les régions qui les ont longtemps préoccupées. Les États-Unis - et l'UE - ont donc fait preuve de naïveté, si ce n’est d’incompétence, en croyant que nous pouvions continuer à étendre l'OTAN et l'UE vers l'Est dans la sphère d'influence traditionnelle de la Russie - y compris en Géorgie et en Ukraine - sans qu’elle ne réagisse. Il semble que l'administration Obama n'ait jamais pensé que la Russie puisse faire dérailler le mouvement de l'Ukraine vers l'UE, ce que Moscou considérait clairement comme le premier pas vers un enjeu de sécurité plus large. Nous aurions dû nous attendre à ce que les Russes décident d’intervenir pour interrompre ce processus. L'Occident a clairement mal géré ses relations de l'après-guerre froide avec la Russie. Cela ne veut pas dire que la Russie est irréprochable, ni que l'annexion de la Crimée était légale ou légitime. Ce n'est évidemment pas le cas. Mais bon Dieu, regardez tout ce que nous avons fait au cours des 25 dernières années.

Deuxièmement, nous avons exagéré la menace que représente la Russie à long terme. Cette dernière a fait plus d’ingérence dans la politique intérieure par le biais de Facebook et des réseaux sociaux qu'elle n'en fait avec son armée. Il est probable que cela continue d'être le cas parce que, selon tous les indicateurs disponibles, la Russie est en déclin. Son économie dépend des ventes de gaz et de pétrole, sa population vieillit et décline, et elle est privée de la plupart des progrès technologiques qui assureront la prospérité à l'avenir. Ce n'est pas une future superpuissance. L'économie de la Russie est maintenant plus petite que celle de l'Italie ou du Canada. Et voici un conseil : on ne s'empare pas du monde avec une économie de la taille de celle de l'Italie.

Les grandes puissances sont très sensibles à ce qui se passe autour de leurs frontières, et qui concerne les régions qui les ont longtemps préoccupées.

Les membres européens de l'OTAN dépensent trois à quatre fois plus que la Russie en défense chaque année. Ces dépenses ne sont certes pas optimisées, mais ces États ont clairement les moyens de se protéger. L’ironie c'est qu'il serait bon pour l'Europe, la Russie et les États-Unis d'essayer de parvenir à un accord, mais c'est probablement impossible sous Trump, étant donné que ses propres relations avec la Russie sont très ambiguës. Il serait bon pour l'Europe que la Russie cesse d'intervenir en Ukraine et cesse de menacer les États baltes ou d'interférer dans la politique intérieure européenne. Il serait bon pour la Russie de ne pas avoir à s'inquiéter du mouvement continu des institutions politiques occidentales vers l'Est, et donc que l'OTAN et l'UE cessent de s’étendre dans un futur proche. Enfin, il serait bon pour les États-Unis que Moscou et Pékin commencent à s'éloigner l’une de l’autre, plutôt que de continuer à travailler ensemble.

Il existe donc un accord potentiel qui pourrait être bon pour les trois parties concernées. 

SOLI ÖZEL

La Chine est-elle vraiment la puissance ascendante que l’on prétend ? A-t-elle la même envergure que l'Allemagne du XIXe siècle, la France du XVIIIe siècle, la France napoléonienne ou l'Union soviétique ? Sommes-nous dans une seconde guerre froide ou est-ce encore différent ?

STEPHEN WALT

Je ne pense pas que nous soyons en train de vivre une seconde guerre froide. Je ne pense pas que la Chine possède encore les mêmes capacités que l'Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques avaient acquis leurs propres armes nucléaires. Ils avaient une grande armée conventionnelle. La menace réelle qu'elle représentait était peut-être légèrement exagérée, mais elle n'était pas non plus triviale, ni imaginaire. L'idéologie communiste a attiré des millions de sympathisants dans le monde entier, et avait un attrait magnétique pour beaucoup de gens. Il était donc compréhensible que beaucoup s'inquiètent de la propagation de cette idéologie, en particulier à l'ère de la décolonisation. Les raisons de prendre le défi soviétique au sérieux étaient donc nombreuses.

La Chine n'a pas encore atteint ce stade.

Le niveau d'animosité entre les sociétés américaine et chinoise n'est toujours pas aussi élevé qu'il ne l'était entre les Soviétiques et les Américains pendant la guerre froide.

Je dis souvent que lorsque les milliardaires américains des fonds d’investissement commenceront à acheter des condominiums à Shanghai pour avoir un endroit où aller si la situation se détériore aux États-Unis, alors ce sera le signe que quelque chose a vraiment changé. Nous sommes pour l’instant encore assez loin de ce scénario.

Le niveau d'animosité entre les sociétés américaine et chinoise n'est toujours pas aussi élevé qu'il ne l'était entre les Soviétiques et les Américains pendant la guerre froide. Pensez au maccarthysme des années 1950 aux États-Unis, et à certains de ses analogues en Union soviétique. Enfin, on ne sait pas encore si la montée en puissance de la Chine est inexorable ou non, et si elle ne s’est pas juste attaquée au plus facile en passant de pays très pauvre avec 150 $/habitant en 1978 à environ 9 000 $/habitant aujourd’hui. C'est certes remarquable, mais beaucoup de pays ont accompli cette même transition, sans pour autant poursuivre leur progression. Certains appellent ça le piège du revenu moyen. Passer de 10 000 $ à 30 000 $ par habitant, c'est compliqué. Aux États-Unis aujourd’hui, c’est entre 50 000 et 60 000 $ par habitant. Il reste donc encore beaucoup de chemin à parcourir pour que la Chine devienne aussi riche que les États-Unis.

En outre, sa démographie constitue pour la Chine un défi considérable pour les prochaines décennies. Sa population va diminuer et l'âge médian va augmenter prodigieusement. 

SOLI ÖZEL

Et Huawei ?
 
STEPHEN WALT

Je ne dis pas que les Chinois n'ont pas développé d’industries fortes. La question est de savoir s'ils peuvent en développer dans tous les secteurs économiques importants. Xi Jinping a déclaré qu'il souhaitait que la Chine devienne leader dans le secteur des technologies de pointe. Le mythe selon lequel la technologie chinoise a cette capacité magique de permettre à ses utilisateurs de faire toutes sortes de choses est un écran de fumée. Certains disent que la technologie Huawei est un véritable cheval de Troie, qui empoisonnera nos sociétés si nous nous y fions. D’autres disent qu’un jour, quelqu'un en Chine sera capable d'appuyer sur un bouton et d'arrêter l'économie américaine, tant nous devenons dépendants de certains logiciels chinois. Je pense que c'est un peu tiré par les cheveux. Si ce scénario finit par se concrétiser, ce sera parce que nous n'y avons pas prêté attention, pas parce que les Chinois sont en train de mettre en place une stratégie nébuleuse.
 
SOLI ÖZEL

La "Belt and Road Initiative" ne vous fait pas peur non plus ?
 
STEPHEN WALT

Le pouvoir de la "Belt and Road Initiative" est aussi très exagéré dans le débat public. Ce ne sera pas l'outil d'influence fiable que la Chine espère. Elle n’est capable d’exercer de l’influence que grâce à la corruption. Lorsque les Chinois viennent investir dans un pays, beaucoup d'argent est versé à diverses personnes en cours de route. Ces investissements enrichissent les pays qui les reçoivent. Ainsi, ces derniers sont prêts à rendre des services à la Chine, afin de s’assurer que l'argent continue d'affluer. Mais ça s’arrête là. Une fois que la Chine a construit un barrage, un chemin de fer ou des installations portuaires, elle ne peut pas menacer de les démonter et de les renvoyer en Chine si le pays qui les accueille ne fait pas ce qu'elle exige. Il ne faut pas oublier qu'il existe également un long historique de pays occidentaux qui ont investi dans d'autres économies, pour découvrir ensuite que cela ne leur garantissait pas un contrôle politique total.
 
SOLI ÖZEL

Deux de vos articles récents dans Foreign Policy concernent la Syrie. Dans le premier, vous détaillez votre position initiale, puis vous demandez si, quelques années plus tard, celle-ci est toujours valide. Puis, dans le deuxième article, vous répondez par l’affirmative à votre propre question. Je ne suis pourtant toujours pas convaincu que la position que vous aviez adoptée, qui prônait de ne pas faire grand-chose parce que nous ne pouvions pas faire grand-chose, soit la bonne.
 
STEPHEN WALT

Je considère ce qui se passe en Syrie comme une situation où des gens raisonnables pourraient ne pas s’accorder sur la ligne de conduite qu’auraient dû et devraient adopter les Américains. C'était une décision difficile à prendre, et l'administration Obama ne le savait que trop bien. Certains membres de l'administration disaient que nous devions faire plus, et soutenir plus activement l'opposition à Assad. Nous l'avons soutenue, soit dit en passant, mais nous ne sommes pas allés jusqu'au bout pour renverser Assad.

Je crois que ce qui a retenu Obama, c'est la Libye. C’était un gâchis, et lorsque vous êtes la cause d’un tel gâchis, vous vous sentez forcément responsable. 

SOLI ÖZEL

Selon la doctrine Powell, "ce que vous cassez est à vous."
 
STEPHEN WALT

Exactement, et il faut donc faire très attention à ce que l’on décide de casser. Le vrai message de Powell concernait l'Irak : "N’y allez pas à moins d'y être absolument obligés". Mais il comporte aussi une autre préoccupation : "n'aggravez pas les choses". Oui, nous avons causé un immense gâchis en Irak, et c’est ce qui a permis la formation de l'Etat Islamique. Bien que ce qui se passait en Syrie n'était qu'en partie lié à ce que nous avions fait en Irak. La question était de savoir si s’impliquer davantage en Syrie améliorerait ou empirerait la situation. Le jugement d'Obama et le mien - qui pourrait tout à fait être erroné - était que si les États-Unis s'étaient impliqués plus activement à ce stade, les choses auraient empiré. Si nous avions destitué le gouvernement Assad, nous aurions causé l'anarchie. Il aurait fallu mettre 100 000 hommes ou plus pour surveiller la situation.

Donc, à tort ou à raison, Obama s’est dit qu'en s'impliquant davantage, il ne réglerait pas le problème, mais qu'il l'aggraverait. En fin de compte, la seule solution en Syrie était de laisser Assad gagner.

Le vrai message de Powell concernait l'Irak : "N’y allez pas à moins d'y être absolument obligés".

C'est un résultat dont personne ne devrait se satisfaire. Mais pour ce qui est de mettre fin à la guerre, de mettre fin aux souffrances, de créer une certaine stabilité et d’établir les conditions qui permettront aux Syriens de rentrer chez eux et de reconstruire leurs vies, c'est la meilleure des solutions.
 
SOLI ÖZEL

Ma dernière question concerne les États-Unis sur trois différents plans. Le premier se concentre sur sa relation avec la Chine. Graham Allison a écrit Destined for War : Can the US and China Escape Thucydides' Trap? D'autres ont fait valoir que les puissances en déclin sont encore plus dangereuses que les puissances montantes lorsqu’il s’agit de déclencher une guerre. Etes-vous de cet avis ? Deuxièmement, vous avez beaucoup écrit sur Israël et la Palestine, et avec votre co-auteur John Mearsheimer, vous avez été sévèrement critiqués pour votre livre sur le lobby israélien. Avec la nouvelle cohorte fraîchement élue au Congrès, cette question est revenue sur la table. Cela a suscité un débat au sein de la communauté juive. La réaction générale est beaucoup plus tempérée. Pourquoi ? La troisième question concerne votre dernier livre. Cet ouvrage ne critique pas simplement l'approche qui est actuellement adoptée en matière de politique étrangère, il décrit également ce que vous considérez comme la politique appropriée : un "équilibrage off-shore". Pensez-vous qu’il soit possible que la prochaine administration prenne en compte au moins certains de vos conseils ? Le président Trump a soulevé des questions importantes et parfois très pertinentes. Pensez-vous que ces questions vont être comprises, appropriées et soulevées à nouveau par une autre administration ?
 
STEPHEN WALT

Je ne pense pas qu'il y ait une loi d’airain selon laquelle les pouvoirs déclinants deviennent plus belliqueux ou agressifs, ou qu'ils s'accrochent invariablement à ce qu'ils ont. Je n'ai pas été persuadé par l'analyse qu'Allison a faite du bilan historique, et qui l'a conduit à sa sombre conclusion. Les variations dans les rapports de force créent un potentiel considérable de problèmes, mais ce n'est pas nécessairement le déclin du pouvoir qui déclenche le conflit. De plus, malgré toutes ses failles en matière de politique étrangère, Trump n’a jusqu'à présent pas voulu entreprendre d’action militaire sérieuse. Il aboie pour l’instant plus qu’il ne mord.

C’est d’ailleurs visible dans la politique que mène Trump à l'égard de l'Iran. Il a quitté l'accord nucléaire, a annoncé une nouvelle politique de "pression maximale", et a placé un couple de vrais faucons iraniens - John Bolton et Mike Pompeo - à des postes élevés. Ils aimeraient tous que le régime iranien soit renversé, mais je ne pense pas que Trump veuille employer la force militaire, ni qu’il veuille envahir un pays de plus de 80 millions d'habitants. Cette politique de confrontation manque cruellement de clairvoyance, mais je ne pense pas qu’une guerre soit sur le point d’éclater, bien que le risque ne soit pas entièrement nul. J'espère avoir raison.
 
En ce qui concerne Israël-Palestine, lorsque nous avons écrit notre livre, ce que nous disions était nouveau et controversé, et c’est la raison pour laquelle nous avons reçu beaucoup "d'attention". Au cours des dix années suivantes, de plus en plus de gens ont reconnu que nous avions raison. Même si nous avons été sévèrement critiqués à l'époque, ce que nous disions était évident pour quiconque avait examiné de près la politique étrangère américaine au Moyen-Orient au cours des 25 dernières années, ou pour quiconque était impliqué dans ces questions à Washington. Il suffisait d’étudier l'administration Obama et l'opposition à laquelle elle a fait face en essayant d'obtenir une solution à deux États pour le comprendre. Obama et Kerry se sont pliés en quatre pour accommoder les Israéliens et malgré cela, ils ont été harcelés par le lobby israélien et le gouvernement Netanyahu.

Un changement de génération est également en train de se produire aux États-Unis. Une nouvelle génération qui refuse de souscrire aux anciennes orthodoxies est arrivée au Congrès. La population juive américaine change radicalement de génération en génération. Les jeunes Juifs américains ne s'intéressent pas autant à Israël que leurs parents, et ils sont beaucoup plus critiques envers le gouvernement israélien. La réalité sur le terrain y est pour beaucoup. Israël n'est pas un David vulnérable face à un dangereux Goliath arabe ; c'est un pays puissant, doté de l'arme nucléaire, qui utilise son pouvoir pour supprimer les droits des Palestiniens. Il est donc devenu beaucoup plus difficile de défendre la "relation spéciale" entre les Etats-Unis et Israël, étant donné l'occupation et la droitisation de la politique intérieure israélienne. De nombreuses organisations et groupes très puissants, autant juifs qu'évangéliques, existent encore aux États-Unis, mais le produit qu’ils défendent est aujourd’hui beaucoup moins attrayant.

"Pourquoi les Etats-Unis devraient-ils dépenser 3,5 % du PIB pour la défense de la sécurité nationale alors que l'Allemagne ne dépense même pas 1,5 % du sien à cet effet et n’est plus capable d’envoyer une armée sur le terrain ?"

Enfin, pour répondre à votre troisième question, il est utile de se poser la suivante : allons-nous enfin avoir une politique étrangère plus raisonnable ? Je pense que certaines forces très puissantes vont dans cette direction, même si elles ont encore un long chemin à parcourir. Notre élite en matière de politique étrangère n'est pas si intelligente. Elle s'est habituée à essayer de diriger le monde, à essayer de façonner la politique locale dans le monde entier. Je dis dans le livre que l'hégémonie libérale qui tente de remodeler le monde est une politique de plein emploi pour l’establishment de politique étrangère américain. Ses résultats ne sont pas probants, mais cela a occupé l'élite qui s’est engagée dans cette quête. Or aujourd'hui les jeunes Américains ne s'intéressent pas à ce genre de croisade.

Alors que la Chine devient un concurrent plus sérieux, les Etats-Unis ne sont plus aussi libres qu'à l'époque dite unipolaire où nous pensions pouvoir faire n'importe quoi sans aucune conséquence. Maintenant, nous devons commencer à faire des choix, et établir nos priorités : l'Asie ou le Moyen-Orient ? L’Afrique ou l’Europe ?

Un réaliste dirait que nous sommes de retour à l'époque de la politique des grandes puissances. Dans un monde où l'on est confronté à de grandes puissances rivales, il faut être stratégique et se fixer des priorités. Cela nous oblige à cesser de faire les erreurs que nous avons faites auparavant, et à nous concentrer sur l’essentiel. Enfin, je pense que pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, nous assistons à un véritable débat dans les journaux d'opinion et les éditoriaux sur bon nombre de ces questions. C’est en partie grâce à Trump. Il est arrivé au pouvoir et a remis toutes ces orthodoxies en cause, comme lorsqu’il a déclaré qu’il serait peut-être préférable pour le Japon et la Corée du Sud d'avoir leurs propres armes nucléaires et de ne pas compter sur nous pour les protéger.

Ces pensées étaient perçues comme hérétiques, ce qui explique pourquoi et les Démocrates et les Républicains se sont opposés à lui en 2016. Une fois qu'il a commencé à soulever ces questions, il a permis à des personnes plus averties ou plus sophistiquées de dire "attendez, il a raison. Pourquoi les Etats-Unis devraient-ils dépenser 3,5 % du PIB pour la défense de la sécurité nationale alors que l'Allemagne ne dépense même pas 1,5 % du sien à cet effet et n’est plus capable d’envoyer une armée sur le terrain ?". Pourtant, dès qu'il y a des problèmes en Ukraine, ils appellent Washington et s'attendent à ce que nous les réglions. Nous avons d'autres sujets.

l'hégémonie libérale qui tente de remodeler le monde est une politique de plein emploi pour l’establishment de politique étrangère américain.

Ce n'est pas que nous n'aimons pas les Allemands ou que nous ne leur faisons pas confiance. Nous pensons simplement que les Allemands pourraient se défendre eux-mêmes, surtout s'ils coordonnaient leur politique de défense avec d'autres États de l'Union européenne. Je ne pense pas que cette idée soit complètement déjantée. Qu'il en ait eu l'intention ou non, Trump a facilité l'examen de ces questions et je crois que nous assisterons à un débat très animé sur les principes fondamentaux de la politique étrangère américaine lors des prochaines élections. Et avec le temps, les États-Unis s'éloigneront de l'hégémonie libérale pour s'orienter vers une approche d'équilibrage off-shore.

J'ai écrit mon livre afin que ce processus s’étale sur 15 ans - et non 30.

 

Copyright : MANDEL NGAN / AFP

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